Comment expliquer la place particulière qu'occupent dans mon coeur certains moments privilégiés que la vie m'a offerts dans sa trop rare générosité? Je pense à des épisodes, parfois infimes, de ma vie, à quelques heures d'une grâce infinie partagées entre amis, instants subtils de plénitude sur lesquels frissonne une aile d'ange déployée sur nos fragiles épaules. En cette triste fin dominicale, alors que se sont dissipés les rayons du soleil, pourtant si généreux ce matin, transpire sous un ciel bas l'humeur sombre et douloureuse que je sens battre à la place de mon coeur, suie et encre noire mêlées. Un immense besoin d'amour, dont je n'ose évaluer l'ampleur, m'entend hurler, dans un silence assourdissant, le nom de ceux que j'aime ou qui m'ont, pour certains, fait l'honneur de traverser ma vie.
C'est en m'y voyant que j'ai la certitude que nous étions tous dans la même humeur ce soir-là, flottant dans les sphères silencieuses de l'amitié partagée. Je me rappelle aussi que tu fis une photo d'Alex en train de boire son café. J'ai oublié pourquoi, mais sur cette photo on le voit sourire comme rarement : le sourire d'un enfant heureux de partager un instant avec ses potes, qui le sait et se laisse pénétrer de la certitude que cet instant sera éternel.
Ah, Alix, tu resteras à jamais gravée dans mon coeur, ne serait-ce que pour notre promenade improvisée, en cette après-midi merveilleuse où la neige avait élu domicile une fois n'est pas coutume à Avignon. Nous étions chez toi, tous les deux, et tu t'es précipitée aux fenêtres pour admirer les flocons venus nous rendre visite. Tu as ouvert pour laisser entrer l'air vigoureux, et nous avons su alors que nous ne raterions pas cette occasion rare de découvrir Avignon sous un nouveau visage. Au moment de te vêtir, tu m'as montré le chapeau de feutre bordeaux que je t'avais offert à ton anniversaire, heureuse de le porter sur ta blonde cascade, lady suranée au bras de son amoureux. Je ne pouvais pas ne pas te photographier tant ta beauté dépassait l'entendement, riche de ton intelligence, de ton anticonformisme, de ta sensibilité et de tous les paradoxes qui te rendaient chère à mes yeux. Ton portrait est devenu l'une de mes plus grandes fiertés.
Ce même jour, notre errance enneigée nous a conduits, toi et moi, derrière le Palais des Papes, en direction du rocher des doms, dans les hauteurs du parc aveuglé où nous avons senti la douceur côtonneuse des cristaux liquides accroître, par simple contact apposé sur notre peau, la chaleur bouillonnante de notre sang. Au bord de la mare aux canards, tu as eu l'amabilité de te plier à mes désirs superflus de photographe inutile et t'es assise, malgré son humidité, sur le banc de la promenade. A cause de la neige sur mes lunettes et sur l'objectif, j'ai fait la mise au point sur le décor, de sorte que l'on te voit auréolée d'un flou. Je n'ai jamais considéré cela comme un défaut de la photo. En effet, c'est ainsi que je vois le monde, avec mon regard de myope invétéré. La netteté est la dictature de notre époque obsédée par la perfection technique, qui croit qu'une image mieux définie augmente sa qualité. Nous vivons une époque qui tue la dimension tactile inhérente à toute forme d'art. Il n'y a pas si longtemps encore, pour déveloper une photo, nous tranchions dans la pellicule, nous la plongions dans des bains magiques d'où s'échappaient des émanations achimiques que rien ne remplacera désormais. Nous avons perdu le sens des textures (obsédés que nous sommes par la surface lisse des images numériques); nous avons dégradé la valeur du temps (obsédés que nous sommes par la peur du temps mort qui ne peut conduire qu'à l'ennui). Le progrès nous a convaincu du droit qui est le nôtre d'obtenir sans délai l'objet de notre désir, et même avant de l'avoir désiré si possible; notre société a tué le désir, cette formidable et irremplaçable pulsion de vie. Quand je te vois sur ce banc, Alix, je me sens pénétré à la fois par la tendresse indicible lié à ton souvenir et par la sensualité de l'image jusque dont la texture me fascine
Marion, ma soeurette, je souris quand je te vois sur cette image, contre le mur du passage Urbain v, sous la voûte magnifique qui mène à Utopia. En effet, je sais que tu ne t'y reconnais pas. Ce n'est pas un portrait de toi que j'ai réalisé, mais une allégorie de la mélancolie qui m'habite, ma compagne de solitude, si douce et si cruelle. Je ne pouvais pas avoir meilleure soeur que toi, Marion. Nos vies nous ont éloignés, nous nous parlons peu, mais je pense quelquefois à toi, dans le silence de mon coeur, et toujours avec une profondeur intacte que méritent ta générosité et ton intégrité de citoyenne du monde.
