samedi 20 octobre 2007

Edgar Poe et le cinématographe

Si Edgar Alan Poe avait connu le cinématographe, qu'en aurait-il pensé ? Notre sensibilité familière avec les oeuvres du poète américain nous incline à croire qu'il en eût été charmé. Son art littéraire entretient un rapport obsessionnel avec l'image dans sa description de la paranoïa et du fétichisme le plus macabre : souvenons-nous des dents de Morella. De même que l'auteur dans son propre pays n'a jamais joui en son temps d'une bonne réputation, de même le cinéma américain n'a jamais su transcrire visuellement ses histoires les plus extraordinaires.

Tout d'abord, Poe n'a pas écrit un seul roman, et cela pose un délicat problème aux cinéastes qui ont voulu l'adapter : en effet, au cinéma point ne semble de salut en dehors des longs métrages. Une oeuvre courte ne saurait rivaliser avec la noblesse du format long. Un film doit durer une heure et demie. Roger Corman dans les années soixante est le cinéaste américain qui a le plus souvent adapté les nouvelles célèbres de Poe : La chute de la maison Usher, Le masque de la mort rouge, Ligeia, Le puits et le pendule, L'enterré vivant, Le corbeau... Mais la volonté de conserver la dramaturgie resserrée des nouvelles (un décor unique, très peu de personnages) liée à celle de tirer le métrage au format d'un long aboutit à une dilution indigeste de leur puissance dramatique. Le plus grave est quand la nouvelle de Poe, mise en évidence par le titre, ne devient qu'un prétexte, ou un point de départ à un scénario qui part ensuite dans d'autres directions éloignées des intentions du poète. C'est le cas, à ce que j'en ai lu, du film Le corbeau qui devient un festival de grandes gueules du cinéma d'épouvante de l'époque, Vincent Price, Peter Lorre et Boris Karloff.

Dans La chute de la maison Usher, Roger Corman compose des plans élégants certes, mais cette beauté formelle sent le théâtral, le confiné. Le cinéaste tente bien de créer une atmosphère gothique, sauf que l'univers de Poe est d'une sensibilité beaucoup plus proche du romantisme. Autrement dit, il est aberrant de se contenter de suivre la narration d'une nouvelle aussi emblématique de son art sans y insuffler une puissance visionnaire seule capable d'approcher l'esprit des oeuvres. Le maître-mot pour adapter Poe demeure la sincérité, la communauté d'esprit avec le romantisme. Les films doivent se donner avant tout à ressentir. Et cette sensitivité manque cruellement aux innombrables adaptations de Poe à l'écran.

De même que la France, grâce à Baudelaire, a su comprendre le génie de Poe mieux que ses compatriotes d'Outre Atlantique, de même c'est à un cinéaste de l'hexagone que nous devons l'adaptation la plus aboutie d'une de ses oeuvres.

Je n'ose imaginer la réaction des fans d'Edgar Poe qui, faute de mieux, s'extasient sur les films de Roger Corman auxquels ils ont établi une solide réputation, s'il avaient la chance un jour de découvrir La chute de la maison Usher de Jean Epstein. Quel choc cela ferait chez les Gothiques ! Quelle pitié je ressens envers ceux qui ne connaissent du gothique au cinéma que les films de Tim Burton. Tim Burton a un talent indéniable. On ne saurait nier sa sincérité, sa générosité, sa tendresse pour les inadaptés (Edward aux mains d'argent, Charlie et la chocolaterie), mais ses films se contentent de véhiculer une imagerie gothique de surface. Où sont passés les tourments du romantisme, la fièvre de la folie amoureuse, la violence des sentiments ? L'oeuvre d'Emilie Bronté, presque comme celle d'Edgar Alan Poe, n'a jamais trouvé son égal au cinéma parce que trop extrême, trop morbide, trop désespérée, trop visionnaire dans sa compréhension du mal.

Je voudrais remercier Patrick Brion (le célèbre programmateur du ciné-club de France 2) grâce à qui j'ai pu découvrir, ô plaisir rare, ce film oublié de 1928. J'étais au lycée à l'époque, mon père l'avait enregistré, et je l'avais visionné un mercredi après-midi. L'esprit de Poe, projeté sur l' écran, était si fort, si envoûtant, que j'ai passé l'après-midi à me mater en boucle La chute de la maison Usher, véritablement obsédé par les images incroyables jaillies de l'oeil fertile de Epstein. C'est bien simple, ce film n'a qu'un seul équivalent : le Nosferatu de Murnau. Mais si le film muet allemand est une symphonie de l'horreur, le film muet de Epstein serait une sonate de l'indicible épouvante.

