lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitres 1 et 2)

Voici la version remaniée et expurgée de WINTER. J'ai décidé que c'était la version director's cut.
Cette nouvelle, que vous me ferez peut-être l'honneur de lire, malgré sa longueur, je la porte en moi depuis près de trois ans. Mais je suis un grand fainéant, j'ai besoin d'être attiré par l'écriture, qu'une force supérieure à ma volonté m'y pousse, sinon je laisse en champ des projets d'histoires le plus souvent avortées.

Celle-ci a résisté avec une force inouïe à l'entonnoir d'oubli qui menace bien de mes projets quand je ne les exécute pas dans l'immédiat. A la source de ce récit, existe un clip vidéo de Tori Amos, sa chanson Winter mise en images par Cindy Palmano, sa réalisatrice attitrée. J'ai déjà édité un billet sur l'expérience que la chanteuse américaine a relatée au sujet du tournage de ce clip, expérience qu'elle confiait dans un commentaire qui accompagnait en bonus cette vidéo. (http://fred-lumineuxregrets.blogspot.com/2007/10/quelque-chose-denfantin.html )


La chanson Winter m'a toujours bouleversé, mais l'éclairage qu'en donne Tori Amos dans le double DVD qui réunit toutes ses vidéos a décuplé l'affection que je lui porte. Le clip de Cindy Palmano est une merveille d'innocence retrouvée, comme si, par sa technique désuète, la photographe avait retrouvé le chemin précieux de l'art primitif.


J'ai eu envie de relater à mon tour l'expérience d'un tournage auquel je n'ai pas assisté et dans lequel pourtant je conserve l'empreinte de ma présence. Les sentiments contradictoires qui animent mes personnages relèvent d'une part de ceux que Tori dans son commentaire a essayé de traduire, et d'autre part je m'efforce de recréer, en me laissant une marge d'invention sans laquelle il n'est point de création.






