
Les critiques cinématographiques ont bien entendu l'entière liberté et légitimité de leur jugement. D'ordinaire, lorsqu'il y a un désaccord entre ma perception du film et la leur, cela peut légèrement m'intriguer, voire me décevoir, mais ne m'affecte pas.
Il existe tout de même certains cas, exceptionnels, où ce hiatus me peine, surtout lorsqu'il s'agit d'une oeuvre qui m'a touché à un degré supérieur alors qu'elle n'a éveillé chez les critiques "tatillons" que reproches ou, pire, qu'indifférence.
Je m'insurge tout d'abord contre le rythme d'usine qui matraque les sorties hebdomadaires. Chaque film est ainsi traîté sur un même plan d'égalité, que ce soit le énième opus de "Die hard" produit par des technocrates financiers cyniques ou le premier film fragile, mais ô combien sincère, d'un metteur en scène débutant dont la première oeuvre est transcendée par une nécessité intérieure vitale.
A ce titre, en 2006, sans avoir bénéficié d'aucune annonce publicitaire, ou du moins pas en des proportions similaires à celles dont jouissent la plupart des thrillers américains, même les plus quelconques, est sorti en catimini 2h37, le premier film, aussi prometteur que bouleversant, du très jeune australien Murali K Thalluri, resté à l'affiche une ou deux semaines à peine dans les grandes villes avant d'être évincé par l'habituel blockbuster tant attendu, et que tout un chacun a oublié au bout d'une semaine.

