Le film de Sam Mendès, actuellement sur nos écrans, apporte une pierre essentielle, s'il en est, à l'édifice d'une dénonciation violente du leurre que constitue en soi cette “american way of life”.
D'abord, Les noces rebelles n'est pas une romance sentimentale. L'histoire d'amour n'occupe pas le centre d'intérêt du film. Sam Mendès, fort d'une adaptation exemplaire d'un roman paru dans les années soixante, réalise un film d'une richesse rare, l'un de ceux qui fait regretter que le cinéma européen ne se hisse plus aussi souvent qu'autrefois vers des cîmes si élevées.

The hours (Stephen Daldry)

Far from heaven (Todd Haynes)

Virgin suicides (Sofia Coppola)

Safe, ou la pollution aseptisée (Todd Haynes)
April et Frank Wheelers emménagent au début des Noces rebelles dans l'une de ces banlieues pavillonnaires aseptisées. Pendant que les maris travaillent pour ramener le grain à la maison, les sages épouses préparent de bons petits plats et de jolis gâteaux pour récompenser leur cher et tendre. Les demeures sont parfaitement tenues que pas même les enfants ne parviennent à animer de leur désordre espiègle.
Déjà, les Wheelers jurent un peu dans cet univers lisse : la première scène du film nous a permis d'assister à leur première rencontre, au cours d'une soirée, rencontre de deux âmes soeurs unies par un même élan, deux âmes fières et exaltées, libres, en appétit de réaliser leurs rêves les plus chers, réfractaires à la conformisation sociale qui les traque autour d'eux. Et quelques mois plus tard, une fois mariés, que se passe-t-il ? April a dû se rendre à l'évidence : son amour du théâtre n'a pas révélé chez elle de talent indéniable, Frank ne se gêne pas pour le lui balancer en pleine figure (la plus belle scène de discorde que j'aie pu voir au cinéma, d'une authenticité certaine et remarquablement dialoguée). Et Frank se retrouve à travailler, quel ennui ! dans une boîte où il occupe un poste si éloigné de ses aspirations premières.
Frank et April Wheelers dans les premiers temps encore d'avant la standardisation de leur existence
Les Wheelers ont fait l'apprentissage de bien des couples, toutes époques confondues : ils se sont adaptés au moule que la société leur tendait comme un aboutissement de tous les rêves ; ils ont laissé de côté leurs propres rêves. Contrairement à Kathleen Turner dans Virgin suicides et à Julianne Moore dans Far from heaven, April (Kate Winslet) reste parfaitement consciente de l'impasse dans laquelle son couple s'est fourvoyé. Et lors d'une scène émouvante, elle est capable d'analyser l'origine du malaise qui s'est instauré entre elle et Frank (Leonardo DiCaprio), capable de comprendre que la seule issue possible à cette impasse est la rebellion : fuir ce cocon d'ennui (cette mort blanche pire que tous les enfers), retrouver le contact avec ses aspirations originelles, retrouver le chemin de l'authenticité, redevenir soi-même...
Je n'avais jamais non plus vu un film américain qui aborde la folie sous un tel angle, à l'exception peut-être d'Une femme sous influence de John Casavaetes.
Il est un personnage du film qui révèle ce qui guette les rebelles, les réfractaires à cet american way of life : John Givings (Michael Shannon). D'emblée, John est présenté comme le malade de l'histoire, qu'un traitement médical espère faire rentrer dans les pénates du conformisme. Il est celui qui ne sait pas aborder les êtres sans enfreindre les codes de la bienséance. Quand il fait la connaissance des Wheelers, il débusque en eux les pièges que jalonne leur emménagement dans le quartier. Il pose des questions indélicates qui ignorent le respect de la vie privée; il exprime des jugements sans appel qui ne laissent place à aucune répartie. Pourquoi s'abaisserait-on à accorder le moindre intérêt à ce que dit un malade mental ? C'est ce que montre sa mère (admirable Cathy Bates) qui détourne maladroitement la conversation quand celle-ci, à cause de son fils, prend une tournure indécente. Il se dégage une violence inouïe dans le fait qu'Helen Givings se tourne vers la fenêtre, donc tourne le dos à son fils, pour fuir les vérités insoutenables qu'il assène au jeune couple. Quand celui-ci raille le mode de vie des Wheelers et la standardisation du métier de Frank, Helen préfère, en guise d'échappatoire, attirer son attention vers le beau soleil qui baigne le jardin dehors. Tout est dit du malaise de cette société qui a élevé l'hypocrisie au rang du conformisme le plus minable, stigmatisant les tabous, les peurs, les lâchetés. Dans le rôle de John Givings, Michael Shannon trouve la juste distance entre l'agressivité et la fragilité, la naîveté et la clairvoyance. John est celui qui sait parce qu'il a traversé l'enfer de tout un chacun et a eu le courage de dire non à ce mode de vie qu'on lui impose ; c'est donc le malade mental dont les propos ne méritent pas qu'on s'y attarde. En connaissez-vous beaucoup, des films américains, qui traitent avec une telle maturité et une telle honnêteté le rapport entre la folie et la normalité, le rêve et le renoncement ? Pour ces raisons, Les noces rebelles est une oeuvre importante de salubrité publique. Souhaitons-lui de trouver échos en chaque spectateur dans l'espoir que ce dernier y puise l'élan d'une réflexion sur soi et sur le sens qu'il est prêt à donner à son existence.