jeudi 26 mai 2011

Tree of life

Avec Tree Of Life, Terrence Malick vient d'obtenir la Palme d'Or du Festival de Cannes 2011. Bien que son oeuvre soit peu fournie en quantité de films produits depuis les années 70, conséquence de son perfectionnisme et de sa liberté en tant que cinéaste, je n'ai pas vu tous les longs métrages de T. Malick pour lesquels POSITIF, ma revue préférée en ce domaine, clame pourtant toute son admiration. C'est ainsi que je ne connais pas Les Moissons du Ciel (1978) ni Le nouveau Monde (2---). En revanche, j'avais pu apprécier à leur juste valeur son premier film Badlands (1973) et surtout The Red Line.

Chroniquer Tree Of Life, son dernier opus, qui vient de sortir en salle, n'est pas facile tant cette oeuvre fort personnelle échappe à toute classification. Je ne vois guère que Terrence Malick à pouvoir aujourd'hui, aux USA, écrire et produire un tel ovni qui ignore crânement les codes frelatés du cinéma "mainstream", celui qui obéit aux lois draconiennes et stupides de l'économie de marché ultra-libérale. Pour engranger des dollars, il existe des voies plus balisées et plus sûres. Le cinéaste américain ne s'en soucie évidemment pas le moins du monde, et c'est tant mieux.

Ma difficulté à appréhender Tree Of Life provient de l'hétérogénéité des sentiments qu'il a suscités en moi. Il m'est rarement arrivé l'expérience que j'ai vécue dans la salle : ma vision du film est passée par plusieurs étapes naviguant entre la curiosité, l'émerveillement, l'intérêt, la fascination, l'agacement et la consternation. Pour clarifier un tel méli-mélo de sentiments contradictoires, je préciserai que la curiosité, l'émerveillement et l'agacement ont couvert la première moitié du film, la fascination et la consternation ses parties centrale et finale.

Quand s'ouvre le film, une caméra elliptique particulièrement subjective nous plonge dans un drame familial. La perte de son enfant laisse un couple aux abois. Quelques voisins tentent de les réconforter. Le mari et la femme sont saisis dans leur désarroi qui les amène à déambuler dans le décor d'une cité pavillonnaire. Le travail fascinant sur la bande sonore, qui assourdit certains sons et met en avant une musique bouleversée, retient l'attention un moment. Malick excelle dans cette suspension de la temporalité. Les images souvent surexposées sont diaphanes et tristes à la fois. Les voix off des personnages qui scandent la douleur et les questionnements liés à la culpabilité égrènent une litanie envoûtante. Le montage particulièrement sophistiqué laisse sourdre une sensibilité à fleur de peau. C'est très joliment fait, mais un peu trop proche à mon goût du style qu'avait développé Sofia Coppola dès son oeuvre inaugurale Virgin Suicides.

Cette partie plutôt élégiaque, qui insiste assez lourdement toutefois sur la présence divine des arbres, est contrebalancée, grâce à un montage parallèle, par une partie citadine qui nous plonge au coeur d'une grande métropole américaine écrasée par ses habituels gratte-ciel. Sean Penn y incarne ce qui semble être un cadre supérieur dans une société dont nous ne connaitrons rien de la spécialité. Sean Penn est saisi dans son bureau, dans l'ascenseur externe qui gravit de façon vertigineuse le building où il travaille. Nous saisissons là encore des moments de flottement, d'indécision : l'homme semble être perdu dans ce monde inhumain. Le montage veut-il nous suggérer que lui-même traverse une crise due à la mort d'un enfant ? Rien ne permet de l'affirmer. Là encore, les dialogues sont évacués ou traités sur un mode minimaliste, accentué par un effet d'écho qui introduit une distanciation des sentiments. Quelques bouts de phrases off sont encore égrenées, çà et là, des questionnements à caractère mystique.

C'est alors que Terrence Malick introduit une cassure dans le processus mis en marche depuis un quart d'heure et nous plonge brutalement au coeur d'une séquence spatiale. La musique devient chorale, solennelle et puissante, à la manière des oeuvres de Ligeti. Elle jaillit sur des images cosmiques de planètes, d'étoiles, de gaz, de magma en fusion. Nous ne sommes plus dans une fiction, mais dans un trip new age qui n'est pas sans évoquer l'inoubliable dernière partie du 2001 l'Odyssée de l'espace de notre ami Kubrick, filiation que souligne la participation de Douglas Trumbel aux effets spéciaux visuels, le créateur des images spatiales de 2001, Blade Runner et Rencontre du 3°type. Cette séquence, aussi belle soit-elle, a tendance à m'agacer parce que je sais que ce ne sont pas de vrais images cosmiques, mais des reconstitutions habiles voire fascinantes. Il faut une sacrée dose de talent pour nous conduire au confins de la création du monde. Terrence Malick y parvient mais il arrive bien trop tard : ses images dégagent une désagréable sensation de déjà vu. J'ai trouvé cette partie un rien pompeuse voire prétentieuse.

