lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitres 7 et 8)


VII


Pas moins de trois hommes installaient le travelling pendant que les machinistes déplaçaient le matériel en fonction du nouvel axe de la caméra. J'ai vu la salle se vider à mesure que l'équipe rejoignait Cindy à l'arrière du studio. Les manoeuvres risquaient de prendre un certain temps, d'autant plus que le plan suivant figurait parmi les préférés de mon amie. Elle ne précipiterait pas le tournage sans avoir au préalable vérifié tous les paramètres de sa mise en scène. Je suis sortie prendre l'air.
A l'animation des rues, au volume sonore que générait la ville, j'ai pensé qu'il devait être déjà plus de dix heures. J'ai parcouru le trottoir d'un pas nonchalant. L'air déposait sur mes joues sa brise apaisante. Je m'imaginais demander à un taxi de me reconduire à l'aéroport et, regardant par le rétroviseur, je voyais s'éloigner la rue du studio. Un taxi a ralenti à mon niveau; le chauffeur, les épaules voûtées, s'est mis à scruter mon visage, avant de réaccélérer. J'en ai déduit que la réponse à sa question devait se lire sur mon visage. Sur la vitre avant d'une voiture garée au bord du trottoir, Tori me regardait, l'air plutôt soucieux, débusquant mon regard chaviré. Que m'arrivait-il ? Devais-je imputer au tournage le dérangement qui avait saboté l'ordonnancement de mes traits, altéré l'expression d'ordinaire si décidée de mes lèvres ourlées ? Une devise ne m'a jamais abandonnée, en dépit des obstacles que j'ai dû surmonter. Rester à l'écoute de mon instinct, ne pas abandonner, y compris quand s'immisce le doute. C'est à ma fidélité à cette devise que je dois le mode de vie qui est le mien depuis quatre ans à présent. J'ai enregistré trois disques, le premier s'étant avéré un échec, une erreur de stratégie : j'avais voulu suivre la mode, pensant faire un carton auprès du public, mais je n'avais pas réalisé à quel point ce disque, renié depuis, était déjà à la traîne d'une mode ringardisée. Mon modèle de carrière était Madonna, mais j'ai confondu stratégie de carrière et identité artistique. Les chansons qui composent ce premier essai raté témoignent à mes yeux de ce qu'il ne faut surtout pas faire quand on se lance dans ce milieu : scruter la tendance auprès du public et vouloir lui plaire comme une forcenée. J'avais dérogé à mon intégrité. Je n'avais pas cherché ma ligne artistique, mais j'en avais plaqué une autre, préfabriquée pour ainsi dire : une erreur de jeunesse. Avec Little earthquake, j'avais voulu rétablir le tir et j'avais trouvé une forme de compromis qui me satisfaisait. La plupart des chansons étaient déjà écrites, certaines ayant été évincées du précédent album sous prétexte qu'elles ne portaient en germe aucun hit potentiel. Alors, je les avais récupérées avec la volonté d'effacer la honte de mon premier opus par la sortie sans tarder d'un second qui aurait remis les pendules à l'heure. Je n'avais pas eu le temps de composer un nombre suffisant de nouveaux morceaux. Mon astuce -ma ruse- a été surtout de changer l'habillage de certains titres parmi les plus dansants pour leur donner une apparence qui me corresponde mieux. Winter échappait à ce relookage car je l'avais composée dans un esprit déjà différent des autres titres, ce qui lui avait valu d'emblée d'être exclue du premier album. A partir du troisième, la presse musicale a même écrit qu'Under the pink était le disque où Tori Amos s'était enfin trouvée. Un critique influent a clamé qu'il m'inscrivait d'emblée dans le cercle privilégié des grandes dames de la folk. M'entendre comparée à Joni Mitchell, à Rickie Lee Jones, m'a émue à un point que je n'aurais jamais cru possible : peut-être parce que ces deux artistes font partie des rares dont l'intégrité n'a jamais été prise en défaut.
Forte de mes pensées, je me suis redressée, ragaillardie par la conviction que mon instinct ne pouvait pas m'avoir trahie. J'avais répondu à l'appel de Cindy parce que je devais passer par cette expérience. D'ailleurs, pourquoi me poser tant de questions? Cindy ne s'en pose pas, elle. Elle fonce.
