mardi 27 janvier 2009

Les noces rebelles : l'american way of life ou le conformisme aseptisé





Le cinéma américain ne cesse depuis ses origines de nous réserver des surprises de taille, à l'égal du pays qui le génère. S'il est un fait indéniable que la culture yankie a toujours excellé dans l'art d'imposer ses goûts et de formater les rêves de tout citoyen du monde, s'il est évident que ce pays n'a jamais cessé de véhiculer de lui des images d'épinal, images de grandeur et de magnificence, images de liberté absolue, condensées à la perfection par un mode de vie présenté comme un mythe en soi, l'"american way of life”, il apparaît tout aussi incontestable qu'il n'est pas de pays étrangers qui ait formulé de critiques aussi virulentes contre ce mode de vie que les USA eux-mêmes.
Le film de Sam Mendès, actuellement sur nos écrans, apporte une pierre essentielle, s'il en est, à l'édifice d'une dénonciation violente du leurre que constitue en soi cette “american way of life”.

Il faudrait tout d'abord, pour ceux qui ne seraient pas convaincus de l'importance de ce film, chasser un malentendu possible : l'affiche française du film n'échappe pas à un effet de standardisation. Le couple qui y est exposé affiche les traits de Leonardo DiCaprio et de Kate Winslet. Oui ! le couple inoubliable qui a ému le monde entier dans un film de trois heures qui racontait, en temps réel (adéquation entre le temps de la projection et la temporalité de la fiction) le naufrage du Titanic ! Doit-on interprêter le choix du casting comme une suprême ironie de Sam Mendès lui-même ? En effet, c'est un abîme qui sépare les deux oeuvres ! Que ceux qui auraient l'intention d'assister à une belle romance sentimentale dont le caractère “rebelle” ne représenterait que la partie centrale du métrage alors que la fin verrait la énième victoire de l'amour-entre-deux-êtres-qui-se-sont-disputés-ont-failli-se-fracturer-mais-ont-en-définitive-triomphé-de-tous-les-obstacles, que ces spectateurs-là passent leur chemin, il risquerait de leur en cuire sévèrement.
D'abord, Les noces rebelles n'est pas une romance sentimentale. L'histoire d'amour n'occupe pas le centre d'intérêt du film. Sam Mendès, fort d'une adaptation exemplaire d'un roman paru dans les années soixante, réalise un film d'une richesse rare, l'un de ceux qui fait regretter que le cinéma européen ne se hisse plus aussi souvent qu'autrefois vers des cîmes si élevées.

Tout ici reflète l'honnêteté d'une entreprise humaine qui n'a cure des goûts formatés d'un certain public. Certes, il est tant de films américains qui se bornent à n'être qu'une vitrine à stars en mal de récompenses. Si Léonardo DiCaprio et Kate Winslet réalisent tous les deux une performance impressionnante, justement récompensée aux derniers academy award, en revanche leur talent n'écrase nullement celui des autres interprètes, que ce soit Kathy Bates, Michael Shannon ou David Harbour, tous admirables de justesse et de sobriété. L'ambition du propos tenu fermement par Sam Mendès finit de parfaire une oeuvre d'une rare homogénéité, le plus beau film américain qu'il m'ait été donné de découvrir sur nos écrans depuis ces trois ou quatre dernières années.

Les noces rebelles partagent des affinités avec d'autres films qui avaient déjà, à des degrés divers, abordé le même thème, comme Far from Heaven et Safe, tous les deux écrits et réalisés par un Todd Haynes au sommet de son art, The hours de Stephen Daldry, Virgin Suicides de Sofia Coppola, American Beauty de Sam Mendès, The stepford wives de Frank Oz et, de manière plus lointaine, le Blue Velvet de David Lynch. Quelle que soit l'époque représentée dans ces oeuvres (les années cinquante pour Far from heaven et The hours ; les années soixante-dix pour Virgin suicides ; les années quatre-vingt dix pour Safe, un même constat, accablant, demeure. L'american way of life, dans son souci tenace d'une société policée, abrite en son sein des maux qui ont pour noms Conformisme, Hypocrisie, Puritanisme, Racisme. Le leurre est d'autant plus frappant que ces films s'ingénient à prendre pour cadre le sage ordonnancement de ces cités pavillonnaires chères aux Américains fortunés qui fuient le centre-ville (lieu de dépravation et de violence, lieu de toutes les déchéances) pour venir trouver en banlieue le calme et le repos auxquels aspire leur rêve de l'american way of life. C'est ainsi que pas un brin de pelouse ne dépasse devant des propriétés immaculées qui n'ont même pas besoin de clôture (la violence n'existe pas dans cet univers où la gentillesse et la serviabilité sont de mise dans le voisinage).





