mardi 4 mars 2008

Romans noirs : les châteaux du refoulé


Depuis longtemps, une sensibilité gothique irrigue les canaux enchevêtrés de mes veines. Et pourtant, jusqu'à présent, je ne connaissais de la littérature gothique que des oeuvres secondaires ou des hommages rendus aux grands romans d'Ann Radcliffe ou de Horace Walpole. Bien sûr, le cinéma m'avait ouvert la voie avec le Nosferatu de Murnau et la version personnelle de ce mythe qu'en avait donné le cinéaste allemand Werner Herzog avec Isabelle Adjani dans le rôle de Lucy Harker (soit dit en passant c'est le seul film où je la supporte en tant qu'actrice) et Bruno Gans dans celui de Jonathan Harker; je n'avais pas manqué non plus l'inoubliable Dracula de Todd Browning avec Bella Lugosi ni le délicieux car subtilement parodique La marque du vampire du même Browning.

En littérature, je m'étais imprégné durablement des nouvelles les plus gothiques d'Edgar Alan Poe, La chute de la maison Usher (dont Jean Epstein en 1928 donnera une adaptation au cinéma à mon sens définitive car insurpassable, Ligeia, Morella. J'ai eu la chance aussi de découvrir un peu par hasard un chef d'oeuvre méconnu du genre : Hugues-le-loup (1866). Ce conte alsacien de Erckmann & Chatrian, qui réunit tous les ingrédients que j'adore dans tout récit gothique qui se respecte (un paysage de montagne mystérieux, ici transposé admirablement de l'Angleterre à l'Alsace, un château élevé aux coursives déchiquetées, un comte atrabilaire que terrifie une malédiction à laquelle il est certain de ne pouvoir échapper...). Le souffle romanesque qui se dégage de Hugues-le-loup, en cent cinquante pages à peine, continue à me refroidir et à me fasciner.
J'avais lu, plus récemment, Le château d'Argol de Julien Gracq, qui a rendu hommage à cette littérature sombre qu'il affectionnait dans sa jeunesse d'autant plus qu'elle était revendiquée par André Breton comme source d'influence majeure dans l'art surréaliste. Je dois cependant préciser que j'ai un problème avec l'écriture de Julien Gracq. Aussi admirable soit-elle, je déplore qu'elle soit totalement repliée sur elle-même. Son style se repaît de lui-même comme pour se donner une légitimité littéraire. La littérature gothique ne fut jamais considérée comme noble. Elle a pu passer à son époque comme un avatar du romantisme vieillissant, l'expression d'un genre en déclin qui ne se réduisait plus qu'à une mécanique de la peur, et tombait par conséquent dans la surrenchère grand guignol. Julien Gracq a écrit Le château d'Argol comme Marcel Proust écrivant A la recherche du temps perdu, d'une écriture d'un raffinement inouï, qui voudrait même faire paraître celle de Proust comme un sommet de vulgarité. Il expulse ainsi son lecteur à l'extérieur d'un récit complètement et inutilement hermétique, alors que la littérature gothique, par son sens du mystère, doit au contraire solliciter la participation du lecteur dont elle cherche à éveiller la sensibilité romantique.


Il me manquait, dans ma culture gothique, la lecture des grandes oeuvres de référence à laquelle je me suis donc attelé depuis l'été 2007. C'est ainsi que j'ai pu déguster l'art consommé de madame Radcliffe dont Les mystères d'Udolphe (1796) comptent parmi les plus belles pages que j'ai pu lire sur les paysages de montagne. Ann Radcliffe ne s'est jamais rendue en Italie, pays où elle a situé l'action principale de son livre. Les paysages qu'elle décrit admirablement, soulevant même l'admiration de Victor Hugo, de Baudelaire et de Lamartine, sont en fait la transcription par écrit de tableaux que l'auteur avait pu admirer dans différents musées. Comme dans les toiles de Turner ou de Caspar Friedrich, le paysage n'intéresse Ann Radcliffe que dans la mesure où il est animé par le regard contemplatif d'un voyageur romantique. Plus que le paysage, ce sont les émotions qu'il soulève que la romancière exalte. Dans son roman, le plus connu de sa carrière, les montagnes d'Italie abritent le château d'Udolphe, silhouette féodale monstrueuse côtoyant les précipices dans une vision saisissante du purgatoire. Dans cet édifice isolé, Emilie, jeune femme, se retrouve emprisonnée par le mari de sa tante qui veut s'emparer du château qui devrait pourtant revenir par héritage à Emilie. Il ne se passe presque rien du point de vue événementiel dans Le château d'Udolphe. L'art de dame Radcliffe consiste à suggérer des fausses pistes, à ouvrir des perspectives terrifiantes qui se dissimulent sous les replis de la réalité tangible, créant de la sorte une ébauche de ce qu'on appellera plus tard le suspens.