Epstein a compris que pour atteindre la durée d'un long métrage, à l'époque une heure cinq, il ne fallait surtout pas diluer les drames de Poe, mais au contraire brasser plusieurs thèmes même s'il faille pour cela emprunter des éléments à plusieurs nouvelles. C'est ainsi que La chute de la maison Usher, dont un assistant à la mise en scène n'est autre que le débutant Luis Bunuel, fusionne deux récits : Usher et Le portrait ovale. Son film s'inscrit dans un romantisme sauvage qui n'élude pas l'obsession morbide ni la torture que peut susciter l'amour fou. La maison de Roderick est le reflet extérieur de son esprit tourmenté. Bien des scènes ici mériteraient de figurer dans une anthologie de ce qu'il faut faire pour créer une ambiance :

-le peintre qui peint sa femme, laquelle dépérit de jour en jour


-les travellings novateurs au ras du sol dans les couloirs

-la traversée hallucinante de la forêt pour porter le cercueil jusqu'au tombeau de Madeline

-l'attente finale de Roderick assis sur son siège à bascule tandis qu'autour de lui la raison se dérègle jusqu'à la hantise

-l'errance nocturne de Madeline après sa sortie du tombeau

-la destruction du château

Il est inutile de tout citer : ce film est un chef d'oeuvre qui a dû terrasser à l'époque André Breton et les surréalistes. La mise en scène de Jean Epstein aurait pu souffrir de son caractère trop théorique sans la puissance de ses images. Tout le film travaille au corps le montage (superposition d'images-ralentis-inserts visant à transcrire la notion littéraire de synesthésie). Tout est réuni pour dilater la temporalité : les plans de coupe sur l'horloge dans laquelle la caméra pénètre jusqu'à montrer en gros plan le mouvement impressionnant de son balancier, les plans sur ses aiguilles vacillantes, les gros plans sur le visage de Roderick donnent la sensation d'un écoulement hyperréaliste du temps qui traduit avec une force exceptionnelle l'attente finale précédent l'irruption dans le château de Madeline avec son suaire.

Mais qu'attend notre pays, si fier de sa cinéphilie, pour faire paraître une édition DVD digne de ce monument français honteusement méconnu ? Les Américains, eux, ont su lui rendre les faveurs qu'il mérite.

J'ai eu la chance de trouver cette édition DVD à Paris, en import uniquement. Les intertitres français (le film est muet, rappelons-le, mais néanmoins dialogué) y sont lus en Anglais par Jean-Pierre Aumont. La musique choisie pour accompagner les images a été supervisée en 1980 par l'historien et critique musical Rolande de Candé à partir de thèmes médiévaux adaptés. C'est avec cette même bande sonore que j'avais découvert le film au ciné-club de Patrick Brion. Il m'est impossible de concevoir une autre musique. Ces mélodies mélancoliques médiévales épousent les images comme une soeur jumelle et je suis certain que Epstein lui-même les eût approuvées.

1 commentaire:

Holly Golightly a dit…

Magnifique billet qui me plaît infiniment.
Je suis de ceux qui prisent Corman et son esthétisme ne me paraît pas inapproprié ou théâtreux. Mais je ne connais pas le film de Jean Epstein. Je viens de commander le DVD via amazon ! Tu imagines bien qu'une pseudo-gothique comme moi est en attente.
Je n'aime pas complètement Burton. Certains films, oui, mais pas Charlie et la chocolaterie, que je trouve d'une niaiserie insoutenable. Il ne me serait jamais venu à l'idée, quant à moi, à le classer parmi les gothiques.

Je suis éblouie par tous tes talents.

J'avais écrit de méchantes lignes sur le film de Murnau :
http://rosesdedecembre.blogspot.com/2006_06_25_archive.html

Est-ce que tu possèdes le volume des Cahiers de l'Herne consacré au romantisme noir ?

(Poe a tout de même écrit un roman, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym. C'est trop long pour être une nouvelle.)