samedi 9 février 2008

L'enfant et le sortilège des salles obscures


Le rapport très intime que j'entretiens avec le genre fantastique, plus particulièrement avec le cinéma fantastique, d'épouvante et d'horreur (le cinéma de genre tel que le défend depuis des décennies le magazine Mad Movies) remonte à mon enfance.

Entre huit et douze ans, j'ai été confronté à des images, à des ambiances, que la censure, pour protéger l'enfant, interdit habituellement aux moins de 12, 13, 16 ou 18 ans. La plupart des parents surveillent ce que leurs enfants voient à la télévision, du moins s'en inquiètent. Mais il ne faut pas être naïf : il est une réalité que chaque adolescent connaît bien. Sitôt les parents partis au travail, il lui est très facile de visionner des images interdites, ce qui les rend si attirantes.

N'allez toutefois pas croire que je me sois, gamin, abreuvé de films d'horreur à l'insu de mes parents. D'ailleurs, ayant eu huit ans en 1978, et le magnétoscope n'existant pas encore en France à cette époque, ce ne sont pas les programmes de le télévision du mercredi après-midi qui ont pu me pervertir à ce point. Sachez que les films d'épouvante et d'horreur que j'ai consommés aussi précocement dans ma vie, ne prenaient pas leur source d'une quelconque attirance que j'aurais pu ressentir pour ce qui était interdit. La transgression n'a jamais vraiment été pour moi une démarche par laquelle j'eusse voulu m'affirmer. Alors comment ai-je pu découvrir les images tantôt angoissantes, tantôt tétanisantes, tantôt malsaines, qui parsèment des films comme Phantasm, Suspiria, Assault, Halloween, L'enfant du diable, Emilie l'enfant des ténèbres, Le cercle infernal, La colline a des yeux, alors que la censure m'interdisait l'accès à ces oeuvres pour adultes ?

Tout simplement, c'est à mon père que je dois cette immersion brutale dans les oeuvres ci-dessus, souvent subversives. Je me dois d'en expliciter le contexte.

En tant qu'infirmière, ma mère travaillait quelquefois le dimanche à cette époque (fin des années 70). Responsable de moi durant la journée dominicaine, mon père avait dû décider que ma présence ne serait pas un problème, du moins ne l'empêcherait pas de sortir au cinéma. A Avignon, existe depuis le milieu des années 70 un cinéma d'Art et d'Essai connu sous le patronyme d'UTOPIA. Mon père avait pris l'habitude de le fréquenter, étant cinéphile depuis son plus jeune âge. UTOPIA a été créé par un groupe de jeunes gens très connotés socialistes voire communistes, qui se sont fait un point d'honneur de défendre un cinéma mondial, ouvert à toutes les nationalités et cultures, et acharnés par conséquent à conserver leur indépendance. Il va de soi qu'à UTOPIA, vous fréquentez les oeuvres de Ken Loach, le cinéma néo réaliste italien de Pasolini, vous croisez les fantasmes d'un Fellini, tout en discourant avec les personnages anachroniques d'Eric Rohmer. UTOPIA a toujours défendu un cinéma d'auteur, celui de John Cassavetes, de Pedro Almodovar (dans les années 70, il n'était pas célèbre comme de nos jours), de Jean-Claude Brisseau, de Jim Jarmush, d'Agnès Varda. Il ne faut pas s'étonner cependant si l'équipe en question accordait une place, dans sa programmation hebdomadaire, au cinéma fantastique ou d'horreur. Ces gens-là n'ont jamais dédaigné un genre qui était à l'époque jugé sans valeur, tout juste bon à assouvir le mental d'un public décérébré ou franchement malsain.

Le dimanche après-midi, la séance de 14 heures était dévolue au cinéma fantastique ou d'horreur. Mon père adorait ce genre de films depuis son adolescence. Les longs métrages d'épouvante qui s'étaient forgés une certaine renommée à son époque étaient ceux produits par les studios Hammer, mythique société anglaise qui produisait à la chaîne depuis les années 50 des oeuvres fantastiques s'abreuvant aux écrits victoriens de Bram Stoker et de Mary Shelley.