I


Ne me demandez pas comment je me suis retrouvée embarquée dans cet avion à destination de New York, au milieu de ma tournée Under the pink qui vient de faire escale à Los Angeles.
Sachez que je n'ai pas pour habitude d'abandonner mon groupe à trois jours seulement d'un énorme concert, surtout en pleine période de réglages sono qui nous voit mettre au point la nouvelle set list et répéter ensemble pour jauger l'acoustique de la salle.
Et pourtant, je me suis taillée comme ça, en catimini, à la veille de nos répétitions. Je vous prie de croire qu'on me connaît dans le milieu pour mon ultra professionnalisme et mon exigence artistique. Je n'ai aucun scrupule non plus quand il me faut pousser un coup de gueule. Ca file droit après, c'est moi qui vous le dis. Quand je pense à la fillette qui entrait au conservatoire à huit ans, apeurée quand ses professeurs, avec un plaisir sadique, s'acharnaient à refouler toute créativité en elle, jusqu'à la dégoûter du piano, son instrument fêtiche qu'elle avait appris à dompter toute seule comme une grande; quand je pense à cette enfant qu'on avait laissée exsangue le jour où on lui avait assuré qu'elle n'aurait jamais l'étoffe d'une artiste, qu'elle serait peut-être tout juste bonne à faire danser les boîtes de nuit, je me sens fière de ma revanche, d'avoir su retrouver, grâce aux encouragements de mes parents, la voie de la création musicale pour laquelle je me savais destinée depuis mon jeune âge.
Je n'ai jamais considéré la musique comme un passe-temps, n'en déplaise à mes profs. Mes musicos sont là pour témoigner la discipline à laquelle je les soumets; contre les mauvaises habitudes du show biz, j'exige la ponctualité. Je veux que chacun se donne à deux cents pour cent. Il n'y a qu'à ce prix que la musique peut se frayer un chemin jusqu'à l'âme du public. Je suis convaincue que l'émotion musicale est le produit d'une rigueur de chaque instant. Autant j'écris mes textes dans la foulée d'une inspiration fougueuse que je ne retravaille presque jamais, autant j'interprète mes chansons en ne laissant aucune place au hasard.
Cela me tracasse quand j'imagine, demain matin, mes musiciens m'attendant, au début avec le sourire (Tiens, pour une fois qu'elle est en retard), puis avec inquiétude.
Qui d'autre que Cindy aurait pu me déroger à mes principes ? Elle a appelé mon portable sur les coups de 20 heures. J'étais allongée dans ma chambre d'hôtel après un repas bien arrosé à la bière auquel m'avaient conviée mes p'tits gars.
-Tori ?
-Cindy ! C'est toi ? Mais d'où tu m'appelles ?
-Faut que tu viennes... Vite !
-Tu déconnes ou quoi ? Tu sais où je suis ?
-A L.A, je crois bien...
-Oui, à L.A. Figure-toi, si tu l'ignores, que j'ai entamé une tournée et que je suis overbooquée jusqu'à mars prochain. Mais pourquoi tu m'appelles, bon sang ?
-Tu dois venir, vite. Tu me dois bien ça, non ? Rappelle-toi, “à la vie à la mort”, tu disais.
Cindy faisait allusion au pacte que nous avions contracté lors de notre première collaboration. A l'époque de Silent all these years, Cindy et moi avions été frappées par la connivence de nos univers. Elle admirait mes chansons, et je fus extrêmement touchée par son élégance graphique. Ses compétences en design et en photographie, elle les a mises au service de ses premiers clips qui témoignent une réelle sensibilité. C'est mon agent qui avait repéré dans divers magazines de mode les pubs de Cindy, identifiables à la palette subtile de leurs couleurs pastel, sa marque de fabrique, qui contrastent radicalement avec le cynisme ambiant à l'honneur généralement dans ce milieu. Les pubs de Cindy, et surtout ses photos personnelles parues dans de magnifiques ouvrages, m'évoquent certains travaux de Sara Moon, même si son univers entretient un rapport encore plus étroit avec le monde de l'enfance qu'elle est la seule, je crois bien, à assumer pleinement. Pas le regard d'une adulte sur l'enfance, mais celui d'une enfant dans toute sa naïveté. Sous sa direction, j'ai compris, au-delà de sa douceur naturelle que certaines mauvaises langues n'hésitent pas à qualifier de “mièvre”, que se profile une âme ardente qui revendique, n'en déplaise aux cyniques de la pub, sa propre vision du monde. Le combat est tellement déloyal que Cindy souffre de migraines chroniques. Alors ses traits se replient dans leur silence, son regard se durcit, l'angoisse la ronge. Mais la lumière jaillit toujours au bout du chemin. Et les clips Crucify et Silent all these years témoignent l'authenticité de sa démarche.
-Mais enfin, ma belle, tu réalises ce que tu me demandes ? Nous n'avons pas encore décidé la set liste du prochain concert. Et c'est dans deux jours...
-Je sais, tes concerts de samedi et dimanche. Viens, je t'en prie. J'ai besoin de toi.
D'habitude, en tournée, je refuse d'accorder la moindre place à l'inquiétude. J'évite toute situation stressante. Mais ce jour-là, j'ai vacillé à l'instant où j'ai perçu un déraillement dans la voix de Cindy.
Et quand elle a brandi le souvenir de notre pacte, j'ai senti mes dernières résistances flancher. Comme je doutais d'avoir le temps de réserver un avion, prenant les devants elle m'a avoué qu'elle m'avait déjà réservé une place dans le vol de 23 heures. Il me suffirait ensuite, une fois à New York, de prendre un taxi pour couvrir les vingt kilomètres me séparant de son studio à Manhattan. J'étais dans un tel état de stupeur que je ne me suis même pas demandé comment elle avait pu accomplir une telle prouesse, en un temps aussi restreint. Quand je vous dis que Cindy est capable de déplacer des montagnes !
Je suis dans l'avion depuis deux heures. J'ignore pourquoi Cindy m'a convoquée, je peste contre la folie qui m'a saisie.