The hours (Stephen Daldry)






Far from heaven (Todd Haynes)



Virgin suicides (Sofia Coppola)



Safe, ou la pollution aseptisée (Todd Haynes)

April et Frank Wheelers emménagent au début des Noces rebelles dans l'une de ces banlieues pavillonnaires aseptisées. Pendant que les maris travaillent pour ramener le grain à la maison, les sages épouses préparent de bons petits plats et de jolis gâteaux pour récompenser leur cher et tendre. Les demeures sont parfaitement tenues que pas même les enfants ne parviennent à animer de leur désordre espiègle.
Déjà, les Wheelers jurent un peu dans cet univers lisse : la première scène du film nous a permis d'assister à leur première rencontre, au cours d'une soirée, rencontre de deux âmes soeurs unies par un même élan, deux âmes fières et exaltées, libres, en appétit de réaliser leurs rêves les plus chers, réfractaires à la conformisation sociale qui les traque autour d'eux. Et quelques mois plus tard, une fois mariés, que se passe-t-il ? April a dû se rendre à l'évidence : son amour du théâtre n'a pas révélé chez elle de talent indéniable, Frank ne se gêne pas pour le lui balancer en pleine figure (la plus belle scène de discorde que j'aie pu voir au cinéma, d'une authenticité certaine et remarquablement dialoguée). Et Frank se retrouve à travailler, quel ennui ! dans une boîte où il occupe un poste si éloigné de ses aspirations premières.





Frank et April Wheelers dans les premiers temps encore d'avant la standardisation de leur existence


Les Wheelers ont fait l'apprentissage de bien des couples, toutes époques confondues : ils se sont adaptés au moule que la société leur tendait comme un aboutissement de tous les rêves ; ils ont laissé de côté leurs propres rêves. Contrairement à Kathleen Turner dans Virgin suicides et à Julianne Moore dans Far from heaven, April (Kate Winslet) reste parfaitement consciente de l'impasse dans laquelle son couple s'est fourvoyé. Et lors d'une scène émouvante, elle est capable d'analyser l'origine du malaise qui s'est instauré entre elle et Frank (Leonardo DiCaprio), capable de comprendre que la seule issue possible à cette impasse est la rebellion : fuir ce cocon d'ennui (cette mort blanche pire que tous les enfers), retrouver le contact avec ses aspirations originelles, retrouver le chemin de l'authenticité, redevenir soi-même...


Les noces rebelles mériteraient une analyse cinématographique digne de ce nom mais que je n'ose accomplir : en effet, il serait si dommage de déflorer la belle construction dramatique du film, d'autant plus admirable qu'elle ose la linéarité, en ces temps où règne pourtant la déconstruction narrative la plus savante : 21 grammes et Babel, ou le syndrôme Memento, films par ailleurs excellents. Mais le propos de Sam Mendès est d'une telle clarté, ses comédiens si inspirés, que cette linéarité devient un atout. Osons le dire : dans sa dernière partie, Les noces rebelles atteignent à une réelle intensité qui n'est pas sans m'avoir rappelé, toutes proportions gardées, le regard acéré d'un Ingmar Bergman.


Je n'avais jamais non plus vu un film américain qui aborde la folie sous un tel angle, à l'exception peut-être d'Une femme sous influence de John Casavaetes.
Il est un personnage du film qui révèle ce qui guette les rebelles, les réfractaires à cet american way of life : John Givings (Michael Shannon).
D'emblée, John est présenté comme le malade de l'histoire, qu'un traitement médical espère faire rentrer dans les pénates du conformisme. Il est celui qui ne sait pas aborder les êtres sans enfreindre les codes de la bienséance. Quand il fait la connaissance des Wheelers, il débusque en eux les pièges que jalonne leur emménagement dans le quartier. Il pose des questions indélicates qui ignorent le respect de la vie privée; il exprime des jugements sans appel qui ne laissent place à aucune répartie. Pourquoi s'abaisserait-on à accorder le moindre intérêt à ce que dit un malade mental ? C'est ce que montre sa mère (admirable Cathy Bates) qui détourne maladroitement la conversation quand celle-ci, à cause de son fils, prend une tournure indécente. Il se dégage une violence inouïe dans le fait qu'Helen Givings se tourne vers la fenêtre, donc tourne le dos à son fils, pour fuir les vérités insoutenables qu'il assène au jeune couple. Quand celui-ci raille le mode de vie des Wheelers et la standardisation du métier de Frank, Helen préfère, en guise d'échappatoire, attirer son attention vers le beau soleil qui baigne le jardin dehors. Tout est dit du malaise de cette société qui a élevé l'hypocrisie au rang du conformisme le plus minable, stigmatisant les tabous, les peurs, les lâchetés. Dans le rôle de John Givings, Michael Shannon trouve la juste distance entre l'agressivité et la fragilité, la naîveté et la clairvoyance. John est celui qui sait parce qu'il a traversé l'enfer de tout un chacun et a eu le courage de dire non à ce mode de vie qu'on lui impose ; c'est donc le malade mental dont les propos ne méritent pas qu'on s'y attarde. En connaissez-vous beaucoup, des films américains, qui traitent avec une telle maturité et une telle honnêteté le rapport entre la folie et la normalité, le rêve et le renoncement ? Pour ces raisons, Les noces rebelles est une oeuvre importante de salubrité publique. Souhaitons-lui de trouver échos en chaque spectateur dans l'espoir que ce dernier y puise l'élan d'une réflexion sur soi et sur le sens qu'il est prêt à donner à son existence.