J'ai lu sur ma lancée l'autre roman de Ann Radcliffe, Le confessionnal des pénitents noirs (1797), autre modèle de récit terrifiant, admirablement écrit et bien senti. Ce roman convoque là encore des motifs chers à la sensibilité gothique : deux jeunes amoureux dont l'amour est contrarié par des parents qui s'opposent à leur bonheur et qui vont même, c'est le cas de la mère, faire leur malheur. Elena, comme Emilie dans Udolphe, se retrouve à son tour emprisonnée dans un édifice isolé, cette fois prenant l'apparence d'un couvent. Un moine terrifiant y joue un rôle ambigu, figure à la fois du bandit crapuleux qui n'a de reconverti que la toge qui le recouvre et du père torturé qui retrouve la trace de sa fille, qu'il n'avait jamais connue jusqu'alors. Autant Udolphe était un roman contemplatif et d'atmosphère, autant Le confessionnal... regorge de péripéties mouvementées qui lui donnent un air feuilletonnesque très agréable.


Je n'ai pas encore lu Le moine de Lewis ni Melmoth de Mathurin, mais cela ne saurait tarder. En ce moment, je suis plongé dans un roman étonnant, qui aborde les territoires, neufs pour l'époque, de la schizophrénie : c'est le fort destabilisant Les élixirs du diable (1816) de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Les rivages gothiques ici s'estompent, au profit d'une étude impressionnante sur le Mal. Le récit suit les mésaventures d'un moine, le frère Médard, qui profite d'une mission qu'un autre frère lui a confiée, pour fuir la vie monacale et entrer dans le monde infesté par le Mal qui, déjà l'habite. Son voyage est ponctué de crimes abominables, et le récit se double du motif du double cher à Hoffmann. Certaines pages sur la folie sont tétanisantes. Quelle modernité !
Les photos de cet article sont de Simon Marsden.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Hello Fred
Je vois que tu restes actif.
J'aimerais beaucoup descendre à Marseille mais je ne peux décemment laisser Fleur dans son état (accouchement dans 6 semaines). Fin juin, peut-être, si tu es d'accord.
Je t'adresse ce message pour t'indiquer un site pour ceux qui aiment lire et être lus, avec des amoureux de la langue qui apprécieront certainement ta prose ciselée.
Voici le lien :
http://www.laguerredesmots.com/Accueil/index.html
que tu peux coller dans la barre de navigation.
Donne moi ton pseudo si tu t'inscris, le mien est "Ellanaé Podgar", un anagramme bien maladroit.
Amicales pensées.
Eric

Lamousmé a dit…

ah ben je me sens vraiment ridicule avec mon petit billet sur le gothique!!! ;o) heureusement que je ne te lis que maintenant sinon tu peux etre certain qu'il ne serait meme pas publié :o)))
mais bon l'important est que l'on se comprenne...

fred a dit…

Mon cher Eric, merci de passer par chez moi de temps en temps, et de me lire, cela me fait très plaisir. J'irai visiter le site que tu me conseilles, et peut-être y écrirai-je si je le sens.
Pour ce qui est de ta venue sur marseille, pas de problème, sauf que fin juin, je serai très occupé par le théâtre que je pratique en amateur. Notre pièce, nous la jouons le 30 juin, dans un théâtre du centre-ville. Si tu es là à cette période, tu pourras venir me voir jouer (le tarif est modeste : 6 euros environ, billet qui te permet d'assister à six autres spectacles joués par des amateurs comme moi)

Très chère Lamousmé : oui, nous nous comprenons. Sans t'avoir lue sur le sujet, je sais que ta sensibilité gothique est réelle et sincère. Alors, inutile de te faire des scrupules. Ne m'as-tu pas dit récemment qu'il n'y avait pas de compétition parmi nous ? En revanche, de l'émulation, oui, il y en a. Sache que je lirai ton billet avec passion car je sais qu'il te ressemblera et ne sera la copie d'aucun autre. A bientôt l'exaltation de te lire.