Derrière les villas où vivent toujours mes parents, en bordure du quartier avignonnais de Malpeigné, se trouvait ce chemin auquel on ne pouvait accéder qu'en transgressant une propriété privée. Le jardin que protégeaient de hauts murs d'un côté et une grille de l'autre a fini par devenir accessible dès lors que la demeure ancienne qu'il abritait s'est retrouvée abandonnée. Je m'y rendais souvent, seul ou avec un ami, une fois en compagnie de Véronique. C'est ce jour-là que j'ai photographié le chemin ensoleillé au bout duquel se cachait la mystérieuse bâtisse comme celle que découvrait Augustin Meaulnes après s'être égaré dans la campagne. Longtemps, le jardin et sa demeure ont habité mon âme, pèlerinage obligé de mes mercredi après-midi, à sonder les murs de la bâtisse abîmée pour en extraire le suc, la vie de la famille qui avait déserté ce lieu magique. J'imaginais dans les pièces vides et au coeur des escaliers effondrés la tournure qu'aurait pris mon enfance si mes parents avaient été propriétaires d'une si vaste maison affublée d'un donjon si empreint de mystère. Ce que ces lieux abandonnés me murmuraient avait un lien profond avec la solitude qui ne m'a jamais quitté, au-delà de ceux qui ont traversé ma vie. A présent, le domaine n'est plus, hormis dans le film secret de ma mémoire. Il m'en reste quelques clichés pris à des époques diverses, au fur et à mesure de la dégradation insidieuse de la demeure et de son jardin.
Au bout du chemin, à gauche, j'avais cru percevoir une infime vibration en provenance des fenêtres. Mon appareil photo a alors tenté d'en saisir l'écho. Les plantes qui gravissent la façade de la bâtisse sont les veines assêchées où autrefois circulait le flot de la vie. Je vous disais bien que l'horloge de ce lieu hanté bat toujours dans ma poitrine.
De toutes les photos que j'ai prises ce jour-là avec toi, Julia, dans le jardin de la Médiathèque d'Avignon, celle-ci n'est pas ma préférée. Mais je suis très fier de la texture des feuillages, dont sont tissées mes rêveries solitaires.
Pierre et Laurence, vous étiez la liqueur de mes rêves inassouvis. S'il était un couple digne des plus belles histoires d'amour que nous ait offertes la littérature, c'est bien vous que je choisirais. Dans le no man's land de mes études universitaires, vous étiez l'oasis, ma muse. Vous m'avez confié un jour le miracle lié à votre rencontre, cette petite clef attachée à la racine d'une plante grasse que vous aviez arrachée contre le mur de vos maisons natales respectives, clefs sur lesquelles étaient gravées les initiales de vos prénoms "P.L". A la fac de lettres, tout le monde devait vous croire de doux illuminés, mais moi je sais que cette histoire est vraie, de même qu'est troublant le parallèle que vous établissiez entre votre couple et celui, mythique, de Laure et Pétrarque. Pierre, tu écrivais des poèmes qui baignaient dans les roses de ton amour. Laurence, si menue, si délicate, et toi Pierre, tendre rêveur dans un corps qui aurait pu être taillé pour le rugby, je ne vous oublierai jamais. J'ai nourri à votre égard bien des fantasmes que je n'ose plus m'avouer, et dont vous n'avez jamais eu idée, je le sais. Qu'étais-je après tout pour vous, un jeune étudiant sympa, un peu à côté de la plaque donc plutôt attachant, mais sûrement une pièce rapportée d'infime valeur comparée à la noblesse de votre amour. D'ailleurs, une bulle vous accompagnait partout dans vos déplacements. Même quand on discutait avec vous, cela ne vous empêchait pas de vous adresser des messages subliminaux qui me rappelaient combien vous survoliez le monde étriqué qu'était le nôtre, dans des sphères que nul ne pouvait imaginer. Vous étiez heureux ensemble, nourris de la certitude qu'un jour vous quitteriez la France. Qu'êtes-vous devenus ?