A peine âgé d'une vingtaine d'années, comme Steven Spielberg à l'époque de Duel, le réalisateur, n'avait jamais eu la moindre expérience professionnelle dans le milieu du cinéma. Et sans un événement essentiel dans sa propre vie, jamais peut-être Murali n'aurait troqué la casquette, ô combien ambitieuse, de cinéaste.
A la suite du suicide d'une amie, qui lui avait annoncé son geste par voie postale deux jours à l'avance, l'étudiant qu'était alors Murali, profondément affecté, a sombré dans une dépression dont il aurait pu ne jamais revenir. Ecoutons-le :
"Voir un être humain crier, pleurer, hurler et supplier alors qu'il se prépare à effectuer cet acte extrême, se supprimer, est une chose qui me hante encore à ce jour", confie le cinéaste. "Longtemps, j'ai haï cette personne pour avoir détruit sa propre vie et m'avoir, si cruellement, laissé un message qui me hantera jusqu'à mon dernier souffle. Je voyais le suicide comme quelque chose d'injuste, d'égoïste, un signe de faiblesse : je ne comprenais tout simplement pas. A cette époque, quantité d'ennuis m'étaient tombés dessus et ma propre vie s'effilochait. J'avais des soucis de santé, à la fois à cause d'un problème de reins dont je souffrais depuis l'enfance, et parce que je devais envisager de me faire réopérer de mon oeil, qui me faisait souffrir à la suite d'une agression qui avait eu lieu cinq ans plus tôt. J'avais rompu avec ma petite amie, et je travaillais aux impôts - ce qui est déjà déprimant en soi (...) J'ai soudain commencé à comprendre ce qu'avait ressenti cette personne pendant ses derniers mois (...) Seul, cerné, la seule possibilité de fuite semblait résider hors de la vie... en me tuant. J'ai essayé d'en parler, d'approcher des gens, des adultes, pour qu'ils m'aident, mais leurs réponses étaient toujours les mêmes : " ça ira mieux demain... tu vas surmonter ce cap... ça passera..." (...) A l'intérieur, je pleurais, je criais, et personne n'était là pour m'aider."
Il a alors tenté, à son tour, de se suicider, en avalant des comprimés de codéine et une bouteille d'alcool. Lorsqu'il s'est réveillé, il a songé à son avenir, et à ses rêves : "Je me suis mis à penser à mes aspirations en tant que cinéaste. Je me suis dit que si je vivais, je suivrais ce rêve sans jamais plus renoncer."
Quand un cinéaste entreprend son premier film à des fins cathartiques, pour une raison vitale, il devient extrêmement délicat de formuler un jugement à l'emporte pièce sur sa création, car tout dénigrement de son oeuvre s'apparente à un dénigrement de l'homme.
Est-ce à dire que son film 2h37 est inattaquable, sous prétexte qu'il est motivé par une pulsion de vie d'une force inouïe ? Non, bien sûr, nous pouvons rester insensibles à son film qui n'est sans doute pas un chef d'oeuvre impérissable. Ceci étant précisé, je trouve que les critiques ont été particulièrement injustes à son encontre, voire malhonnêtes.
Que reproche-t-on à 2h37 ? Les principales critiques portent sur deux éléments majeurs du film de Mulari K Thalluri. Tout d'abord sa mise en scène.
Il est évident que ses longs travellings dans les couloirs d'un lycée australien et cette façon de traîter une temporalité cyclique et en spirales évoquent immanquablement le Elephant de Gus Van Sant. La comparaison est à ce point inévitable qu'elle s'impose dès les vingt premières minutes de 2h37. A en croire ces mêmes critiques, le film de Thalluri ne serait alors qu'une pâle et maladroite copie du chef d'oeuvre unanime de Gus Van Sant. Du point de vue artistique, j'approuve le terme de "copie" (oui, Murali applique la leçon de mise en scène de Gus Van Sant). Mais je tiens à rappeler que Gus Van Sant lui-même reproduisait la mise en scène d'un documentaire traitant du massacre de Colombine. A-t-on attaqué Van Sant sous prétexte qu'il s'était inspiré d'un autre cinéaste ? Van Sant ne l'a jamais caché, prouvant de la sorte son honnêteté. A ce titre, je crois utile de conseiller aux mauvaises langues de visionner, parmi les bonus du DVD de 2h37, le commentaire de Mulari K Thalluri dans lequel il évoque sa reconnaissance pour le travail de Gus Van Sant sur Elephant qui fut pour lui une source d'inspiration majeure. Manquerait-t-il d'honnêteté ? Son seul tort serait-il de n'être pas Gus Van Sant, donc de ne pas bénéficier de l'aura qui entoure ce dernier ces temps-ci (effet de mode ?)? La copie, bien qu'effective, mérite la mention Très Bien d'autant plus que Thalluri, vierge de toute expérience de la mise en scène a intégralement conçue celle-ci dans sa tête. Et le résultat s'impose de lui-même. La fluidité avec laquelle sa caméra passe d'un personnage à l'autre, créant une véritable mosaïque humaine, est proprement saisissante. L'influence stylistique d'Elephant eût été vraiment gênante si les deux films étaient semblables. Or, la démarche des deux auteurs n'est pas du tout la même. Gus Van Sant signe, sous couvert de relater un fait divers horrible, une ode à la jeunesse qui surprend par sa délicatesse et sa poésie, en dépit d'un sujet traumatisant par toutes les questions sans réponses qu'il soulève. Il porte sur les jeunes étudiants d'Elephant un regard à la fois tendre et éthéré, dans le sens où ils ne sont que des icones. Mulari Thalluri, au contraire, renvoie ses étudiants à leur pesanteur, grâce à une individualisation puissante, qui n'élude aucun de leurs problèmes internes d'adolescents. 2h37 est un film social accablant, là où Elephant est une oeuvre d'avant-garde poétique dont l'émotion est exclusivement abstraite.
Le second reproche que j'ai lu ici et là consiste à déplorer le pathos que Mulari développe dans sa peinture du microcosme adolescent que constitue le cadre de son lycée. Sous ce reproche, se dissimule celui de "manipulateur". Mais ces critiques ont-ils oublié que le cinéma à l'origine (disons depuis Melies) s'est affirmé comme le maître de l'illusion ? Oui, 2h37 déploie un arsenal particulièrement efficace propre à ébranler son public, même le plus blasé. Mais si vous écoutez le commentaire de Murali, vous découvrirez que le cinéaste lui-même est tellement ému par son film qu'il a parfois du mal à en parler. L'expérience qu'il décrit lui sert d'exutoire : il s'agit d'expurger la douleur qu'il a éprouvée à la suite du suicide de son amie. Ce pathos qu'on lui reproche est donc inhérent au projet à la source du film. Reproche-t-on à Clint Eastwood son pathos dans la dernière partie de Sur la route de Madison ? Je me permets de rappeler que le cinéaste a le même âge que les personnages qu'il décrit : il a donc moins de recul que Gus Van Sant quand il réalise Elephant sur le milieu estudiantin.
On reproche aussi à Murali la complaisance avec laquelle il insiste sur les problèmes de ses adolescents : la concentration des problèmes psychologiques (handicap biologique-inceste-homosexualité non assumée) peut effectivement donner au film une désagréable impression de didactisme, au point que ce serait le film idéal pour une émission du type Dossiers de l'Ecran. Je reconnais que c'est le point le plus discutable de 2h37. En revanche, je ne partage pas la critique qui consiste à accuser Murali de complaisance quand il filme en temps réel, et de manière frontale, le suicide d'un de ses personnages. Certes, la scène est dure, vraiment insoutenable, sans concession aucune. Mais a-t-elle été créée pour ébranler le public sensible ? Non, j'y vois un souci d'honnêteté en relation avec la dureté du sujet traité par le film.
Le film de Murali entretient aussi des liens avec l'oeuvre de Todd Solondz, notamment avec sa manière frontale d'aborder les problèmes sociaux et familiaux, à la seule différence, mais elle est de taille !, que Murali se veut humaniste dans sa démarche et ne se place donc jamais au-dessus de ses personnages.
On nous invite ainsi à passer une journée au lycée, en compagnie de Mélody et de son frère Marcus. Nous y croisons aussi Sean et Steven, Luke, Sarah et Kelly. La séquence de pré-générique débute par le suicide d'un des lycéens. Murali laisse volontairement hors champ le corps de l'adolescent et par voie de conséquence son identité. Puis, par un retour en arrière de quelques heures, il remonte jusqu'à l'ouverture du lycée, ce même jour. A la fin de son film, nous assistons en direct, à 2h 37, au suicide de l'adolescent, la caméra étant cette fois enfermée avec lui dans les toilettes. Malgré l'absence de surprise inhérente à cette construction narrative, elle s'avère dans le cas de 2h37 plutôt justifiée. Pendant tout le film, le spectateur se demande qui, des personnages qui lui sont présentés, est celui qui passera à l'acte.
Murali a fait appel à des jeunes gens qui n'avaient aucune expérience devant une caméra. Ce qui sidère pourtant, c'est la justesse bouleversante de l'interprétation et ce qu'elle révèle du talent confondant de Murali pour diriger ses jeune comédiens amateurs. Par leur intermédiaire, il démontre un talent inné pour la direction d'acteurs. Cette qualité exceptionnelle de 2h 37 atténue considérablement le didactisme nécessaire prévalant à la typologie des adolescents, sélectionnés en vertu de l'échantillon qu'ils sont censés représenter des problèmes pouvant être vécus par les jeunes.

