vendredi 11 décembre 2009

En attendant Noël...


A l'approche des fêtes de Noël, je voudrais pousser ma colère contre une valeur qui s'est totalement perdue dans nos sociétés malades de vitesse, qui n'osent plus s'arrêter sur le bord du chemin par crainte d'être définitivement dépassées par les événements.
La photo que j'ai postée en exergue à ce billet devrait pouvoir m'aider à rappeler une évidence qui, à mon grand malheur, n'en est plus une.

C'est au mois d'avril 2003 que je m'étais rendu à l'abbaye de Vauclair afin d'en photographier le magnifique petit étang au bord duquel il fait bon s'asseoir pour partager un pique-nique entre amis ou pour... regarder tout simplement . A cette époque, je vivais en Picardie depuis presque six années. Je ne m'y étais pas installé au départ par passion pour cette région dont j'ignorais à mon humble aveu jusqu'à l'existence. En fait, une fois l'obtention de mon diplôme national du CAPES, il s'agit du premier poste vers lequel j'ai été appelé. J'ai pu faire ainsi un peu connaissance avec la Picardie, en particulier avec le département de l'Aisne dont j'habitais la préfecture, Laon, très belle cité médiévale couronnant un promontoire au sommet duquel se dresse la superbe cathédrale gothique de transition (celle-la même qui a servi de modèle à celle de Reims mais qui, selon moi, la dépasse largement en beauté et authenticité).

Au bout de six ans de service à Laon, le sud a commencé à se rappeler à moi. A la suite d'une demande, j'ai obtenu sans problème ma mutation pour Marseille. En avril 2003, je savais déjà que j'allais quitter la Picardie, et son climat si particulier, et me priver par la même occasion de la lumière unique de cette région. Etrangement, mon envie de photographier Laon et ses environs n'a jamais été si forte que lors des quelques mois qui ont précédé mon départ définitif. J'ai alors pris conscience de tout ce dont ma sensibilité picturale allait être privée. Pendant six ans, je m'étais extasié sur la lumière picarde sans jamais prendre le temps d'en capter la poésie.


C'est alors que j'ai listé tous les lieux de la région que mon appareil souhaitait immortaliser. Et le soir, à ma sortie du collège où je travaillais, une fois terminée ma journée, entre seize et dix-sept heures, je prenais ma voiture plutôt que de rentrer chez moi et je partais sillonner les environs en quête de lumière mourante et de villages de pierre à la sérénité bouleversante.

Mes amis et moi nous étions rendus souvent à l'abbaye de Vauclair, lieu que nous affectionnions particulièrement. C'était la première fois que je m'y rendais seul, et en semaine qui plus est, après les cours. J'ai sillonné les routes départementales guidé par mon envie de gagner le rendez-vous qui m'attendait avec l'étang de Vauclair.
J'ai fixé mon appareil photos à son trépieds et j'ai cadré l'étang comme vous le voyez sur ma photo. Et j'ai attendu attendu attendu... que la chimie des lumières couvrantes imprègne le décor autour de moi jusqu'à ce que l'air soit investi du "luxe, calme et volupté" cher à Baudelaire.

Qu'est-ce qui rend cette photo si chère à mon coeur ? Ce n'est pas tant d'avoir pu capturer la lumière picarde (aucun appareil ne saurait approcher l'impression rétinienne que ces paysages ont eu sur moi), mais la démarche qui m'a habité pendant cette période où je partais seul tous les soirs afin de communier avec la nature et sa lumière. En Picardie, le ciel du soir offre une toile changeante de couleurs à l'huile qui se mélangent pour créer de véritables merveilles visuelles. Il me suffisait d'attendre que le peintre saisonnier trouve l'alchimie adéquate à ma sensibilité avant d'appuyer sur l'obturateur.

L'attente m'a laissé les souvenirs les plus durables. Celle de Noël restera à jamais gravée dans mon coeur. Attendre le 25 décembre pour ouvrir les cadeaux ! Quel délice ! La sensation de fraîcheur de mes draps au moment où je m'y glissais avec l'envie déjà de me réveiller pour rejoindre le sapin. Le délice qui m'emplissait une fois blotti dans ma couverture...

C'est l'attente qui a conféré le plus de valeur à certains instants de ma vie. L'attente, c'est ce délai irrésistible précédant l'obtention de ce que nous souhaitons ou désirons. C'est elle qui comble d'une aura magique chaque minute et chaque seconde nous rapprochant de l'instant rêvé. Quand j'étais enfant, je ne me rappelle pas que la ville se fût préparée à accueillir les fêtes un mois ou deux avant leur échéance. Je ne me souviens pas non plus d'avoir croisé le père Noël à chaque coin de rue en novembre. La rareté de ses apparitions-éclair en faisait tout le prix. Et quand les rues de la ville et les enseignes des magasins se nimbaient de décorations sylvestres, une quinzaine de jours à peine avant le 25 décembre, je me sentais ravi par la magie de Noël que prolongeaient tendrement les cartes d'épinal à l'intérieur desquelles mon imagination m'envoyait voyager au coeur de paysages enneigés d'une propreté immaculée.