11 commentaires:
Une invitation trés intime de ta vie et de ces âmes qui l'ont jalonée. Ton texte rehaussé de ces beaux clichés en noir et blanc, instants du passé à la vague intemporalité, pourrait trés bien étre ceux de nos propres vies.
Quel bon moment je viens de passer ce Lundi soir !
Il n'a nécessité qu'un petit quart d'heure de lecture et de béatitude simple mais intense... Puis je prend non pas la plume mais le clavier pour te remercier, toi qui par le biais de ce beau texte nostalgique , nous permet à tous de prendre une belle leçon d'humilité et d'amour de son prochain.
Je te reconnais bien là.
Olivier "Cosmiccagibi"
P.S: si je suis en "Anonyme" , ce n'est pas pour me cacher mais c'est que j'ai oublié mon mot de passe pour "Blogger"...
Merci Olivier, comme tu as pu t'en douter, je me sentais mélancolique ce soir, et bien seul. Ton commentaire m'a fait chaud au coeur. Je croyais que ce texte n'était qu'un étalage de souvenirs égocentriques, mais cela me rassure si d'autres que moi y trouvent des échos de leurs propres souvenirs.
Ce n'est pas égocentrique puisque tu parles de ceux qui habitent encore dans ton souvenir, que sont-ils devenus ? mais ce sont des survivants, les survivants d'un autre monde, le passé, un endroit qu'on illumine à la lueur de nos visions, parfois floues, c'est vrai. Comme toi je vois floue et j'aime cela, il y a certains jours où je ne mets pas mes lentilles ni mes lunettes, c'est une sorte de liberté, une sorte de "jeûne" des apparences. je lis, je regarde la télé dans le flou, enfin je ne suis pas très myope mais suffisament pour devoir conduire avec "verres protecteurs" comme l'indique mon permis de conduire...
Mais je m'égare pour revenir sur le sujet de samitiés, les amitiés c'est ce qui reste quand tout nous quitte, et c'est pour cette raison que lorsque l'amitié se désagège, c'est insupportable.
très belles photos aussi, comme sorties d'un film de Truffaud
Merci Wictoria. Je reçois avec une infinie douceur les petits commentaires de ceux et celles qui me font la tendresse d'effleurer mes divagations artitico-nostalgico-mélancoliques. Le spleen qui m'envahit ces jours-ci, sans motif apparent, en augmente à mes yeux la valeur et soulage ma peine d'avoir tiré les rideaux d'une époque de ma vie particulièrement riche en émotions et en exaltations.
Frédéric, j'ai des larmes dans les yeux et je suis également myope. C'est donc à travers une double brume que je te lis et que je t'admire.
Mais au-delà de la myopie, de tes oeuvres photographiques et de tes mots, c'est ton regard intérieur, celui qui permet les autres, qui me fascine.
Je prends le texte en retard mais ne peux que me joindre à ce concert de louanges... Belles photos (plus ou moins connues du reste, pour "ceux qui connaissent") accompagnées d'une plume toujours aussi raffinée.
Douceur, nostalgie et petite flamme toujours au rendez-vous...
C'est très gentil Fred, ce petit hommage, très touchant et tout....
Mais BON DIEU comment veux tu que j'en profite si tu me DIS pas que tu as fait ce blog?? Il a fallu que je l'apprenne par Alex...
Sacré Fred, va...
Amitiés,
Guillaume
je viens de parcourir tout ton journal intime. N'ayant lu que la première partie concernant ton grand père il y a quelques jours. Et je redécouvre des photos de ta vie que tu viens de m'envoyer par mail en diaporama. Je venais quelques instants avant de t'envoyer une réponse à ton envois. Merci pour ce partage de ta vie et de ton intimité. J'ai eu grand plaisir de te lire, et me suis retrouvé dans certains passages. bises.
oups!!! me suis retrouvée.
Enregistrer un commentaire