Pendant que ma mère travaillait à l'hôpital d'Avignon, mon père m'installait derrière lui sur son vélo et me conduisait au cinéma. L'équipe d'UTOPIA lui avait signalé la censure qui interdisait certains films aux moins de 13 ans, voire de 18 ans. Comme je savais lire à huit ans, je voyais écrite cette interdiction sur l'affiche qui trônait à l'entrée du cinéma.

Il faut vous mettre un instant à la place de l'enfant réservé et très sérieux que j'étais alors, et suis peut-être même toujours à l'instant où j'écris ces lignes. Je ne savais pas encore, rien de plus normal à cela vu mon âge, décoder les images publicitaires. L'affiche d'un film pénétrait de manière subliminale mes plus petites veines. Je la recevais totalement, sans protection aucune, ma peau l'aspirait. Il en est certaines qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire d'enfant apeuré.


Celle de Suspiria : cette affiche, qui a suscité bien de mes cauchemards, restait en permanence au fond d'un faux balcon, en hauteur, surplombant les sièges du parterre. Les éclairages d'Utopia baignaient l'unique salle d'une atmosphère feutrée qui accentuait l'étrangeté des lieux. Je dois préciser que ce cinéma d'Art et d'Essai officiait au sein d'une ancienne chapelle désaffectée. Les gérants, en prenant possession des lieux qu'ils avaient loués, avaient conservé quelques éléments religieux dont ils se servaient de décorations : c'est ainsi que, sur le bord de l'estrade du côté de l'écran, une statue à l'effigie d'un saint anonyme dressait son mystère recueilli tandis que, disséminés un peu partout sur les murs, des cadres représentant des scènes religieuses interrogeaient le spectateur impressionnable que j'étais, qui ne parvenait pas à dissocier les films d'épouvante déjà vus à cet endroit et tout ce décorum un peu kitch. Comme vous le constatez, sur l'affiche de Suspiria, Jessica Harper se voit dédoublée selon le prisme de deux couleurs :




bleue à gauche et rouge à droite. Quand je m'asseyais, quelle que soit la place, (mon père choisissait toujours les sièges du milieu de rangée, dans le deuxième quart de la salle), je levai immanquablement la tête en direction de cette affiche, et pour rien au monde je ne serais allé me balader sur ce faux balcon qui me semblait contaminé par la photo du film de Dario Argento. Les couleurs qui exprimaient avec tant de force la terreur de l'actrice me paraissaient sourdre du balcon lui-même qui les projetait sur le poster. Vous comprendrez alors pourquoi cette partie de la salle, qui plus est en hauteur, m'effrayait à un dégré inimaginable. Mon père n'en avait pas conscience : j'étais un enfant introverti.


L'affiche des Révoltés de l'an 2000 :




L'affiche d'Halloween : Ce n'est pas tant le couteau qui m'effrayait alors, mais la citrouille. A la fin des années 70, la mode culturelle, mais surtout commerciale, d'Halloween n'avait eu encore aucune répercussion en France où elle était quasiment inconnue. Dans le film de Carpenter, cette citrouille au visage grimaçant, et dont une bougie à l'intérieur accentuait le caractère diabolique, m'a donné quelques authentiques frissons. Dans les plans nocturnes où elle apparaissait, posée sur un balcon, elle me paraissait connectée de manière télépathique avec l'âme maléfique de Michael Myers. Une fois dans ma chambre, à la tombée de la nuit, je sentais son regard enflammé jeter sur moi son ironie cruelle. Je continue de nos jours à me sentir mal à l'aise en présence d'une citrouille vidée et dans laquelle on a creusé un rictus malsain. Allez savoir pourquoi j'en possède une chez moi, dans mon appartement de Marseille. Il s'agit d'un diffuseur de parfums à l'effigie de la reine d'Halloween que l'on m'a offert il y a quelques années. Je ne sais plus qui en a été le donateur.




L'affiche de L'enfant du diable : ma sensibilité d'enfant était telle que ce n'étaient pas les images sanglantes ni violentes qui m'effrayaient le plus. J'avais une faculté pénétrante d'absorber tout ce que l'image camouflait. La présence d'un escalier, en contre-plongée, aux éclairages expressionnistes, celle d'un fauteuil roulant à son sommet et d'un homme et d'une femme en train de courir à en perdre haleine comme si leur vie en dépendait, le tout se détachant d'un arrière plan d'une noirceur ténébreuse suffisaient à exacerber mon imagination.