Marcus est l'adolescent à travers qui saillent les complexes du rapport père-fils : en effet, il est prisonnier d'un schéma libéral qui, concurrence oblige, n'interprète la vie que selon le clivage vainqueurs-perdants et le condamne à ne viser que l'excellence.

Melody, la soeur de Marcus, apparaît comme l'adolescente sacrifiée à l'ombre du grand frère. En aucun cas, elle ne doit lui faire ombrage. Son cas se double d'un inceste particulièrement cruel.

Luke reflète les complexes liés à l'identité sexuelle : l'image ultra virile que nous donne de lui le film nous conduit d'abord vers une fausse piste à laquelle même ses camarades sont dupes. Le besoin de cacher son homosexualité l'amène à flirter avec Sarah, une adolescente qui ne connaît de l'identité féminine que les clichés dont raffolent les magazines et que véhicule la télévision.

amoureuse de Luke

Sean, incarné par Joel McKenzie
un homosexuel qui s'assume
amoureux de Luke

Steven porte sur lui les souffrances relatives à l'handicap physique qui dégoûte tous ses camarades : étant né avec deux urètres, donc deux vessies, il y en a une qu'il ne contrôle pas et, chaque jour, il se fait pipi dessus. Steven supporte en silence son handicap grâce à l'amour de sa famille. Mais, à sa façon de boîter dans les couloirs du lycée (en effet, il a une jambe plus courte que l'autre), se lit toute la résignation d'un être condamné à vivre isolé parmi les jeunes, bien que ses rêves ne diffèrent en rien de ceux de ses camarades (il partage une passion pour le foot qu'une très belle scène fantasmée nous fait découvrir).
Kelly apparaît peu tout au long du film, on la remarque à peine, mais c'est sur elle que la dernière partie se focalise en définitive, alors qu'éclate, à un degré que j'ai rarement vu atteint, la bouleversante compassion de Murali pour ses personnages. C'est Kelly qui donne tout son sens à l'oeuvre du cinéaste.

le personnage le plus vrai et le plus tragique du film
Du point de vue de la peinture qu'il propose du milieu adolescent, Murali semble s'inscrire dans la continuité d'un John Hughes, réalisateur du réputé Breakfast club, qui, dans les années 80, était passé maître dans l'art difficile du film d'adolescents. Il partage avec lui une certaine finesse pour dépasser le cadre du stéréotype et débusquer la vérité qui se cache sous l'apparence sociale, à la seule différence qu'on ne trouve pas trace chez Murali de l'humour présent dans les oeuvres de son homologue américain : c'est que l'auteur de 2h 37, dans un effort louable, affirme une plus grande maturité.
L'autre belle idée de Murali consiste à avoir entrecoupé son film de séquences en noir et blanc, filmées à la manière d'un documentaire, et au cours desquelles chaque protagoniste de l'histoire, cadré en gros plan, livre son intimité comme s'il était confronté à un psychologue. Ces monologues font le contre-poids avec le reste du film dans la mesure où Marcus, Melody, Sean, Sarah, Steven, Luke et Kelly, libérés du regard de l'autre mais aussi de la fiction qui les emprisonne, y font entendre leur propre voix, sans dissimuler leur colère ou leur souffrance, leur joie même parfois. On peut mettre cette sincérité sur le compte d'une caméra qui a su établir avec eux un rapport de confiance. Et selon moi cette caméra, c'est le regard de Murali qui interroge ses personnages dans un cadre qui les sort de la fiction. Ce procédé n'est encore une fois pas nouveau : Lars Von Trier l'avait adopté dans son très beau, et controversé, Les idiots, mais dans le film de Murali il prend un tout autre sens. Après la séquence du suicide, entendre Kelly évoquer son amour des enfants devient un moment d'une émotion rare qui m'a littéralement étreint la gorge.
Que ce film est beau... et pur.