mercredi 31 octobre 2007

Le grand Meaules de nos jours

Depuis sa création, l'unique roman d'Alain-Fournier est devenu l'oeuvre française la plus lue. Il est considéré comme l'un des cinq romans les plus importants du XX°siècle. Au fil des décennies, sa popularité n'a jamais été démentie. Des générations d'adolescents y ont puisé le secret indicible de leurs aspirations vers l'absolu. C'est qu'au-delà de l'époque où l'auteur l'a composée, cette histoire a atteint une indéniable universalité. Je sais à présent que ce n'est pas la romance sentimentale entre Augustin et Yvonne qui a défié les années. Il existe bien d'autres histoires d'amour autrement plus puissantes; je pense à Tristan et Yseult, à Roméo et Juliette, à Pelléas et Mélisande... En revanche, ce qu'Alain-Fournier avait compris avant tout le monde (n'oublions pas qu'il avait une vingtaine d'années quand son roman fut édité, quelle prescience tout de même !) c'est la part de rêve inhérente à chacun de nous, et qui chez l'adolescent atteint une dimension symbolique absolue. Dans ses aspirations à la plénitude, l'adolescent trouve un refuge aux angoisses liées à son avenir. Ayant déjà vécu le deuil de son enfance, il s'accroche à ses derniers rêves comme à une bouée. Augustin n'aime pas Yvonne en tant que personne mais en tant que fantasme absolu de la femme. N'est-ce pas, une fois passés les rêves de l'enfance, l'ultime mythe auquel l'homme doit se confronter ? N'oublions pas que Le grand Meaulnes est le roman de la désillusion, suprême lucidité d'un auteur précoce qui avait déjà perçu la tragédie humaine que seuls les quinquagénaires, d'habitude, comprennent. Alain-Fournier n'était plus un môme dans sa tête, mais ce qui rend son roman si bouleversant, c'est qu'Augustin, son double fantasmé, s'accroche avec une rage déchirante à ses rêves d'adolescent alors qu'il n'en est plus un déjà. Et il le fait sans aucun espoir. La vérité insoutenable que transperce le roman est celle-ci : les moments magiques que nous offre la vie, au hasard de nos rencontres, ne se reproduiront jamais plus. Tenter de les revivre nous condamnerait à errer sur le chemin des chimères les plus amères.
J'ai eu la douleur de constater, il y a environ deux ans, que ce roman n'est plus une référence pour les adolescents actuels, du moins ceux à qui j'enseigne, les 13-15 ans. Tout d'abord, ils ont trouvé "nul" le fait que cette histoire se déroule à une époque d'avant la TV, d'avant le cinéma, d'avant l'ordinateur, et surtout d'avant le téléphone portable. Le désintérêt croissant qu'ils ont manifesté a eu raison de ma foi d'enseignant : oui, sachez que la foi n'est pas une condition absolue pour être un bon professeur, encore faut-il qu'elle soit communicative. C'est le premier enseignement douloureux que ce métier m'a appris. On ne peut pas aborder un groupe d'élèves seulement animé par sa propre passion, cela est le meilleur moyen pour perdre pied, pour démissionner peut-être aussi. Devant l'incompréhension de mes élèves, j'ai dû interrompre l'étude du roman d'Alain-Fournier alors que nous n'étions pas encore arrivés à la scène de la fête dans le domaine sans nom. J'étais plus peiné que les élèves. Je ne crois pas qu'ils aient intentionnellement sabotté ce roman, mais cela était au-delà de leur entendement. Ils sont sensibles, à la rigueur, à la magie d'Harry Potter (c'est amusant), mais dans l'incapacité de percevoir une magie beaucoup plus intime, la magie intérieure, cette foi qui transcende les êtres sensibles et pour qui la vie est encore une source d'étonnement. La société a tué notre sens de l'implicite. Elle a rabaissé la vie au rang d'une fête foraine; seules les sensations fortes sont capables d'éveiller chez les adolescents un tant soit peu d'intérêt. Pour ne pas paraître réactionnaire, ce que je suis peut-être, je nuancerai mon constat en l'appliquant au milieu du collège. Les jeunes lycéens sont peut-être plus à même d'apprécier le roman d'Alain-Fournier.
Le plus désolant aussi, c'est l'impuissance du cinéma qui n'est jamais parvenu à traduire la flamme intérieure de ce beau roman. Peu de cinéastes s'y sont penchés, aussi je salue les tentatives sympathiques de Jean-Gabriel Albicocco et de Jean-Daniel Verhaeghe (deux prénoms composés commençant par Jean !).


