lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitre 10)


X


L'après-midi, après une pause sandwich, le rythme du tournage s'est intensifié. L'inspiration de Cindy jaillissait à raison d'une idée par minute de son esprit fertile. Les plans classiques de moi assise devant le Bösendorfer lui ouvraient soudain de nouvelles perspectives pour intercaler des plans inédits qui lui permettraient d'enrichir les options du montage.
Je dois reconnaître que ma relation aux pianos qui ont traversé ma vie relève de la fusion. Rien n'a jamais offert à ma liberté un tel champ d'expression. Mes mains sur le clavier libèrent un geiser d'émotions qui me surprend moi-même a posteriori, quand j'écoute par exemple, dans la cabine du studio Wooden chez WEA, le résultat d'un enregistrement. Alors se produit un phénomène que je n'ai jamais su expliquer : bien que je reconnaisse ma propre composition, l'écoute de son interprétation, une fois enrichie des arrangements orchestraux, me procure le sentiment étrange de découvrir ma chanson exécutée par des artistes anonymes. Jamais ma propre image ne vient se plaquer sur les notes du piano. J'identifie aisément la marque du piano utilisé pour l'enregistrement, mais nullement le style adopté par celui qui en joue, comme si je n'en avais aucune conscience pendant mon interprétation. Je ne saurais dire si l'artiste a du talent, mais sa fougue me saisit parfois, surtout ma façon de marteler les touches dans la version studio de Little earthquakes. Aux commandes de ses machines, mon ingénieur du son, Eric Rosse, en était resté bouche-bée, au point que mon fâcheux pessimisme m'avait laissé croire qu'il n'était pas le moins du monde convaincu par mon interprétation. En écoutant l'enregistrement, j'avais d'abord ressenti une impression très vive de puissance, avant de prendre conscience que j'en étais l'auteur. Eric avait alors cru bon de me rappeler -C'est toi qui joues là ! Je l'avais regardé, incrédule, et nous avions ri en choeur.
Pendant que Cindy réfléchissait à la suite des événements, Ben est venu s'assoir en quinconce sur mes jambes.
-Montre-moi comment tu joues. Plus tard, je jouerai encore mieux que toi.
Je lui ai demandé de poser ses mains sur le dos des miennes et de les laisser me suivre tandis que je frappais les touches blanches et noires. Il s'est redressé dans la fierté de ses huit ans, a promené sur l'assemblée la provocation amusée de son regard, un arrière-goût de revanche à l'attention de Buster, puis il m'a regardée avec l'intensité dont sont coutumiers les enfants abandonnés à leur plaisir.
Cindy nous a rejoints alors que Ben et moi jouions la séquence mélodique de Winter ; j'ai vu le visage de mon amie soudain s'illuminer.
-C'est ça ! C'est ça ! Oui, c'est ça !
Sous l'effet de la surprise, mon petit bonhomme et moi nous sommes arrêtés, mais déjà Cindy, tournée vers ses techniciens, les avait interpellés avec un enthousiasme débordant.
-Allez, tout le monde au combat ! Encore un plan à boucler aujourd'hui ! Le dernier !
Pendant que la jeune fille que j'étais devenue jouait du piano, Cindy a eu envie de pousser plus loin encore le processus de régression temporelle et à mes mains elle a imaginé que pourraient se substituer celles de la fillette que j'avais été. Une simple fondue enchaînée verrait des mains d'enfant se superposer aux miennes. Comme nous n'avions pas de petite fille à disposition, la réalisatrice a naturellement proposé le rôle à son fils Buster.
-Maman, j'suis pas une fille !
C'était sans compter le tempérament outrageusement fier de Buster qui ne semblait pas décidé à se travestir. Ben, qui se trouvait encore assis sur mes genoux, a levé sa main en criant :
-Moi ! Moi ! Je veux faire la petite fille.
Cindy n'a pas attendu que l'enfant réitère sa proposition. Karen a dû regagner son studio, à vingt minutes à pieds, afin d'en ramener une robe blanche. Les machinistes en ont profité pour installer la caméra et les éclairages en fonction du nouveau plan. Il a fallu, pendant ce temps, que j'apprenne à Ben à jouer la séquence de Winter qui sert d'ossature à l'ensemble de ma composition. Il s'est révélé très consciencieux, et plutôt doué. Après seulement cinq ou six essais, il arrivait tout seul à reproduire la gamme pentatonique que je lui avais apprise. Renfrogné, Buster boudait dans son coin, les bras croisés, pris au piège de sa propre liberté, sans aucune résistance des adultes à son refus tumultueux. Il a fini par quitter le plateau pour ruminer en cachette sa douleur dans la salle d'à côté.