Dans sa partie médiane, Tree Of Life redevient plus terrien : le récit se concentre sur la famille endeuillée qui avait ouvert le film non sans avoir négocié un retour en arrière puisque nous reprenons l'histoire à une date antérieure à la mort d'un des enfants.
Brad Pitt y campe le Pater Familias, militaire ultra rigide, fier de sa réussite et qui ne cesse d'inculquer à son fils le plus âgé les préceptes éducatifs de l'Amérique profonde selon lesquels la réussite de l'individu dépend de sa force morale et d'une volonté inébranlable tendue dans ce sens, l'échec alors ne pouvant se justifier que par une faiblesse de la volonté, une faiblesse de l'individu. Il s'agit de la morale américaine classique que bien des films ou des livres fustigent. D'une certaine façon, elle objective l'échec en responsabilisant celui qui le subit. Elle découle naturellement de ce qui fonde intrinsèquement les Etats-Unis d'Amérique : le libéralisme effréné, l'homme étant l'artisan aussi bien de son propre malheur que de ses réussites.
Dans cette famille bien sous tout rapport, le fils ainé n'a pas le droit de baisser la garde, il ne doit jamais flancher et doit contrôler constamment ses pulsions négatives, ses découragements; il doit affronter la difficulté. Il ne doit pas penser "Je n'y arrive pas, c'est trop difficile.", mais "Je n'y suis pas encore arrivé parce que c'est difficile."
Par opposition à l'austérité paternelle, la mère se voit reléguée à l'arrière-plan du foyer, c'est elle qui fournit aux trois enfants toute l'affection requise, c'est elle qui pardonne les relatives faiblesses.
Dans cette partie centrale, le film de Terrence Malick touche souvent au sublime, bien davantage que lorsqu'il s'interroge sur la place de l'homme dans le cosmos. Sa caméra hyper sensible aux éléments naturels (les arbres, la pelouse, la nuit, le soleil, la pluie) se love dans le foyer en isolant du quotidien des saynètes magiques, captées avec une tendresse rare : la main sur le berceau du nouveau né, un souffle d'air dans le voilage des rideaux, des frères s'amusant dans le jardin, le couple enlacé au pied d'un arbre... Ce sont des instants arrachés à l'éternité que Terrence Malick déploie avec un sens du montage éminemment poétique. On pourrait presque croire qu'il ne se passe rien, que le récit stagne sur le bonheur familial dont chaque courte séquence témoigne à la manière d'une élégie. Les plans légèrement balancés, au plus près des corps, recréent un sentiment d'intimité prégnant. Or, rien n'est moins sûr : ces sensations fugaces de bonheur tranquille sont intercalées avec d'autres saynètes d'apparence anodine tout d'abord, montrant les répercussions terribles de l'éducation du père sur son fils aîné, lequel se voit totalement brimé, devant subir des punitions absurdes qu'il ne comprend pas du tout. Peu à peu, nous assistons impuissants à la souffrance quotidienne, aux frustrations sans-cesse accumulées du fils aîné, qui reste mutique, le regard de plus en plus acéré que vient traverser des éclairs de violence contenue. La thématique développée alors (montrer le lent pourrissement de l'esprit chez un garçon, gagné peu à peu par la haine du père) rappelle celle traitée par Michael Haneke dans le splendide Ruban blanc, autre Palme d'or de Cannes qui montrait aussi comment, à force de rigidité, la morale puritaine faisait naître malgré elle la monstruosité dans l'âme des enfants. A ce titre, une certaine tension commence à s'installer que la beauté des images ensoleillées ne parvient plus à apaiser. Il n'est qu'à voir la scène inquiétante du père affairé sous sa voiture saisi au coeur de ses taches mécaniques tandis que son fils aîné rôde dans les parages, tournant autour du véhicule et du crick qui maintient ses roues au-dessus du sol. Nul besoin pour autant que le fils commette le parricide, il a suffi que par la magie d'un montage élégiaque Malick nous donne à sentir sa haine, sa frustration, sa souffrance muette.

Dans sa dernière partie, Tree Of Life est rattrapé par ses démons bêtement new age. Terrence Malick prétend nous conduire jusqu'à l'au-delà figuré par un paysage désertique rocailleux s'ouvrant sur un rivage marin où errent les âmes des morts représentées par un ballet humain. Des gens se croisent, se sourient mutuellement, s'enlacent, se tiennent la main, s'embrassent. La sincérité du cinéaste n'est absolument pas prise en défaut, mais son impuissance à aborder des territoires métaphysiques (n'est pas Tarkovski qui veut) est confirmée par la pauvreté allégorique de ses images qui ressemblent à une propagande new age roussie.

Le film de Malick est très original et fort personnel, mais il souffre de prétention et de pompiérisme dans ses velléités métaphysiques plus ridicules que transcendantes. Je retiens donc de Tree Of Life la chronique élégiaque d'une famille américaine dans les années 50, de loin sa partie la plus belle et la plus sensible.

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