dimanche 5 avril 2009

Klaus Schulze : le roi de la musique électronique (2)

IRRLICHT
(1972)

IRRLICHT, pochette de l'édition Brain record

Programme :

FACE 1

1-Satz : Ebene (23'23) 2-Satz : Gewitter (5'39)

FACE 2

3-Exil Sils Maria (21'25)

Pour qui n'a pas connu cette époque, il est difficile d'imaginer l'engouement qu'il y eut en Europe pour un rock alternatif et expérimental. A ce titre, l'Allemagne a offert durant les années 70 une musique différente, totalement décomplexée du modèle anglo-américain, extrêmement inventive. Ce courant musical, parallèle à celui des hippies, a trouvé sa source dans deux écoles : l'école berlinoise et l'école munichoise : ce fut l'émergence de groupes comme Ashra-Temple, Popol Vuh, Can, Neu!, Amon Duul I et II. La presse pop-rock s'est empressée de réunir ces artistes sous l'appellation Krautrock (rock choucroute) qui, soit dit en passant, n'est guère flatteuse et surtout, fort peu commerciale. "Rock allemand" eût été bien plus simple et respectueux.

Klaus Schulze s'est illustré un moment dans l'une de ces formations : Ashra-Temple, aux côtés de Manuel Göttsching.


Ashra-Temple : Join inn (1971)

Le rock proposé par ce groupe devait une part de sa source aux inévitables Pink Floyd auxquels il empruntait ses longues plages planantes aux frontières du psychédélisme. Ashra-Temple évoquait toutefois un rock méditatif et hypnotique très proche du Pink Floyd de la période A SAUCERFUL OF SECRETS, sans en être pour autant une copie. Paradoxalement, au regard de sa carrière future, Schulze officiait au sein du groupe comme batteur.

Au cours de la même période (les tout débuts des années 70), Klaus Schulze a partagé l'affiche de groupes tels les Cosmic Jokers et Tangerine Dream. Le premier de ces groupes s'est avéré en quelque sorte une arnaque, ses disques ayant été édités à son insu.


The Cosmic jokers : 1973

Les Cosmic Jokers étaient une bande de copains qui aimaient se réunir pour improviser de longues plages psychédéliques assez débridées. Or, leurs séances de répétitions auraient été enregistrées par un imposteur qui aurait par la suite exploité les enregistrements en les faisant passer pour ceux d'un groupe officiel, alors qu'il n'y avait rien de si sérieux. En revanche, le second groupe cité, Tangerine Dream, était destiné à devenir un immense représentant de la musique électronique berlinoise, au succès européen avant d'être international. Klaus Schulze a fait partie de ce groupe dirigé par Edgar Froese le temps d'un seul et unique album, le premier de la formation en fait : ELECTRONIC MEDITATIONS.


Tangerine Dream : Electronic meditations (1970)

Le titre de ce disque est lui aussi trompeur puisque la musique improvisée qu'il propose ne fait en aucun cas intervenir l'électronique. C'est un rock alternatif, assez bruitiste, informe et psychédélique. Pour un problème de rivalité avec Edgar Froese le guitariste, Schulze a quitté le groupe après la sortie de cet album inaugural.

C'est alors qu'en 1972 paraît IRRLICHT. Klaus Schulze inaugure avec cet album étonnant une longue carrière solo qui se poursuit encore de nos jours.
Il est évident que je ne saurais conseiller à un mélomane curieux de débuter sa découverte de Schulze par ce disque. Les artistes, à cette époque, même quand ils étaient édités par des labels, avaient plus de liberté qu'aujourd'hui. Le système économique n'avait pas encore trop atteint la sphère musicale. Si le second disque du double album UMMAGUMMA des Pink Floyd vous paraît inécoutable, IRRLICHT, par sa franchise décomplexée, pourrait vous heurter quelque peu, non que cette musique soit horripilante et débridée comme celle des Floyd, mais sa noirceur sans concession ne rend pas son écoute particulièrement joyeuse ou agréable. Et pourtant, il s'agit d'un album majeur de la musique électronique, même si l'électronique de cette époque était encore fort limitée. Pour mieux comprendre IRRLICHT, il faudrait le resituer dans une lignée artistique et technologique qui trouverait sa source dans les travaux électro-acoustiques d'un Stockhausen, d'un Pierre Henry, d'un Pierre Boulez ou d'un Terry Riley et se poursuivrait par ceux de l'école répétitive chère à Philip Glass ou Steve Reich.