II

Dès mon arrivée à l'aéroport de New York, j'ai senti flotter le sol sous mes pas. La lumière avait encore maille à se défaire des ombres nocturnes. Je suis montée dans un taxi. La route qui défilait silencieusement était enveloppée d'un voile de monotonie. Je me suis un peu assoupie.
A mon réveil, je me suis extirpée du véhicule. Dehors, l'air était agréablement frais, sans les griffures vivifiantes des mois d'hiver. Je me suis dirigée d'un pas alerte vers le studio de Cindy. J'ai frappé trois fois. Comme personne ne répondait, j'ai fini par appuyer sur la poignée.
Dans le couloir étroit, le peu de lumière provenait d'une vitre murale située à mi chemin du rez de chaussée et de l'étage où se trouvait l'appartement de Cindy. J'étais étonnée par le calme qui régnait dans l'immeuble. A ma droite sur le palier, s'ouvrait le studio où nous avions tourné le clip de Silent all these years. J'en ai vu sortir un jeune homme vêtu d'une combinaison de peintre. C'est à peine s'il a prêté attention à moi. En le voyant bailler à s'en décrocher la machoire, j'ai deviné qu'il avait bossé toute la nuit. Cindy sait s'entourer de gens qui lui sont entièrement dévoués, sans avoir jamais besoin d'user de son autorité. Comment ne pas donner à une femme si talentueuse et si généreuse ?
Je me suis glissée à mon tour dans le studio. Le sol était entièrement bâché sous des nappes de plastique tachées de flaques blanches. Tous les murs affichaient une surface uniformément blanche. Sous les étendues de plastique, mes pas foulaient un sol lui-même immaculé.
-Tori ! Enfin, t'es là.
Je la retrouvais, ma chère Cindy, venue se serrer dans mes bras. Je sentais sa respiration profonde et son effort pour en maîtriser les flux. Ma présence semblait réellement la soulager.
-Tu dois avoir soif, non ?
-Pas vraiment.
-Mais un café, ça te dit ?
-Alors, si c'est un café...
Elle s'est dirigée vers une table posée contre le mur dans le prolongement de la porte d'entrée. En soulevant le levier d'une grosse bonbonne en inox, elle a fait couler un café fumant dans un gobelet en plastique qu'elle m'a tendu en me désignant une chaise.
-Miss, nous débarrassons maintenant, nous avons terminé.
-Parfait, faites donc.
C'étaient les peintres qui venaient retirer, après leur boulot, leurs outils, pots de peinture et rouleaux. En les regardant s'activer, j'ai pris conscience des dimensions de la salle. Cindy s'est mise à sourire.
-Non, tu rêves pas. La salle est bien plus petite.
-En effet, qu'est-ce qui se passe ?
-C'est à cause du mur là-bas, tu vois ? Mes p'tits gars, c'est eux qu'ont posé cette fausse cloison. Comme ils l'ont peinte en blanc, on ne la distingue pas des vrais murs. Mais si tu t'en approches, tu remarqueras qu'elle ne rejoint pas totalement les deux bouts de la pièce. Il reste un espace, une ouverture. Mais ce n'est pas par là que tu entreras. Tu vois l'encadrement au milieu du mur ?
Mes yeux s'égaraient à glisser sur cette surface blanche. C'est alors qu'en fronçant les paupières j'ai compris enfin de quoi il retournait. Comme pour le passe-plats traditionnel des cuisines américaines, on avait aménagé à même la cloison un espace rectangulaire. Mais il était masqué par le fait que la pièce, de l'autre côté de la cloison, présentait les mêmes murs blancs. Les peintres avaient promené leurs rouleaux sur chaque centimètre carré du studio.
-Cindy, je t'en prie, tourne pas autour du pot. J'peux plus tenir. Dis-moi pourquoi tu m'as appelée.
Une lueur furtive a vibré dans ses yeux. De silhouette plutôt fine, Cindy passe pour quelqu'un de délicat. Sa chevelure noire, qu'elle n'a plus coupée depuis l'adolescence, retombe en une cascade aux reflets bleutés jusqu'au bas du dos. Son large et beau regard noir déploie une infinie douceur qui s'incarne évidemment dans sa voix limpide. Ses petites lèvres semblent presque s'excuser d'exister ; en revanche, quand elles s'étirent, même timidement, elles éclairent d'un sourire radieux son visage qu'on aurait envie d'embrasser avec l'intention folle de lui soutirer une infime part de son élégance.