A l'entrée du studio, j'ai vu surgir sur le trottoir Lesley Chilmes, dans sa jupe de cuir noir, gainée de bas résille, arborant son gilet de velours couleur prune. Un timide rayon de soleil a révélé des reflets bleus dans ses cheveux très noirs. Elle s'est tournée vers moi, une cigarette aux lèvres, pour m'indiquer que le réglage d'un travelling causait beaucoup de souci et que Cindy tournait dans tous les sens.
-Tori, je peux te poser une question indiscrète ?
-Tente toujours.
-C'est que... Tu comprends... c'est au sujet de Winter... Et tu m'as dit un jour que t'aimes pas parler de tes chansons.
-C'est pas que j'aime pas, tu vois, mais une chanson peut tellement m'obséder tant qu'elle est à l'état d'ébauche qu'ensuite j'ai besoin de la laisser filer et vivre de sa propre autonomie. Elle a plus besoin de moi.
-C'est pareil avec nos enfants, a ajouté Lesley, un jour, ils finissent par nous échapper. Justement, Winter, je l'avais déjà entendue et je n'y avais pas vraiment prêté attention. Pendant que tu improvisais ta chorégraphie tout à l'heure, j'ai remarqué le boitier du CD posé sur une enceinte. J'ai ouvert le livret et j'ai lu le texte de Winter.
-Je l'ai écrite en l'honneur de mon père. De son vivant, je me suis dit que c'était le moment ou jamais. Il fallait que je lui confie certaines choses. Dans une conversation normale, j'y serais jamais arrivée, tandis qu'à travers ma chanson...
-J'aurais souhaité pouvoir faire cela aussi pour mon père.
Je me suis souvenue alors que le père de Lesley avait été foudroyé d'un cancer à l'âge de cinquante cinq ans.
-Il y a des choses qu'il a faites pour moi, tu comprends, et il me les a jamais dites lui-même. Depuis qu'il est plus là, j'ai l'impression de découvrir un autre homme, quelqu'un de méconnu. Je suis passée à côté de lui, je m'en veux.
Que pouvais-je répondre à cela ? J'ai simplement posé ma main sur son épaule, comme on fait d'habitude en se sentant un peu ridicule. Des ondes de sa tristesse m'ont parcourue et m'ont rappelé que mon père est toujours vivant. L'envie subite de le contacter m'a traversé l'esprit, comme un feu qui vous ronge et ne vous laisse plus en repos. Je ne sais ce qui m'a donné la force de retenir mes larmes. Lesley n'en avait nul besoin. Ce qu'elle désirait secrètement, aucune parole de réconfort ne pouvait l'approcher.
-Merci, Tori. Ta chanson... je la garde là, près du coeur.
Nous avons fini par regagner le studio.


VIII

Tout était prêt. Un silence soudain s'est abattu. Avant de rejoindre son siège, la réalisatrice a posé ses mains sur le crâne de Buster, puis, d'une main nonchalante, a ébouriffé la petite chevelure brune comme s'il s'était agi d'un talisman.
Cinq ou six prises ont été nécessaires. La première fois, un manque de coordination, au moment de tendre ma jambe droite à hauteur de l'ouverture, a totalement interrompu mon élan au point que je me suis retrouvée à genoux dans le cadre des fausses fenêtres. La seconde fois, les accessoiristes en poussant la caméra ont manqué de synchronisme de sorte que l'opérateur avait déjà franchi la cloison que je ne m'étais pas encore hissée au niveau de l'ouverture. La fois suivante, c'est Lesley qui a demandé à refaire une prise afin d'arranger mon maquillage que l'horrible chaleur des spots avait fait pleurer.
Une fois le plan en boîte, Buster, Ben et leurs deux camarades se sont disputés l'exploit de qui parviendrait le premier à se hisser aussi bien que moi au niveau de l'ouverture. Ce qui exigeait de leur part un effort beaucoup plus important. Je les observais : rien dans leur attitude n'était comparable à la tension qui régnait parmi nous. Il a fallu quelquefois calmer leur fougue naturelle sous peine de voir le plateau débordé par leurs jeux, par leur capacité incroyable à se trouver partout à la fois comme s'ils étaient le double de leur nombre. Pendant la préparation du plan suivant, cadré de l'autre côté de la cloison, je me suis adossée à un mur, attentive aux échanges verbaux des enfants, à leur façon de se mouvoir.