Aujourd'hui, tout se passe comme si nos sociétés avides de plaisirs assouvis avant d'en avoir éprouvé le désir nous matraquaient à longueur d'années du slogan "Pourquoi attendre quand vous pouvez tout avoir sur le champ ?" L'attente, c'est l'ennui veut-on nous faire croire. S'ennuyer ne sert à rien dans nos sociétés capitalistes qui cherchent à combler chaque millimètre de notre espace privé de signaux lumineux censés remplir les vides de nos existences qui ne valent rien quand elles ne sont pas lancées dans la surenchère de l'achat compulsif. De nos jours, un enfant voit venir Noël sur ses gros sabots, deux mois avant son échéance. Les étalages de cadeaux lui font miroiter le rêve d'un Noël éternel. Attendre est vécu comme une torture. Tout ce qui retarde l'obtention d'un désir est une torture avilissante. La société mise sur le plaisir immédiat, plus sur celui lié à son attente.

Il n'y a pas si longtemps, quand je remettais à mon photographe les pellicules que mon NIKON avait imprimées, je le quittais avec un sourire benêt. Déjà, les photos se développaient dans ma tête, imprécises certes mais remplies des promesses de l'attente. Je les ressassais dans ma tête, je me les appropriais, leur gestation prenait une semaine parfois mais la récompense au bout était assurée, parfois non. L'important n'était pas uniquement la réussite de mes photos, mais le plaisir de l'attente. Elles n'en avaient que plus de valeur quand j'ouvrais l'étui dans lequel le photographe les avait rangées.

Alors sont apparus les appareils numériques, signant du même coup un arrêt de mort pour les amoureux de la photo. Non seulement prendre une photo est devenu un jeu d'enfant qui ne coûte presque plus rien du fait de l'absence de pellicules remplacées par une mémoire numérique permettant de les accumuler jusqu'à l'infini avec la perspective rassurante de pouvoir les effacer au besoin, mais de plus la photo apparaît tout de suite. Le délai entre sa prise et son développement vient d'être purement aboli. La simultanéité de la prise et de la vision de l'image ainsi obtenue a fini par confondre les deux étapes au point que prendre une photo aujourd'hui n'a plus du tout le même sens. Je ne prends plus de photos seulement pour immortaliser les moments les plus importants de ma vie, mais par besoin compulsif. Je ne réfléchis plus à mon acte qui se trouve ainsi dénué de sens... et de valeur.

Ne plus attendre, c'est ne plus désirer. Ne plus désirer, c'est être condamné à la dictature de l'immédiateté, la plus grosse sottise dont l'homme soit capable. Nous ne sommes plus en mesure d'observer l'horizon qui seul peut nous guider. Notre intelligence ne voit plus la raison d'anticiper les conséquences de nos actes. L'avenir et le passé ont été rayés de la carte de nos existences. Rêver ne signifie plus rien. Plus personne ne vient mettre en perspective la vie que nous menons. Nous scillons la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous tuons le principe de toute vie sur terre.

Que sont les intellectuels devenus ? Qui les écoute ? En existe-t-il encore de nos jours qui ne soient récupérés par le système capitaliste sauvage ? Platon pourrait s'en retourner dans sa tombe depuis que nous avons compris que descendre dans la caverne n'a aucune utilité, aucun sens. Nous sommes bien au chaud au fond de la caverne, profitant d'un feu que le capitalisme entretient savamment afin de s'assurer que nous ne manquions de rien. Mais ne manquer de rien ne nous permet plus d'espérer.

10 commentaires:

caro a dit…

belle évocation , merci

fred a dit…

Merci à vous. Cette évocation, je la souhaitais violente, agressive, à proportion de ma colère et de ma déception.
Mais ma vraie nature a pris le dessus et mon coup de colère est devenue ce que vous avez lu.

Que Noël soit pour vous un moment de partage avec les vôtres. Que la santé vous accompagne.

caro a dit…

belle fête à vous également.

