lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitre 3)


III

Mon amie et moi sommes montées au premier étage. Son appartement n'a pas changé. C'est un loft de 200 mètres carré avec sa kichenette dans un angle, un superbe canapé incurvé délimitant la partie séjour, tandis que les deux autres tiers de l'espace, Cindy les a aménagés de façon à s'octroyer un très large atelier personnel où sont entreposés ses planches à dessins, ses feutres, compas, règles, crayons, sa bibliothèque. Dans un coin, trône son labo photo.
-Je ne m'en sers presque plus à présent, tu sais. Avant, je pouvais passer des heures à peaufiner mes propres tirages. Mais ça, c'était avant l'ère informatique. Maintenant mon labo c'est ça.
Elle m'a montré un large bureau sur lequel était branché son ordinateur. Sur son plan de travail, elle a tenu à me montrer ses croquis d'une précision ahurissante. C'est émouvant d'accompagner chaque étape d'une création depuis sa genèse, encore balbutiante, jusqu'à sa phase définitive, quand toutes les idées ont enfin trouvé leur place et leur cohérence. J'apparaissais sur toutes les esquisses, et toujours cette impression de douceur et de tendresse qui s'en dégage.
-Il y aura des enfants dans ton clip ?
-Oui, ce sera une variation de Silent all these years. On y explorera les mêmes thèmes.
-Mais plusieurs enfants, tu te rends compte de la difficulté...
La dernière fois, nous avions eu recours à une fillette qui ne cessait de jouer à cache-cache avec moi. Par ses multiples facéties, elle venait parasiter les plans où j'évoluais. Un seul enfant déjà avait ralenti le tournage, alors plusieurs enfants, je n'osais pas imaginer la perte de temps. Serais-je libérée à temps pour rejoindre mes gars ? Pourrais-je être à l'heure à mon dernier concert ?
-T'inquiète pas, me rassurait Cindy, on y arrivera. Parmi les enfants, il y aura mon petit Thomas et le chéri de Lesley.
-Oh, Lesley, quel bonheur de la revoir !
-Tu sais, j'ai trouvé mes collaborateurs idéaux, je serais conne d'en changer.
Je me sentais en totale adéquation avec Cindy. Un artiste qui ne peut se passer de collaborateurs a tout à gagner à se constituer une famille de gens qui connaissent son univers et sont prêts à apporter leur touche à son édifice. Mon amie a su créer autour d'elle un espace aussi intime que créatif. Tous ses techniciens comptent parmi ses meilleurs amis. Elle entretient avec eux une relation de confiance réciproque. Je n'ai pas encore vraiment créé ce champ de complicités autour de moi, mais je m'y attèle.
Cindy avait tellement minuté ce tournage qu'elle était capable d'assurer mon retour à L.A dans les temps impartis. Rien ne serait laissé au hasard ; elle tiendrait sa promesse comme d'habitude. Lorsqu'elle a tenté de m'exposer certains aspects du clip, je n'ai pas tout saisi. En effet, comme beaucoup d'artistes, mon amie n'est pas à l'aise lorsqu'il s'agit de traduire avec des mots des émotions relevant principalement de l'intuition. Ses photos, fort heureusement, parlent pour elle; elle s'y projette à deux cents pour cent.
Trois coups à la porte ont fait dire à Cindy : "Tiens, voilà Karen !" En effet, a surgi une jeune femme qui transportait dans un caddie à roulettes tout son matériel. Même si je n’avais pas aperçu son visage, je l’aurais identifiée sans problème à l’énergie incroyable qu’elle dégage quand elle entre quelque part. Elle provoque toujours des étincelles, une manière qui lui est propre de se déplacer, donnant l’impression d’un manque total d’organisation, souvent en déséquilibre sur un pied ou l’autre, ne tenant pas en place, charriant un flot de paroles ininterrompu qui semble, quand on la connaît bien, masquer une grande timidité. Dès qu’elle m’a reconnue, elle s’est précipitée vers moi et m’a serrée contre elle avec une fougue qui m’a coupé le souffle. Typique de Karen, ça.
-Karen, tu fais comme chez toi, je vous laisse toutes les deux. Moi, je descends, je vais voir si les techniciens ont besoin d'aide.
Karen, déjà, avait rejoint la partie atelier de l'appart, ajoutant des commentaires enthousiastes aux croquis de notre amie. Elle cherchait à s'imprégner, m'a-t-elle précisé, de l'esprit qui présidait à ce clip pour lequel elle avait amené tout son barda.
-T'as mis tout ça dans ce petit caddie ? je me suis étonnée.
Elle est partie dans un franc éclat de rire, la tête renversée en arrière qui mettait en valeur ses lèvres grand ouvertes. J'adore le rire de Karen, généreux, communicatif, capable de dérider un zombie. Elle a jeté sur moi son regard noir que traversait pourtant une bonne humeur irrésistible.