Cindy est venue me rappeler que sitôt franchie la cloison, je devenais une jeune fille. Je réfléchissais comment je pouvais jouer un personnage plus jeune que moi. L'absence de fillette dans le groupe de nos figurants en herbe ôtait à mon examen un objet qui eût pu énormément m'aider. Il est évident que les filles ne se déplacent pas comme les garçons. Un cliché voudrait nous faire croire qu'elles sont toutes des danseuses qui s'ignorent tandis que les garçons avancent avec une plus grande détermination. Mais, parmi l'échantillon d'hommes en devenir que je pouvais examiner, j'ai constaté que Ben, le fils de Lesley, se déplace avec moins d'assurance que ses camarades. Il court et saute de joie comme les autres, mais ne se départit jamais d'une réserve que ses copains semblent avoir perçue avec leur acuité sensitive extraordinaire. Ben, quel que soit son enthousiasme et son agilité, transporte avec lui le poids d'une gaucherie qui détermine, comme un code génétique, son rapport au monde et à l'autre. Buster, le fils de Cindy, s'est imposé comme le chef du groupe. Personne ne lui conteste sa supprématie. C'est lui qui décidait par exemple de leurs jeux et de leur durée. Il rythmait toutes leurs activités. Mais moi, Tori, comment me serais-je intégrée à leurs jeux si j'avais eu leur âge ? Qu'est-ce qui aurait marqué mon rapport au monde ? Le plus étonnant dans mes observations, c'est le contraste entre l'enfant et sa mère. Lesley est plutôt du genre dynamique, capable par son énergie de compenser quelque peu l'absence du père. Cindy, en revanche, abrite sa ferveur sous une apparence calme. Leur enfant semble, dans un souci d'équilibre, avoir compensé l'excès de sa mère.
La deuxième partie du plateau était prête. Karen Binns, la styliste, que tout le monde attendait, est enfin arrivée munie d'un pantalon et d'un débardeur blancs, en tous points identiques à ceux que je portais déjà, la couleur exceptée. J'ignore comment elle parvient à coller aux attentes de Cindy, comment, par une gestion magique de son temps, elle vient au secours des situations les plus désespérées. Karen aurait pu rétorquer à sa meilleure amie qu'elle était dans l'incapacité d'obtenir sur le champ des costumes en remplacement de ceux qu'elle avait conçus tout d'abord. La photographe aurait été à son tour dans l'obligation d'admettre qu'il était effectivement trop tard. Or, voilà que Karen venait d'accomplir un autre tour de force dont elle seule avait le secret.
Très concentrée, Cindy m'a demandé de rejoindre le piano blanc sans oublier que j'étais alors une jeune fille. Je me triturais encore l'esprit pour trouver le détail qui marquerait un tel changement. Je cherchais l'expression de mon visage susceptible de traduire mon jeune âge, mais j'échouais à chaque fois. L'absence de glace ne m'aidait pas tellement; de plus, Cindy, qui me voyait grimacer, m'a immédiatement interrompue, avant même de crier les fameux “Silence. Action. On tourne.”
-Tori, pas ça ! Je t'en prie. C'est pas un concours de grimaces. T'es une jeune fille. Tu transportes avec toi tes rêves, ton enthousiasme. Le monde autour de toi est rempli de promesses.