-C'est mon père... Il... Il... nous a quittés.
On se sent toujours emprunté dans de tels moments, ne sachant quel geste amorcer, quelle parole soutenir. J'ai simplement replié mes mains dans la sienne et caressé son regard que j'ai trouvé d'une immense beauté à cet instant. J'avais rencontré le père de miss Palmano deux ou trois fois, notamment à la fin du tournage de Silent all these years. Les parents de Cindy ayant beaucoup apprécié mon premier album Little eartquake avaient tenu à me recevoir dans leur coquette villa de banlieue. J'avais été un peu gênée par l'austérité de M. Palmano. Il s'exprimait peu, écoutait beaucoup, qualités que je suis loin de partager. C'est sans doute pour cela que ces gens m'intimident tant. Ils gardent pour eux le fond de leur pensée. Quant à moi, je ne retiens aucune émotion. Quand je me sens exaltée, je saoule les gens de paroles, quand je déprime, je le fais supporter à mes proches. Je suis incapable de feindre, de raisonner mes élans affectifs comme mes replis sur moi. Apprendre la mort de M. Palmano m'a pourtant bouleversée. L'émotion, que Cindy maîtrisait presqu'aussi bien que lui, a jailli soudain.
-A sa mort, je n'ai eu de cesse de penser à toi.
-A moi ?
-Oui... Enfin, à l'une de tes chansons. Winter.
Winter, je l'avais écrite il y a fort longtemps, c'était même la plus ancienne chanson de Little earthquake. Je devais avoir vingt ans à peine quand j'ai composé cette balade en hommage à mon père, une façon de lui transmettre de façon indirecte ma reconnaissance bien tardive.
-Voilà, il faut que je réalise le clip de ta chanson.
-T'es folle ! Mais avec quel argent ? T'en as même pas parlé à mon agent.
-Tori, arrête. Je fais pas ce film pour vendre une marque de parfum ou de fringues. Je le fais pour lui... mon père.
-Alors, c'est pour ça que tu m'as fait venir ? Pour me donner un rôle dans ton clip ?
-Oui, à la seule différence que cette fois j'aurai aucune promotion à la clef, toi non plus d'ailleurs.
-Et mes p'tits gars alors, qu'est-ce que j'leur dis ? Combien de temps ça prendra ton tournage ? Samedi j'ai un concert à L. A...
-T'inquiète pas, vendredi soir tu repartiras par l'avion de minuit.
-T'as déjà prévu le retour ?
J'étais éberluée par l'efficacité avec laquelle Cindy avait planifié les deux journées de travail qui nous attendaient. Je retrouvais intact son sens de l'organisation. Elle affirmait pour la première fois aussi son indépendance artistique. Ce film ne lui serait pas dicté par des fins publicitaires. Au vestiaire, la mode pour une fois ! Elle avait investi son âme dans ce projet qui avait jailli du nid une nuit au point de l'avoir réveillée, n'apaisant son tourment qu'une fois griffonnées sur un bout de papier les quelques cases du storyboard qu'elle avait déjà conçu pendant son sommeil. Elle avait en tête tout le déroulement du clip, chaque plan, chaque scène, chaque séquence, enfin presque. Je sais qu'elle a toujours de nouvelles idées qui surgissent sur le plateau et bouleversent souvent le plan de tournage. Elle savait exactement ce que j'allais y faire, comment j'allais me déplacer.
Une agitation grandissante dans le couloir de l'immeuble nous a alertées.
-Les voilà, mes techniciens, ils arrivent avec tout leur matos. Viens, montons à mon appart. Je vais t'expliquer ton rôle.
Les électriciens encombraient déjà l'entrée de l'immeuble. J'ai toujours été impressionnée par la tonne de matos qu'ils transportent avec eux : cables interminables enroulés comme des serpents noirs, autant de pièges pour les pieds distraits, trépieds à rallonge à ne surtout pas renverser sous peine de détruire des ampoules surpuissantes d'un prix exorbitant. Ils savaient très bien ce qu'il leur restait à faire puisque, sans attendre les directives de Cindy, ils se sont dirigés vers le studio du rez de chaussée.

(à suivre...)

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