8 commentaires:

Wictoriane a dit…

Merci Fred, Holly est allée voir ce film et une autre amie m'en a parlé ce jour, je connais tout de cette histoire, cela m'est égal, les drames me semblent moins profonds lorsque je sais comment ils commencent à se creuser dans les âmes. je ne sais si j'irai le voir, j'ai si peu d'occasion...que je préfère aller voir des films plus amusants, je réserve les films à portée intime pour la maison, où je peux me laisser aller à mes larmes, éventuellement...

Bises

Unknown a dit…

Cher Mr. Tallieux,
Je fus l'une de vos élèves lorsque vous enseigniez encore à Laon, j'étais alors en classe de 5ème européenne.
J'ai fait du théâtre, tout comme vous, dans la troupe d'Aurélie, peut-être vous souviendrez-vous de moi. J'ai le souvenir que je parlais souvent avec vous d'écriture, de romans (principalement ceux écrits par Roald Dahl), et je viens aujourd'hui de me rendre compte que vous étiez écrivain. Je comprends alors votre passion pour la littérature.
J'ai passé quant à moi mon bac L l'an dernier, et je suis maintenant en fac de sociologie. J'espère pouvoir écrire plus tard aussi, mais d'une manière différente que celle des romanciers.
Peut-être pourriez vous me donner de vos nouvelles.
Bonne continuation.

fred a dit…

Chère Laurie,

Quelle délicieuse surprise ! Ton commentaire m'a valu une très jolie émotion d'autant plus que je me souviens très bien de toi et des camarades de ta classe de 5° européenne. Comme tu sembles le savoir, je ne réside plus à Laon depuis que j'ai retrouvé le sud de la France, ma région natale, où j'enseigne dans un collège à Marseille depuis près de six ans. Merci de m'avoir écrit et de m'avoir donné des nouvelles de toi. Je me rappelle le voyage que nous avions fait avec tes camarades en Italie, ce fut ma dernière année à Laon, une année inoubliable. J'aimerais avoir si possible des nouvelles de tes camarades de Charlemagne (Charlène, Marina, etc.), aussi nous pourrions poursuivre cette conversation sur nos boîtes mails respectives. Mon adresse mail figure sur le profil de ce blog. N'hésite pas à l'utiliser.
Félicitations pour la réussite de ton bac L. De moins en moins d'étudiants choisissent ce bac.
Bonne continuation à la FAC.

Wictoriane a dit…

et moi, je me permets, d'intervenir pour dire mon émotion de ces "retrouvailles", si j'avais l'opportunité d'entrer en contact avec mes prof bien aimés, je le ferais sans hésiter, hélas, certains d'entre eux sont certainement morts à l'heur qu'il est...

fred a dit…

Merci à toi Wictoria. J'ai rarement reçu de messages comme celui de Laurie mon ancienne élève. Je suis touché que tu partages avec nous ce joli moment d'émotion.

Unknown a dit…

Bonsoir !
Je vous ai envoyé un mail sur votre boîte hier soir, mais je ne suis pas certaine que vous l'ayez reçu.
Cela me fait très plaisir que vous m'ayez répondu.

Bonne soirée !

fred a dit…

Ne t'inquiète pas chère Laurie, j'ai reçu ton mail 5/5 et je t'ai répondu il y a cinq minutes sur ta boîte mail.

carole a dit…

Bonjour, J'ai vu "Noces Rebelles" la facture en est un peu classique mais le thème me touche énormément. En effet, je ne cesse de tourner autour de cette réflexion sur les rapports entre folie et conformisme social (surtout du point de vue des femmes). A ce titre, effectivement John Cassavetes est une référence incontournable. Concernant l'american way of life de cette époque je vous renvoie au remarquable film de Mankiewicz : "chaînes conjugales", le drame y est plus léger, mais le propos tout aussi desespéré.
Carole