vendredi 5 octobre 2007

Peter Greenaway ou l'art du pastiche


Récemment, MK2 productions a eu l'excellente initiative d'éditer, pour la première fois en France, en DVD, l'oeuvre magnifique de Robert Mulligan, The Other (1972). Cela n'était que justice, compte tenu de sa qualité inversement proportionnelle à son relatif anonymat. Ce n'est pas le premier cadeau avec lequel nous régale Marin Karmitz, ancien cinéaste français réputé pour ses documentaires politiques-période mai 68-reconverti depuis en producteur avisé qui applique dans sa défense du cinéma d'Art et d'Essai (cette appellation, quelle horreur vraiment !), les mêmes recettes libérales dont usent et abusent les multiplex. Autant cette démarche, qui vise l'esprit dialectique, me semble difficilement tenable, autant je trouve salutaires ses éditions DVD. Avant The Other, nous avons eu la chance d'admirer un coffret 4 DVD réunissant les premiers films de Krzysztof Kieslowski (La cicatrice, L'amateur, Le hasard, Sans fin), une superbe édition de La double vie de Véronique et bien d'autres merveilles, notamment Brève histoire d'amour (à mon sens, le chef d'oeuvre de Kieslowski, version longue d'un épisode du monumental Décalogue sur le thème de la luxure, film dont j'aurai l'occasion de vous reparler pour vous dire tout le bien que j'en pense, et pourquoi).
Et avant ces éditions consacrées au cinéaste polonais, MK2 a permis à tous les amateurs de Peter Greenaway de combler une frustration énorme en leur offrant un vrai cadeau de Noël : un coffret 4 DVD réunissant certes The draughman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) et Zoo, mais surtout des trésors insoupçonnés : les premières oeuvres de Greenaway (de nombreux courts-métrages, un moyen-métrage et un long-métrage intitulé The falls, couvrant la période 1963-1980, soit antérieure à Draughman's Contract.