De Pierre Henry, IRRLICHT partage le sens du défrichement sonore, un caractère expérimental assumé jusqu'au bout. Klaus Schulze, pour pallier au manque de moyen technique, se sert de bandes magnétiques enregistrées qu'il s'amuse à triturer, à malaxer, jusqu'à les désosser de leur squelette, étape finale d'un processus de métamorphose impressionnant.

Klaus Schulze avait peu de temps auparavant obtenu l'autorisation d'enregistrer avec ses modestes appareils une séance d'improvisation d'un jeune orchestre du conservatoire berlinois. Cet orchestre est très présent dans IRRLICHT, mais si les musiciens avaient écouté le disque, quelle surprise cela aurait été pour eux ! Il y a bien un orchestre dans le premier album du maître, mais celui-ci semble passé sous un rouleau compresseur qui lui confère une sonorité spectrale. Schulze a trituré la vitesse de défilement de sa bande magnétique : l'orchestre semble atteint de torpeur, noyé dans une réverbération dont les échos nous parviennent assourdis. Malgré ce traitement radical d'une matière instrumentale classique, IRRLICHT demeure une oeuvre profondément novatrice, exigeante, dont les sonorités magnétiques nous transportent dans une autre dimension.

L'illustration de Urs Amman sur l'avant de la pochette s'accorde bien avec la tonalité de cette musique hypnotique, rendue solennelle par l'utilisation fantastique d'un orgue farfisa dont les notes appuyées déposent des couches d'angoisse sur le terreau d'un monde désolé, calciné, dévasté : un monde post-apocalyptique.

Mais c'est l'invention sonore qui retient avant tout l'attention. Schulze a le génie de transporter son auditeur très loin, très haut, en dépit de la noirceur de sa musique : une forme d'envoûtement, voire de transe, a lieu, qui peut rappeler certains travaux de Philip Glass.

Bien que le dos de pochette annonce trois plages, ce découpage semble aléatoire tant IRRLICHT s'écoute d'une traîte sans que soit sensible le passage d'un morceau à l'autre. La richesse de cette musique provient de son art à mêler répétition et évolution. La clé de l'art musical de Schulze réside dans la durée qui permet à sa musique d'installer son emprise progressive sur l'auditeur. C'est pourquoi sa discographie contient dès les années 70 des oeuvres avoisinant les soixante minutes, chaque titre déployant sa magie sur 20 à 25 minutes. L'impression première à l'écoute est celle d'une musique stagnante, répétitive jusqu'à la constipation. Or, elle évolue imperceptiblement, comme le spectacle éternellement recommencé d'un feu de cheminée ou celui de nuages en transit dans le ciel : toujours la même chose et dans le même temps jamais la même.



IRRLICHT, pochette de la 1°édition parue chez OHR




3 commentaires:

Cyril P. a dit…

"Irrlicht", qui annonce l'énooooorme "Cyborg", mon Schulze pré-1975 favori... :)

Guermantes a dit…

J’ai donc écouté Irrlicht et c’était plus abordable que dans mon souvenir…
Satz Ebene, le premier mouvement est assez étonnant parce que très répétitif (mais ce que vous dites au sujet de la répétition qui n’est jamais tout à fait même est certainement juste)…Satz Gewitter offre une belle envolée, un peu inquiétante, que j’aime bien.
Je me demande ce que ces titres veulent dire…
Le début d’Exil Sils Maria, est magnifique, il y a ensuite une étrange balade dans un univers froid de science-fiction et un retour tout en douceur vraiment planant, splendide.

Bon ben finalement j’aime bien cet album et je ne suis pas mécontente d’avoir eu l’occasion de le réécouter ;-)

Vive la musique cosmique !

Guermantes a dit…

PS : « Join Inn » est le deuxième album d’Ashra Temple auquel Schulze a collaboré, et il date de 1973. Celui de 1971 a une pochette marron…