jeudi 25 octobre 2007

Véronique ou les correspondances orgasmiques

Dans La double vie de Véronique, le beau film de Krzystof Kieslowski, quatre scènes en état de grâce, lumineuses , ouvrent de magnifiques correspondances entre l'art, la vie, la mort, l'amour. Elles se répondent elles-mêmes par un subtil jeu d'échos :
-tout d'abord, l'orgasme comme quête de la beauté absolue traduite par deux scènes de chant pami les plus belles qu'il m'ait été donné à ressentir au cinéma. Le film s'ouvre sur une chorale d'étudiantes parmi lesquelles brille l'organe incandescent de Weronica qui pousse l'ultime note de la composition jusqu'aux limites de l'asphyxie, alors que ses camarades, à bout de souffle, se sont tues depuis près de trente secondes. Ce qui irradie l'écran alors, c'est le visage d'Irène Jacob, d'une pureté inouïe, comédienne exceptionnelle couronnée à Cannes de la palme de la meilleure actrice en 1991. Weronica engage toute son âme dans ce chant empreint d'une joie profonde, inaltérable, que le ciel arrose de sa pluie mordorée. Il se dégage de cette allégresse intérieure une intensité presqu'insoutenable. Nous venons d'assister à l'expression resplendissante d'un orgasme artistique. Plus tard, dans la partie polonaise du film, nous retrouvons Weronica en tenue de choriste solo au cours d'un concert à l'opéra. La musique étrange et belle que fait vibrer l'orchestre déploie un crescendo qui s'apparente, là encore, à la montée en puissance d'une joie irradiante. La voix de Weronica s'envole (mais était-ce possible ?) vers des cîmes inimaginables. Au comble de l'orgasme, elle s'effondre. Quoi de plus normal ! Nous savions déjà la fragilité de son coeur qu'elle ne ménage pas parce que là est sa nature irrépressible : vivre l'instant présent dans la quête infinie de l'intensité émotionnelle; être perméable à tout ce qui l'entoure, depuis le grotesque d'un passant exhibitionniste jusqu'à la compassion dirigée sur cette vieille femme courbée qui souffre pour jeter une bouteille dans le contener à verres. Cette image, nous la retrouverons plus loin dans la partie française du film, ainsi que dans la Trilogie Bleu Blanc Rouge qui esquissera à partir d'elle une évolution subtile du civisme (depuis l'indifférence jusqu'à la fraternité).
-l'art est admirablement confondu avec la pulsion de vie : c'est en succombant à la pâmoison que Weronica dévie la trajectoire du film, jusqu'alors centrée sur elle, vers une autre jeune femme, Véronique, son double identique dans la différence. Est-ce un hasard si Véronique se sent habitée par le fantôme de l'autre Weronica au moment de ce qui apparaît à l'écran comme son premier orgasme ? D'ailleurs la bande sonore relie les deux personnages, et à la note ultime de la soprano succède le petit cri d'agonie de Véronique, à la différence sublime qu'il s'agit pour elle alors d'une naissance : à elle-même, à l'amour, à la vie, à l'autre qui vibre en elle, près d'elle.

Peu de cinéastes ont su traduire avec une telle finesse la mélancolie indicible qui succède à l'orgasme. Dans le souffle toujours ralenti de Véronique, et dans les sanglots qui la caressent, se déploient dans la durée du plan les émotions contradictoires qui traversent l'homme lorsqu'il a atteint, dans sa quête d'amour, le point de non-retour. La fragilité sur le visage d'Irène Jacob se teinte d'une plénitude rendue tactile par la caméra magique du cinéaste polonais.

Un autre orgasme sera filmé dans sa continuité vers la fin : sans doute le plus beau. Jamais une caméra n'avait approché à ce point l'intimité d'un visage, à l'exception de l'immense Ingmar Bergman.

Sur la musique de La double vie de Véronique

La musique jouée lors de la scène du concert étonne par l'étrangeté de sa tonalité. S'y mêlent à un point troublant l'ancien et le moderne, jusqu'à l'indécision, ce qui prête à la composition une note intemporelle. Lorsque Véronique, à son école, fait jouer ses petits élèves, nous reconnaissons, mais déformée par l'inexpérience émouvante des musiciens en herbe, la même mélodie. Elle est alors présentée comme l'oeuvre inédite d'un compositeur obscur du XVIII°siècle que l'on aurait récemment découvert : Van Den Budenmayer. Sur le livret qui accompagne la Bande Originale du film, cette composition est bel et bien créditée du même compositeur. Etant donné que nous l'entendons dans différentes orchestrations, le doute est permis quant au mérite réel de Sbigniew Preisner, pourtant seul compositeur crédité sur la pochette du disque. Dans Rouge, Irène Jacob, chez un disquaire, écoute une musique qui la transporte réellement. Au vendeur, elle demande s'il possède encore des exemplaires de ce disque. Il va en effet le lui chercher au fond de sa boutique et lui ramène un 33 tours dont la pochette crédite de nouveau Van Den Budenmayer. A la sortie de La double vie de Véronique, des mélomanes ont voulu se documenter sur ce compositeur inconnu mais ô combien génial. Il est drôle de constater que cet artiste obscur est en fait la création ludique de Sbigniew Preisner, le compositeur, réel celui-ci, de toutes les musiques des films de Kieslowski depuis Le décalogue. La supercherie rappelle celle de Pierre Louys, à l'époque des Chants de Bilitis, qui avait inventé une vraie-fausse poétesse dont lui-même, avec une modestie feinte, n'aurait été que le découvreur-traducteur.


3 commentaires:

Wictoriane a dit…

elles sont belles tes pensées du matin Fred, et je les partage avec la même allégresse ! Bon WE

Anonyme a dit…

Tu connais mes goûts pour la musique... je suis profondement touché par tes écrits et j'écoute en bande sonore le dernier P.J.Harvey "White Shalk" et je pourrais en mourir comme c'est beau... "Silence" et "The mountain"... Purements sublimes, et si...feminins.
Tout dans la femme me fascine.

Olivier "Cosmiccagibi"Boss.

Holly Golightly a dit…

Ce réalisateur est un de ceux que je chéris le plus et personne ne parle aussi bien de Véronique que toi.
Très émue à lire ce billet.