Si vous êtes sensible aux films iconoclastes de Greenaway, et que le silence tombé sur lui depuis quelques années vous est insupportable, alors vous vous devez d'acquérir ce coffret qui vous fera remonter jusqu'aux sources du génie greenawayen (pardonnez-moi l'expression, mais tout ce qui concerne cet artiste me transporte, et mon sens de la mesure en prend un coup ! ) J'irai même plus loin : ses courts-métrages, au-delà de leur amateurisme évident (du point de vue technique uniquement, bien sûr), rivalisent sans aucun doute avec ses oeuvres les plus célèbres comme Drawning by numbers, The belly of an architect, Zoo. Ce ne sont pas des ébauches, l'oeuvre d'un talent en train de naître, mais bien l'éclosion d'un esprit vif à l'humour irrésistible (si tant est qu'on soit sensible à l'humour british). C'est bien simple, je ne vois pas très bien avec quels artistes le comparer, même si Peter Greenaway est un cousin de Raoul Ruiz, de Federico Fellini. En littérature, c'est davantage du côté de Jarry et de la pataphysique qu'il faudrait aller trouver des résonnances.
Il est évident que si vous n'avez rien vu de lui, et que vous commencez par le long-métrage The falls (près de 3h), vous avez des risques de décrocher rapidement, vaincu par KO tant le délire de son univers y est poussé à un degré qu'il n'atteindra plus jamais par la suite. Même l'univers des Monty Python est enterré, croyez-moi. En fait, le seul frein à l'achat de ce coffret indispensable, c'est son prix. Mais pour le reste...
Quel est le contenu de ses "early films, 1963-1980" ? Isolons pour le moment les courts-métrages qui durent chacun en moyenne 20 minutes.
"Intervals" est le plus ancien. C'est une oeuvre expérimentale qui prend pour cadre Venise, en noir et blanc, sur une musique enjouée de Vivaldi et le son d'un métronome qui scande la mesure au rythme d'un montage ultra rapide. Le film montre des plans fixes et des gens qui marchent, qui s'arrêtent, des bateaux qui passent. Les déplacements se font vers la droite ou vers la gauche, sur un travail hallucinant des plans de coupe qui n'hésitent pas parfois à faire se succéder deux plans identiques montées en sens inversé. L'ironie rieuse de Greenaway se résume à ce tour de force de ne jamais montrer l'eau de la ville.
"H is for House" est une liste de mots et d'images commençant par la lettre "h". Les images sont celles d'une maison de campagne. Le film semble couvrir l'espace d'une journée, tandis qu'on voit dans le jardin une mère et son très jeune enfant en train de manger, de se promener. Le commentaire récite des mots de l'alphabet (article "h") dont la diversité sémantique et phonétique finit par créer le vertige, tant ces mots sortis de leur contexte se succèdent sans aucun sens de l'harmonie ni de la logique (autre qu'alphabétique). C'est ainsi que nous ne nous étonnons plus que Heaven, Hell, Hitler, Happiness soient réunis à la lettre H du dictionnaire tant ils sont ici vidés de leur signification : en effet la voix qui les cite (probablement celle de Greenaway) est en décalage avec les images d'un film super 8, un film familial où le cinéaste filme sa femme et son enfant.
"Windows" entretient une parenté évidente avec le précédent court-métrage dans la mesure où il est issu sans conteste d'un film familial de Greenaway où le cinéaste filme sa maison, surtout l'intérieur puisque tous les plans cadrent des fenêtres, tandis qu'un commentaire en total décalage entre le débit et le contenu de ce qu'il raconte énonce sous forme de liste des statistiques de gens qui sont morts par défenestration. Le ton inflexiblement sérieux du commentateur (encore Greenaway ?) masque autant qu'il dévoile le caractère farfelu de cette liste qui, si elle s'avérait le résultat d'un travail phénoménal de recherche, n'en demeurerait pas moins absurde dans son souci maniaque d'organisation. En effet, les exemples de défenestrations relatées sont eux-mêmes rangés selon un ordre rigoureux qui suit soit l'heure de la journée, soit l'âge des défenestrés, soit le motif de la chute... C'est irracontable, ça s'écoute avec le vertige et le rire intérieur : c'est du Greenaway pur jus.
"Dear phone" pousse loin l'ironie du cinéaste. Greenaway s'est toujours interrogé sur le cinéma en tant que moyen d'expression artistique et se montre même sévère à l'encontre de son utilisation habituelle. Il affirme que rares sont les cinéastes qui ont su bien se servir de l'outil cinématographique et conclut que la plupart des films s'avèrent des illustrations de textes empruntés à la littérature, alors que les cinéastes auraient pu développer la spécificité du langage cinématographique. Prenant cette idée à la lettre, dans Dear Phone, il filme des textes (feuilles manuscrites) tandis qu'un commentaire raconte des histoires liées à des problèmes de communications téléphoniques).
"A Walk Through H" est la merveille de ses courts-métrages (40 minutes environ) qui condense l'art de Greenaway, sa fascination hallucinante pour les listes. Ce film est une prouesse technique puisque le cinéaste, selon ses dires, filme en gros plan "une série de cartes de descriptions, probablement réalisées par un ornithologue qui voit, glorifie et comprend le monde à travers son propre intérêt pour les oiseaux. Chaque carte s'efface à mesure que le voyageur les utilise..." Même cette présentation de Greenaway ne donne aucune idée de l'originalité d'un film admirable, d'une beauté plastique époustouflante. La caméra pénètre les tableaux et nous entraîne dans un voyage envoûtant et délirant. On y entend déjà la musique de son accolyte, Michael Nyman, son compositeur attitré à cette époque, jusqu'à Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Il va de soi que les cartes de descriptions ne sont pas l'oeuvre de l'ornithologue Tulse Luper, contrairement à ce qu'affirme le commentaire, mais bien de Greenaway lui-même qui a fait des études aux Beaux Arts avant de se tourner plus tard vers le cinéma.
"Vertical feature remake" est un film incroyable, qui, selon l'auteur, "est une célébration autant qu'une critique de la théorie structuraliste". Je ne m'aventurerai pas là non plus à entrer plus en détail : c'est irracontable.
Une de mes amies, Florence, a comparé la démarche intellectuelle de Greenaway à celle de l'écrivain Italo Calvino et, dans une moindre mesure, à celle d'Umberto Eco. Je suis plutôt d'accord avec elle. On retrouve chez ces écrivains, mais aussi chez Borgès, un sens de l'autodérision qui mèle érudition extrême et pastiche des discours de la critique universitaire.
"The falls" : ce long métrage d'une folle originalité est l'oeuvre de Greenaway qui côtoie sans trembler l'idée que je me fais du génie. J'ai horreur d'employer ce terme parce que je ne m'autorise pas en principe à juger si un artiste est un génie. Mais Greenaway est un tel falsificateur, si roublard, qu'il parvient sans peine à me le faire croire par moment. En tout cas, Borgès eût adoré The falls, je parie. Toujours sur une musique de Michael Nyman, il s'agit d'une série de 92 biographies (imaginaires mais présentées avec un sérieux qui vise le pastiche) qui, sous forme de documentaires de 2 à 3 minutes chacun, réunie des personnes "touchées par l'apocalypse du VEI (le "Violent Evénement Inconnu"), un phénomène associé aux oiseaux..."
Le seul regret concernant le contenu de ce coffret DVD réside dans l'absence du court-métrage 26 bathrooms (1985) où Greenaway étudie le rapport étrange que les Anglais entretiennent avec leur salle de bains. En suivant l'alphabet, il répertorie ainsi 26 exemples de salles de bains, de la plus rustique à la plus louffoque, en passant par la plus raffinée. Il y a dans le montage une virtuosité qui donne une ampleur kaléidoscopique à ce documentaire iconoclaste, qui ironise sur le rapport ambigu que les Anglais entretiennent avec leur intimité, ce mélange détonnant de puritanisme et d'anticonformisme.
J'ai la certitude de n'avoir fait que survoler ce coffret DVD. Il y a aussi les commentaires du cinéaste sur ZOO qui sont un modèle du genre et éclairent le film sur la démarche de l'auteur : fascinant. C'est que l'oeuvre de Greenaway m'impressionne tellement que je me sens ridiculement malingre à ses côtés. Si j'ai pu susciter chez vous la curiosité à l'égard de cet artiste, j'estimerai mon travail réussi.
A bientôt.

2 commentaires:

Holly Golightly a dit…

Tu te doutes que ce coffret est dans ma bibliothèque.
Je n'ai pas rencontré beaucoup de gens qui aiment et comprennent Greenaway dans ma petite vie. En vérité, tu es le deuxième.

Anonyme a dit…

Votre approche du cinéma est honorable, et essayer de déclencher un semblant de curiosité envers un individu comme Peter Greenaway est hardu. Mais il suffit d'avoir accès à la compréhension de son travail et tout coule de source non ? L'excès est mauvais en toute chose, chez P. Greenaway rien à ajouter rien à enlever y'a t-il? (is there?)Le point faible relatif à son travail est de toujours attendre ce qu'il révèlera de surprenant dans celui d'après.