Holly Golightly a dit…

Je suis d'accord concernant les délices de l'attente.
Ta photographie est magnifique.
Je suis moins d'accord concernant l'usage du numérique : c'est un autre art que celui produit avec l'argentique, c'est tout. Et il faut beaucoup de patience et d'attente, par exemple, pour créer des photos avec un numérique et les retravailler avec un logiciel. Personnellement, je n'y connais rien et suis inapte à la photographie, même avec un numérique. Mais je connais des artistes qui font des photos sublimes avec ce moyen.
Je crois que tu n'as pas compris l'allégorie de la Caverne, si tu me permets cette correction. Au contraire, Platon veut que nous sortions de la Caverne, pas que nous y descendions !!!!! En effet, nous sommes DANS la Caverne.
Joyeux Noël à toi, par avance,et entretiens ce feu sacré qui est le tien.
Bien amicalement,
Holly

fred a dit…

Chère Holly,

Merci de ton message ! Pour ce qui concerne l'allégorie de la Caverne, je constate que le ton d'ironie qui parcourt la conclusion de mon billet n'est pas comprise, ce qui explique le contresens de ta lecture. Je sais très bien que le but selon Platon est de sortir de la Caverne. C'est à l'Intellectuel, au penseur, que revient le rôle de nous délivrer de l'illusion régnant au fond. Or, les Sociétés dites riches agissent aujourd'hui comme s'il était de la plus haute vertu de rester au fond de la Caverne. Adoptant leur myopie déplorable, et leur outrecuidance révoltante, je me suis amusé avec leur cynisme. Car, en effet, s'il est un intérêt pour les gouvernants que nous restions au fond du trou, c'est bien pour nous asservir en nous abreuvant du confort moderne (l'opium) que constitue le feu de la caverne. Je me suis peut-être mal exprimé dans mon billet.

Je te souhaite de passer un beau et doux Noël avec ce(ux) que tu chéris et qui t'aime(nt).

Tendrement à toi.

Frédéric

Holly Golightly a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Holly Golightly a dit…

Bonjour, Fred !
Honnêtement, à te relire, formulé comme c'est formulé, cela ne veut pas du tout dire ce que tu veux dire, même ironiquement.
Et le feu a une autre symbolique chez Platon.
"Je sais très bien que le but selon Platon est de sortir de la Caverne. C'est à l'Intellectuel, au penseur, que revient le rôle de nous délivrer de l'illusion régnant au fond."
Justement, il ne peut le faire et c'est même tout le paradoxe de Platon, qui nous donne des illusions pour combattre l'illusion.
Tu devrais lire Monique Dixsaut, par exemple.
1/ on ne peut sortir de la Caverne, même le penseur ne le peut que par intermittences, et encore... ; 2 / le choix du penseur est simple : ou il se tait et ne dit pas ce qu'il a vu dehors et il est coupable de ne rien dire ; ou il parle et il est mis à mort, parce que dire ce qu'il a à dire est monstrueux, ne serait-ce que du point de vue de la convention sociale, qui est fondée sur le mensonge, la fiction, etc. Dilemme. Aporie.
Et c'est encore bien plus complexe. On pourra en parler.
Je te souhaite aussi le meilleur des Noëls et je t'embrasse bien fort.

Wictoriane a dit…

je n'ai pas lu Platon, mais je suis ailleurs que dans ma caverne, je suis au-dessus, et j'attends, j'attends longtemps, et je tourne et retourne sur les anciens lieux de ma mémoire, je n'oublie rien, même pas ceux qui m'oublient...

Bonnes fêtes de fin d'années Fred.

Malice a dit…

Bonjour,
Je découvre votre blog (journal) grâce à Holly G.
Ce long billet est somptueux de sensibilité ! Surtout en ce qui concerne l'attente, la photo. Je ne connais rien à Platon :) Par contre je comprends bien cette sensibilité à la lumière, je me reconnais bien cette approche que nous donne la nature. Et la photo argentique attendre d'avoir la bonne lumière de prendre la bonne photo. Attendre le développement pour avoir le résultat. Pensée dans sa tête si le bon résulta sera là ou pas ! J'ai passé des après midi, avec un enchantement à tirer des photos en labo, où tout l'art de l'attente et de la patience est là ! Il y a pas si longtemps de cela pourtant et j'ai l'impression d'évoquer un autre monde ! La différence entre l'argentique et le numérique à part de ne plus connaître l'attente , il y en a pas trop à vrais dire puisque c'est l'œil et la sensibilité qui font toute la qualité d'une photographie.
Colère face à Noël oui, je suis bien d'accord sur ce sujet il y a beaucoup à dire et vos propos sont très juste.

fred a dit…

Bienvenue à vous, chère Malice, dans l'espace que vous tendent mes lumineux regrets. Puissiez-vous y puiser quelques pépites littéraires à mettre sous votre palais si friand à en croire vos innombrables chroniques. Bien que lecteur assidu et passionné, je n'écris presque pas sur les livres. Je ne sais pourquoi je n'éprouve pas l'envie d'écrire sur ces derniers, alors que je le fais souvent passionnément sur les films ou disques qui m'ont le plus marqué. En revanche, il m'arrive de loin en loin de déposer ici quelques-unes de mes nouvelles.

Merci d'avoir partagé mes regrets sur Noël et sur les délices de l'attente.