J'ai senti mes jambes flageoler, je n'avais qu'une envie, me cacher, tourner le dos à la caméra. Je ne savais plus quoi faire, quoi décider, quoi penser. J'avais envie de pleurer, mais je m'en suis abstenue. Il m'était intolérable de penser que Cindy aurait pu perdre sa confiance en moi. Elle avait entrepris ce tournage en y investissant sa part la plus intime. Mes chansons qu'elle avait choisi d'illustrer, aussi bien Silent all these years que Winter l'avaient mise en contact avec sa part d'enfance. J'en étais la première étonnée. Depuis que j'ai la chance de vivre ma musique sur scène, je suis saisie par l'étrange alchimie qui se produit quand celle-ci trouve son chemin jusqu'à l'auditeur qui la transforme en quelque chose d'irrationnel, qui forcément échappe à mon contrôle. Il s'ensuit une relation si intime de mon public avec certaines de mes chansons qu'elles ne m'appartiennent plus et commencent dès lors un voyage où elles ne sont plus que le vecteur de désirs secrets, de fantasmes, d'échos. Même ma chanson Me and a gun, que je croyais si personnelle, donc condamnée comme une indécence fautive parce que j'avais osé libérer cette part de moi qui m'effraie, le torrent de mes instincts de meurtres les plus refoulés, a trouvé chez certaines de mes fans une résonnance d'une force incroyable. Dans l'important courriel que j'ai reçu à la sortie de mon second album, beaucoup de femmes m'ont remerciée d'avoir écrit cette chanson qui les a rassurées en les déculpabilisant, quelquefois même en leur donnant le courage de ne point commettre l'acte irréparable. La lecture de ces confidences enflammées m'a littéralement bouleversée. En même temps, j'ai ressenti le besoin de me protéger. Jamais je n'aurais cru une simple chanson détentrice d'un tel pouvoir révélateur chez les gens. Je n'ai jamais cherché à me poser comme porte-parole d'une communauté sociale ou ethnique. Et pourtant, je venais d'en constater les effets, et l'impuissance qui m'a saisie côtoyait le gouffre le plus effrayant. L'image de Kurt Cobain s'est plaquée soudain en filigrane de mes réflexions, comme un avertissement que je n'avais pas le droit d'ignorer.
Oppressée par le silence qui pesait sur mes épaules, j'ai regardé le superbe piano blanc... et la machine complexe des souvenirs s'est mise en branle. Une joie vibrante m'a enveloppée sitôt éparpillées les images dans ma tête. Je venais de réussir mon concours de piano. Dix années d'efforts acharnés pour venir à bout d'un simple concours, pour voir enfin ployer la terrible résistance du jury qui ne m'avait jamais épargnée. Comment pouvait-on s'arroger le droit de balayer d'un revers de sentence, de violer jusque dans sa chair, la passion d'une jeune fille dont le seul tort consiste à se sentir animée du souffle de la création ? Quand je m'exerçais au piano, mes mains s'écartaient malgré moi des codes que mes maîtres m'inculquaient à chaque leçon. Je ne comprenais pas le motif qui les poussait à déverser sur moi leur colère, parfois leur haine ou leur rancoeur. On me reprochait mes vélléités d'artiste, comme une faute de goût impardonnable, on dénigrait systématiquement ce que j'avais l'audace de soumettre : mes propres créations.
Aussi, quand j'ai enfin remporté le concours, bien plus tard, après un abandon de plusieurs années, j'ai accueilli mon premier prix de piano comme une revanche personnelle contre le système, les prémices d'un affranchissement, une forme de fierté retrouvée quand j'avais reçu des mains de Daniel Barenboim lui-même le trophée que mes parents gardent précieusement chez eux. Après mon passage, et avant la proclamation des résultats, j'étais descendue dans la rue et l'avais traversée gaiement, fière de la performance accomplie dans la fièvre de ce que je pouvais donner de meilleur. Je m'étais mise à trottiner en balançant mes bras d'enthousiasme.
-C'est dans la boîte ! T'étais parfaite, Tori.
La voix de Cindy m'a comblée de bonheur au point que j'ai ri à en avoir mal aux côtes. Je ne savais pas ce que j'avais fait. J'aurais été incapable de le reproduire s'il avait fallu une autre prise. Lesley me souriait au moment où elle m'a rejointe pour redéposer un peu de poudre sur mes joues, revitaliser le rose argenté qui dessinait mes lèvres.
-T'es sensas, comment t'as fait pour trouver cette démarche, cette légèreté, j'ai cru que t'allais t'envoler. Et ton visage, cette expression que t'avais, toute la joie et la fierté crâneuse d'une jeune fille épanouie et consciente de ses charmes...
(à suivre)

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