Mais la pire de toutes, celle qui m'a blanchi bien des nuits à me morfondre de terreur dans ma chambre solitaire, c'est l'affiche française du film de Dario Argento : Inferno : ce visage formé d'une partie supérieure en squelette aux orbites creuses et d'une partie inférieure en lèvres de femme sur la commissure desquelles perle une goutte de sang témoigne d'une inspiration, de la part de son créateur, tellement simple et évidente qu'elle en est tétanisante. Je ne connais pas d'affiche ayant soulevé en moi autant d'effroi.




La politique d'UTOPIA en matière de public mineur était de responsabiliser les parents. Ils mettaient en garde mon père contre certains films d'horreur qu'ils estimaient trop durs pour l'enfant que j'étais, mais le laissaient en définitive libre de suivre ou non leurs conseils. C'est ainsi que débuta pour moi mon intronisation "forcée" dans le monde des films extrêmes qui ont forgé ma personnalité, et ma sensibilité, mais, contre toute attente des ligues vertueuses, n'ont pas fait de moi un détraqué ni un meurtrier. La plupart de mes amis ajouteraient, par devers moi, que je suis un garçon très spécial tout de même, que se dégage de mon goût prononcé pour les fillettes en jupettes de dentelle et à la longue chevelure blonde que retient un joli papillon une forme de perversion passive qui s'exprime notamment à travers mes écrits et mes photos personnelles. Dans le même temps, ils ne pourraient nier ma gentillesse, mon caractère pacifique et inoffensif, ma fidélité en amitié.

Alors oui, j'admets mon trouble devant la grâce de certaines fillettes à longue chevelure, si sages qu'elles en deviennent suspectes. Inutile de chercher bien loin la source de mon fantasme : nombre de films d'épouvante ou d'horreur ont joué sur les ruses du diable lorsqu'il se donne l'apparence d'un ange.

Comment oublierais-je, dans Le cercle infernal (1978), l'apparition si inquiétante du fantôme de la petite Olivia qui se lève et glisse vers les bras tendus de Julia (Mia Farrow), jusqu'à envahir en gros plan l'écran sur lequel elle fixe son regard vide ? L'arrière plan s'éteint au fur et à mesure qu'Olivia s'approche de l'objectif, jusqu'à souffler une noirceur d'ébène qui n'est qu'un avant goût des Ténèbres. Ce plan est proprement glaçant et m'a marqué à vie.

Merci, Guillaume, c'est à toi que j'ai emprunté cette photo rare. J'espère que tu ne m'en tiendras pas trop rigueur.


Il est une autre apparition d'enfant, proprement tétanisante, dans le film de Peter Medak, L'enfant du diable (1979). Dans la vieille demeure qu'il a achetée, George C Scott, réveillé au coeur de la nuit par des coups assourdissants, en examinant la salle de bain vers où semblent provenir les bruits mystérieux, a la vision abominable ci-dessous :











(à suivre...)

1 commentaire:

Guillaume a dit…

Tu as eu une grande chance de découvrir tout celà en salle, en même temps que ce que fut sans doute une éducation particulière... Moi j'étais plutôt de la génération magnetoscope. D'un tempéremment assez casannier dans mon enfance j'ai souvent découragé mes parents dans leurs sorties et les ai bien vite incité à me laisser des aprés-midi entières de week-end bien tranquiles... C'est ainsi que j'ai pu m'ingurgiter pas mal d'enregistrements TV avec le fameux rectangle blanc.

Je ne sais pas si l'Utopia pourrait continuer aujourd'hui ce genre de politiques, les "interdits même accompagné" étant généralisés mais le système des interdictions a changé depuis l'INT-13 et l'INT-18 en France... Les USA permettent encore l'accompagnement malgré interdiction, sauf avec le NC-17 (classement de film comme "Lust caution" ou "Mother of tears" cette année).

Un bien beau texte en tout cas et qui me fait regretter la pauvreté des affiches de cinéma actuelles, souvent des photoshops trés baclés. Des affiches qui me traumatisaient dans la rue petit, je me souviens essentiellement de "L'Echelle de jacob" et de "Orange Mécanique" ce qui suscita une certaine crainte de voir ces films pendant un moment :)