-D'abord, mon caddie n'est pas si petit qu'il en a l'air. Ensuite, j'ai pas apporté toute ma garde-robes. Tu penses bien que 'dy m'a développé en long en large et en travers ce qu'elle imaginait pour ton personnage. J'ai pris que le nécessaire. Tu veux voir ?
-Oui, montre.
Karen a déballé son attirail, comme un marchand roublard prêt à tout pour vendre sa camelote. Elle en a extirpé des vêtements de diverses textures et couleurs.
-Tu connais 'dy et son aversion pour les couleurs flashy. Elle m'a demandé du blanc pour la partie centrale du clip...
-La partie centrale ?
-Ah, je vois, elle t'a pas encore briffée...
-C'est que... t'es arrivée... et...
-Bon, je vois. Ecoute. Tu seras vêtue de blanc de la tête aux pieds dans la seconde partie. C'est la partie jeune fille.
-Ah bon ! Elle me voit en jeune fille ?
-Pour ça, demande-lui. Moi, j'te dis ce que j'ai compris. Il y a une régression, je crois. Enfin, tu me comprends... On remonte le temps. Au début, t'es une jeune femme, puis une jeune fille, enfin un enfant. C'est bizarre, elle m'a dit “un enfant et une femme mûre à la fois”.
-Tu déconnes.
-Non, juré, demande à 'dy, j't'assure, c'est c'qu'elle a dit.
-Mais comment je vais jouer ça moi ?
-Ca, c'est ton problème, tu crois pas ?
Elle m'a décoché l'un de ses regards de biais dont elle a le secret et qui correspond chez elle à l'instant “vâcherie”. Une manière rude de répondre, sans appel. Presque deux ans plus tôt, j'aurais pu me sentir froissée, mais plus maintenant. Je connais bien Karen. Je sais que la vie est loin de l'avoir épargnée, mais elle n'en tient pas compte, comme si elle avait décidé une bonne fois pour toutes de ne vivre que l'instant présent et d'en profiter au maximum.
Elle m'a demandé d'essayer deux pulls à col roulé afin de s'assurer qu'elle ne s'était pas trompée de taille. Le premier était vert, le second, rigoureusement identique, blanc. Une fois rassurée, elle m'a présenté les deux jupes, toutes plutôt chaudes, assorties aux deux pulls. Enfiler une jupe culotte m'a rappelé mon enfance, quand maman m'achetait encore mes vêtements. Je n'aimais pas les jupes culotte, mais impossible de le faire comprendre à maman. Elle a parfois ses lubbies.
-C'est pour ça que je les ai choisies, parce qu'elles m'évoquent l'enfance à moi aussi. C'que j'ai pu souffrir avec ce truc qui me remontait jusqu'au cou ! Wouah ! La dégaine ! Vise la touche que t'as !
Karen en rajoutait dans la dérision. Mes musiciens auraient été les premiers surpris s'ils m'avaient vue dans cet état. Le comble a été atteint quand la styliste m'a tendu deux paires de collants-laine. Le contexte excepté, j'aurais pu penser qu'elle se moquait de moi. Naturellement, je n'ai pu échapper à la séance d'essayage. Karen m'a demandé de marcher un peu. Spontanément, j'ai retrouvé la démarche que je devais avoir étant fillette, de petites enjambées empruntées, gauches et timides.
-Si tu te voyais... Ma parole, si tu te voyais !
Je ne remercierai jamais assez Cindy de m'avoir tirée de là. Elle se tenait sur le seuil de son appart, éberluée, tournant vers Karen un regard agacé et a fini par lui lancer :
-Mais qu'est-ce que c'est cette horreur ? Où t'as déniché ça ?
-Quoi ? C'est mon travail, j'ai pensé qu'il n'y avait rien de tel que deux pulls à col roulé et deux jupes culotte pour symboliser le retour à l'enfance de ton personnage.
-C'est ridicule ! Comment t'as pu penser une chose pareille ? Tori, enlève-moi ça, vite !
Elle venait de s'adresser à moi du ton de la mère expéditive qui n'accepte aucune remarque et qu'une colère cataclysmique emporterait si j'avais le malheur de lui désobéir. Je dois préciser que je n'ai eu aucun remord lorsque je me suis débarrassée de mes accoutrements, mais, alors que je me dirigeais vers mes propres vêtements de ville, Karen, d'un bras tendu qui me barrait le passage, m'a figée sur place. Je me suis retrouvée ballotée en petite tenue, entre deux marâtres qui se disputaient la palme du bon goût. Incapable d'intervenir, amusée de me sentir si frêle et si honteuse, j'ai croisé les bras sur ma poitrine. Je me demande de quoi j'aurais eu l'air si un technicien avait eu la riche idée de paraître à cet instant.
-Tori, c'que tu portais quand t'es arrivée, c'est bien, je trouve.
Cindy ne plaisantait pas, malgré l'air ahuri de la styliste qui n'avait plus qu'à remballer ses affaires, pendant que je renfilais mon pantalon gris et mon petit débardeur bleu ciel qui remontait juste au-dessus du nombril.
-C'est parfait, Tori, tu restes comme ça. Est-ce que tu peux venir s'il te plaît, j'ai besoin de vérifier quelques placements de caméra.
(à suivre...)

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