lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitre 6)


VI


Dès mon entrée dans le studio, j'ai senti, malgré les apparences, la réelle tension qui caractérise un plateau dirigé par Cindy.
La réalisatrice réglait quelques effets de costumes avec les garçons. Karen leur avait confectionné, avec trois bouts de ficelle, une coiffe qui s'attachait autour du cou. Le visage des enfants devenait alors le pistil d'une marguerite. Buster paradait déjà pendant que la styliste arrangeait sur sa tête un pétale que sa fougue d'enfant avait dû malmener. Il était fier qu'on s'occupe de lui, à ce que j'ai pu en juger par les regards sérieux qu'il jetait vers ses camarades de jeu.
Comme personne n'avait encore besoin de moi, je me suis approchée, à l'autre bout de la salle, de la fausse cloison. Quelle n'a pas été ma surprise dès que j'ai aperçu, au travers de l'ouverture, un splendide piano. Il n'a pas échappé à mon attention en dépit de son immaculée blancheur qui se confondait avec celle des murs. Ne me laissez jamais en présence d'un piano, je le vampirise, je lui arrache tout ce qu'il a dans les tripes. Mes doigts ont commencé à caresser le clavier dont les “noires” étaient aussi blanches que les autres. Au son qu'il a dégagé, j'ai su aussitôt que c'était un Bösendorfer. Cindy n'a pas oublié mon admiration pour cet instrument inégalable. Elle a dû, comme d'habitude, taper du pied et des mains pour dénicher une telle merveille. Cela n'aidait pas, c'est certain, à amortir le budget aloué au clip. J'ai essayé les premières notes de Winter. Elles ont jailli de mes doigts avec une évidence qui m'a étonnée, moi qui croyais avoir oublié la séquence initiale de ma chanson, sans doute la plus ancienne de mon répertoire. C'était étrange de reparcourir une mélodie qui ne m'appartenait plus, mais qui brûlait si fort encore du souvenir de mon père pour qui je l'avais composée. L'agitation qui montait dans l'autre partie de la salle m'a alertée que le tournage était sur le point de débuter.
J'ai rejoint les autres. Au centre du plateau, Cindy avait disposé les quatre garçons tout droit sortis d'une scène féérique de Comédie d'une nuit d'été, chacun représentant un élément de la Nature. En m'apercevant, elle s'est approchée de moi et, me prenant à part, m'a expliqué :
-Tori, tu peux improviser une chorégraphie ?
-Quoi, une chorégraphie !
-C'est pas du Bob Fosse que je te demande, un truc simple, basique. Tu sais faire ça.
-Tu crois ? Mais dans quel style tu le veux ?
-Excuse, Tori, mais j'ai pas eu le temps d'y penser, j'te fais confiance.
Elle a couru se blottir derrière la caméra tenue par son chef opérateur : un homme à la carrure assez impressionnante. Il a levé son bras à mon intention. Je lui ai souri, puis j'ai senti un silence étouffant peser sur mes épaules. Les garçons se tenaient près de moi, en ligne, m'interrogeant du regard dans l'espoir que je leur donne l'impulsion du départ. La voix de Cindy a retenti, la voix qui est la sienne quand elle dirige une équipe, une voix beaucoup plus grave, aux intonations presque rauques. Les spots nous ont plongés, les enfants et moi, dans une chaleur brutale et aveuglante qui a fait barrage à toute l'équipe du tournage.
Je réfléchissais à ce que je pouvais faire en amorce à ma chorégraphie. La présence des enfants m'incitait d'autant moins à choisir la complexité. Comment faisait la petite fille de jadis, dans la cour de son école, au cours des jeux qu'elles inventaient, ses camarades et elle ?
-Silence ! Moteur ! Action !
Deux imposantes enceintes ont diffusé ma chanson dans le vaste studio. J'ai fermé les yeux avant de me lancer.
-Ferme pas les yeux, Tori, m'a crié Cindy, regarde devant toi et vas-y.
Je me suis trémoussée sur place. Je ne comprenais pas pourquoi la réalisatrice n'avait donné aucune instruction à mes petits partenaires. Les pauvres. Je n'avais aucune peine à me mettre à leur place.
Il a fallu évidemment arrêter le moteur. Au lieu de s'approcher de moi, Cindy m'a parlé à travers l'écran des spots.
-C'est pas grave, on reprend, deuxième prise. Prête, Tori ? Improvise. Fais simple.
Lors de la seconde prise, je me suis mise à tourner lentement sur moi-même, mes bras frétillant comme les branches d'un arbre sous un vent glacial.
Ce n'était pas bon non plus. Nouvel arrêt. Nouveau silence, à peine troublé par le ronronnement des machines. J'ai senti monter jusqu'à mes joues une vague d'incompréhension. Pourquoi Cindy ne me rejoignait-elle pas ? J'avais besoin de son aide. La transpiration s'est mise de la partie. J'ai demandé de l'eau. Karen m'a tendu une bouteille en plastique que j'ai vidée à moitié.
-Ca va pas ? m'a demandé Karen.
-Si, ça va aller, t'inquiète.
Cinq prises ont été nécessaires pour mettre en boîte ce plan. Ce n'est pas vraiment la chorégraphie qui me posait un problème. Je me suis inspirée de ce que faisaient spontanément mes petits figurants quand la caméra ne filmait pas. Devant des centaines de personnes venues des quatre coins du globe, je n'ai jamais éprouvé la plus infime parcelle de gêne. Or, en présence d'une équipe de tournage réduite, je me sens particulièrement vulnérable, même si j'en connais la plupart des techniciens. Par instinct de défense, j'ai masqué autant que possible le vertige qui s'est emparé de moi après que des vagues de chaleur ont pris d'assaut mon visage comme cible de honte.
Lors de la dernière prise, Cindy m'a expliqué que la caméra ne cadrerait que les enfants en gros plan, je n'avais plus donc à me préoccuper de ma chorégraphie, simplement à suivre le rythme de la musique et la cadence de ma voix qui s'échappaient des deux enceintes acoustiques.

(à suivre)

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