mercredi 14 novembre 2007

L'apocalypse des animaux


En 1973, les disques Polydor éditent la première musique de film officielle du célèbre compositeur grec Vangelis Papathanassiou. Il s'agit d'une oeuvre composée pour la série animalière de Frédéric Rossif diffusée alors à la télévision. A cette époque, Vangelis est encore plus ou moins inconnu du grand public, mais cette BO a fait depuis le tour du monde, l'un des plus grands succès populaires de toute l'oeuvre de Vangelis.
Comment expliquer mon envie irrésistible de vous relater l'intimité profonde que je partage avec ce disque d'une immense beauté ? Est-il utile de le présenter encore de nos jours ? S'il en est qui ne le connaissent pas, qu'ils sachent à quel point j'envie le moment où ils pourront l'écouter pour la première fois s'ils font l'effort de se le procurer. Ce disque est facilement trouvable, à petit prix.
Tout d'abord, mon premier contact avec L'apocalypse des animaux remonte à mon enfance. Le 33 tours faisait partie des disques que mon père écoutait le plus souvent, le soir de préférence, dans une ambiance tamisée, car c'est dans ce contexte que la musique prend toute son ampleur. La pochette, tout d'abord : une image du film, absolument magique. Un oiseau migrateur probablement, en train de survoler un ciel apocalyptique. Une image planante, qui vous étreint la gorge par sa délicatesse. Pour une fois, car c'est plutôt rare, le contenu musical est à la hauteur de sa magnifique pochette. Mieux, le contenu musical reflète, jusque dans ses plus infimes fibres et nuances, la beauté convulsive de sa pochette. Une beauté un peu sombre, quelquefois mélancolique, parcourt tout le disque. L'ambiance demeure globalement douce et intime, traversée d'éclats de lumière, autant de jaillissements poétiques d'une rare profondeur. Il n'est qu'à citer les titres des diverses plages pour s'en convaincre : La petite fille de la mer, Le singe bleu, L'ours musicien, La mort du loup. Vangelis est un orfèvre de la mélodie simple à la beauté poignante. Il n'a pas son égal pour composer une musique illustrative. Je m'explique : sans l'apport des textes, sa musique laisse liberté à l'auditeur d'y ajouter ses propres images. Mais le plus extraordinaire, c'est l'adéquation magique entre la composition et son titre. La petite fille de la mer, comment ne pas la voir naître à travers les notes cristallines de ce xylophone synthétique ? Comment ne pas percevoir la fragilité de l'enfant dans le déploiement de cette mélodie simple comme un baiser maternel ? C'est une musique qui vous pénètre en douceur, et ne vous quittera jamais plus, jamais plus. Comment non plus ne pas imaginer le singe à l'écoute du Singe bleu ? Aucune trompette ne m'a suggéré autant d'images. Vangelis démontre dans cette composition subtile son art à évoluer dans un environnement jazzi, à sa manière très personnelle. La mort du loup est un poème déchirant. Avec une simple guitare accoustique, Vangelis nous donne à ressentir et à entendre la plainte d'un loup agonisant. Il ne s'agit en aucune manière d'un enregistrement naturel, mais une création mélodique d'une rare sensibilité. Le compositeur donne l'impression d'une empathie totale avec l'animal. Sublime.
L'apocalypse des animaux serait déjà un excellent disque, poétique, doux et poignant sansa face 2. Même si l'apparition du CD a rendu caduque la scission naturelle du vinyl en deux faces, cette oeuvre de Vangelis la maintient chez l'auditeur de part la dualité de sa démarche. En effet, la seconde partie nous convie à un voyage dans le temps. Le règne animal est alors situé dans un contexte cosmique qui élève la poésie initiale jusqu'à lui donner une envergure philosophique. Commence alors avec La création du monde une phase méditative qui préfigure déjà la musique ambiante telle que la définira Brian Eno quelques années plus tard. Cette plage n'est plus structurée par la mélodie. Ce qu'elle propose n'est rien de moins qu'une expérience étonnante : remonter aux origines du monde, à sa création. Les instruments électroniques sont alors plus présents, mais Vangelis y recourt avec une sobriété, une parcimonie qu'il ne retrouvera jamais plus. Il est même dommage qu'il n'ait plus exploré de tels territoires dans la suite de sa carrière. Avec ses nappes synthétiques planantes, qui se meuvent avec une souplesse confondante dans l'espace quadriphonique, il nous fait remonter le temps. L'immersion est totale, profonde, envoûtante. Même si depuis une telle musique s'est quelque peu banalisée (à cause des incursions malheureuses de la musique new age), la magie fonctionne, intacte. La dernière plage du disque, La mer recommencée, fait intervenir des percussions (roulement de cymbales) sur un tapis sonore synthétique, mais l'effet rejoint celui de La création du monde dont il est pour ainsi dire le pendant.
Cet album est une oeuvre séminale, diaphane, qui fait démentir la rumeur selon laquelle la musique électronique n'a pas d'âme, ne dégage aucune émotion. Elle offre la rare particularité de s'adresser à une large auditoire (de cinq à soixante-et-dix-sept ans) parce qu'elle est habitée d'une volonté illustrative qui fait d'elle la digne descendante du Pierre et le loup de Prokofiev. Jamais son auteur ne retrouvera un tel état de grâce, même si ses autres disques méritent vraiment le détour.

Verso de la pochette

probablement le singe bleu

4 commentaires:

Wictoriane a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Wictoriane a dit…

Je m'en souviens très bien, mais ce n'est qu'à te lire, que je me souviens de ce souvenir...tu me comprends ?
C'est là, dans les liens tissés ici et là, par delà le monde, que nos vies se souviennent d'elles-mêmes. Un instant, un passage de la vie des autres, fait "loupe" sur la nôtre.
C'est un sentiment que je trouve "puissant" et jamais terrible.
Merci de cette belle rencontre !

fred a dit…

Chère Wictoria, c'est moi qui te remercie de ta présence discrète mais sensible. Merci de lire mes billets, merci de les recevoir et de me confier ce qu'ils évoquent en toi.

Wictoriane a dit…

"Pierre et le loup" plait beaucoup aux enfants !

Pour Vangelis, je l'ai écouté pour la première fois en classe de français, ma prof était très "moderne" et emmenait ses élèves (bons élèves!) vers d'autres formes d'expressions non écrites, mais essentielles : l'imagination. Ce jour là, elle avait apporté son "tourne disque" (chose que je n'ai même pas chez moi...).

J'ai toujours "ADORE" mes prof de français : rien de des dames (je précise) car j'étais dans une école de filles et les pauvres prof masculins étaient rares :)
Mes profs de français avaient tout pour elles : le savoir, l'élégance, et la patience. Je parle d'une de mes prof ici et ...