Quand Karen est revenue de sa course à travers Manhattan, Ben était prêt à exécuter ce que le plan exigeait de lui. La styliste l'a aidé à enfiler une robe blanche, une robe chic qu'arborent les fillettes lors des communions et mariages. J'ai laissé le garçon, tout à sa joie, jouer les cinq notes répétées sous l'attention insistante de l'objectif qui traquait ses mains à dix centimètres à peine. Cindy a même conçu dans la foulée un plan subjectif de la fillette assise devant son clavier.
En passant près de Buster qui m'a tourné le dos, je suis sortie de l'immeuble, ma main farfouillant dans le fouilli de mon sac à la recherche de mon portable. J'étais rattrapée par ma culpabilité vis-à-vis de mes gars. Je devais les contacter. Je n'étais pas la première à avoir eu cette idée : un message clignotait déjà.
-Allo, Tori, c'est Phil. Où es-tu fourrée, bon sang ? Nous sommes sur les rotules. Brian est prêt à écumer les hôpitaux de la région et à lancer à tes trousses les hélicoptères de l'armée.
Un flot de larmes a noyé mes paupières. Je devais les contacter à mon tour, sans savoir ce que j'allais bien pouvoir leur expliquer. J'ai rappelé Phil. Il a décroché avant la deuxième sonnerie.
-Hello, Phil...
-Tori, mais t'es où là ?
-A Manhattan...
-Quoi ? Répète ! Dis voir ! C'est une blague ?
Je ne savais quoi répondre.
-Y'a un concert, il me semble, après-demain. Désolé de te l'apprendre. Ah oui, c'est à L.A, au fait.
-Dis à toute l'équipe que je serai présente au concert. Tu me connais, je vous ferais pas ce coup.
-C'est bien aimable à toi.
A l'autre bout des ondes, une cacophonie s'est fait entendre. Légèrement en retrait, j'ai reconnu la voix de Phil s'adressant aux gars et leur apprenant la nouvelle. Des cris de stupeur se sont soulevés. Ils avaient du mal à avaler la pilule.
-Phil, je vous promets que je serai de retour à l'heure. J'ai dû répondre à une urgence. Je peux pas vous expliquer, là, j'ai pas le temps.
-Une urgence ! Mais pourquoi t'es partie comme ça, en juive ?
-J'ai eu tort, je sais. Mais j'ai eu peur, peur de pas avoir le courage de partir si j'étais venu vous en parler en face.
-C'est toi qui dis ça ? Je délire.
Phil s'efforçait encore de recoller les morceaux dans l'espoir de trouver une logique à mon départ précipité. Je l'ai encore et encore assuré qu'il n'y avait aucune raison de s'alarmer, que nos derniers concerts se dérouleraient conformément au programme. Il a paru se calmer. Sa voix était entrecoupée de plus longs silences. Bientôt, ne lui échappaient plus des lèvres que des “Bon”, “OK”, prononcés toutefois dans une relative hébétude.
Soulagée, j'ai éteint mon portable. Je n'ai pas eu le courage de préciser le motif de mon départ, jamais je n'ai mentionné l'appel de Cindy, encore moins la force irrésistible qui m'avait contrainte à prendre le premier avion. Pourtant, c'est l'unique aspect de la question qui aurait mérité réflexion. Ma présence à New York me paraissait inexplicablement relever d'une évidence. Tout, depuis la texture de l'air sur mon visage jusqu'à la lumière terne qui plongeait la ville, venait me conforter dans mon choix.
Dans le studio, j'ai eu la surprise d'intervenir au moment de l'apéro, d'un côté les rires de Lesley aux histoires délirantes de Karen, de l'autre les techniciens attentifs au programme du lendemain que leur exposait Cindy.
Les garçons, plus agités en raison de la fatigue, poursuivaient une fillette qui les narguait en faisant des grimaces avec sa bouche et ses mains. Dans sa nouvelle tenue blanche, Ben convoquait à son insu les petites filles mystérieuses de Lewis Carroll. L'aisance avec laquelle il faisait tournoyer sa robe, esquivait ses camarades ou sautillait en guise de provocation contrastait avec le caractère inhibé du garçon qu'il avait été l'après-midi durant. Qui sait, peut-être avait-il trouvé ce point d'équilibre auquel certaines personnes n'accèdent que tardivement dans leur vie. Ce qui se jouait sous mes yeux, sous les yeux de sa mère faussement indifférente, prendrait peut-être, ultérieurement, une importance capitale dans la vie de Ben. Mais l'enfant se contentait de courir et de laisser jaillir sa joie, dans toute l'inconscience de lui-même.

(à suivre)

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