Des deux films, celui d'Albicocco (1967) est le plus fidèle aux différentes intrigues entremêlées du roman. Le style d'Alain-Fournier est si fluide qu'il parvient à rendre invisible la complexité narrative de son oeuvre. Or, Albicocco ne parvient jamais à approcher cette fluidité essentielle à l'histoire. Son film, surtout dans sa première partie, est une aberration du point de vue du montage, beaucoup trop rapide et elliptique. Je défie ceux qui n'ont jamais lu le roman, ou qui n'en ont gardé qu'un vague souvenir, de comprendre ce qui se passe à l'écran au cours des vingt premières minutes. Le film est découpé en dépit du bon sens, et le choix de l'accent paysan, s'il se défend sur le papier, devient une erreur de plus sur pellicule car le spectateur rate des portions du dialogue essentielles à une bonne compréhension du récit. Pour traduire la magie de la fête dans le domaine sans nom, Albicocco opte pour une utilisation tout azimut des lentilles déformantes et autre buée sur l'objectif, ce qui fait mal aux yeux, et s'avère un contre sens par rapport à la remarquable simplicité des moyens dont use Alain-Fournier pour faire affleurer la magie à partir de rien : c'est ce que j'appelle l'état de grâce. Vouloir l'atteindre par le plus grossier des artifices est l'aveu criant d'une totale impuissance. Le meilleur atout de cette première adaptation, pourtant approuvée par la propre soeur de l'écrivain, Isabelle Rivière, demeure Brigitte Fossey qui illumine les séquences où elle apparaît de sa grâce fragile. Je ne peux plus voir Yvonne avec un autre visage que le sien.

Une des rares séquences réussies du film : la scène de la rencontre au bord de l'étang.






Jean-Daniel Verhaeghe, en 2006, a corrigé les défauts du premier film en revenant vers un style infiniment plus simple, mais qui finit pas sombrer dans l'académisme. Si les adolescents d'ajourd'hui vont voir ce film, ce qui est loin d'être une certitude, je comprendrai que cela les rebute encore plus du roman. En fait, ce qui me gêne, ce sont peut-être les raisons que je devine sous-jacente au film. N'oublions pas qu'il y a trois ou quatre ans, un film anodin a eu contre toute attente un très joli succès en France, dans les salles. Les Choristes a séduit un public populaire sensible à la madeleine que lui tendait cette comédie de moeurs. La France faisait comme si elle vivait encore dans les années cinquante. Ce retour à l'ordre, à l'autorité, cette négation du mal des banlieues. Certes, de belles valeurs traversent ce film, mais quel anachronisme ! Du coup, au collège, et ailleurs, les chorales se sont multipliées. Une émission de télé réalité a profité de l'engouement pour cette époque où les délinquants n'existaient pas. Dans Le pensionnat, on retrouvait l'autorité du proviseur rétablie. Le grand Meaulnes semble suivre les traces de cet état d'esprit dans l'air du temps, ce que tendrait à confirmer la présence de l'acteur découvert dans les Choristes, Jean-Baptiste Maunier (tiens encore un prénom composé commençant par Jean !). C'est donc un film sage comme une image, totalement inoffensif, qui ne comprend rien aux tourments d'Augustin Meaulnes réduits à pas grand chose. La réalisation est tout juste du niveau d'un téléfilm français, tellement appliquée que n'y passe aucune magie. Mais qu'est devenu le charme bouleversant du roman ? Le pire dans cette adaptation, c'est la disparition presque totale d'un personnage primordial du livre, même s'il y apparaît assez peu : Frantz de Galais. Les scénaristes ont eu peur de la complexité des intrigues, et ont décidé d'en sacrifier une partie. Malheureusement, Frantz de Galais, le double fantasmé d'Augustin Meaulnes, perd toute sa signification, sa force. Disparu l'épisode des Bohémiens qui s'installent dans le village, disparue l'aide qu'apporte le bohémien (Frantz déguisé) pour permettre à Meaulnes de retrouver le domaine sans nom. Au-delà de cette faute de goût, l'adaptation est plutôt fidèle, mais tronquée, ce qui ne rend pas justice à la belle et savante construction narrative du roman. Si vous êtes comme moi des admirateurs du roman, passez votre chemin, la douleur serait trop forte.

1 commentaire:

Holly Golightly a dit…

Je ne vais pas t'étonner. Ce roman est évidemment fondateur de mon univers (en même temps, pour des raisons diverses, que Le Petit Chose de Daudet), lu à la fin de l'enfance, dont je possède une belle édition, qui appartient en vérité à mon mari, également amoureux de ce livre.
Je suis peinée de lire ce que tu écris au sujet de la jeunesse, insensible à ce chef-d'oeuvre.
(Si seulement j'avais eu un professeur comme toi !)
Plus je te lis, plus je me sens chez moi. Tu exprimes magnifiquement ce qui reste coincé en moi mais qui vit intensément.