jeudi 31 juillet 2008

Winter (chapitre 15)



XV
Bientôt, les manoeuvres répétées d'un camion ont commencé à distraire nos conversations. Il était passé déjà une première fois dans l'indifférence générale. Après avoir certainement contourné le pâté d'immeubles, voilà qu'il est réapparaissait dans la rue et ralentissait à notre niveau. C'est Lesley qui, la première, à la surprise générale, a reconnu Cindy à côté du chauffeur. Notre amie nous faisait de grands signes auxquels Karen, en rejoignant le véhicule, s'est empressée de répondre. Elle est restée de dos un moment, à échanger avec la passagère des paroles qui ne parvenaient pas jusqu'à nous, alors que le camion stationnant, moteur en marche, obligeait déjà plusieurs voitures à faire la queue derrière lui. A son retour, Karen nous a appris qu'il fallait libérer le trottoir de toutes nos voitures garées en file indienne. Notre cameraman, le premier, s'est exécuté. Karen l'a suivi, à son tour m'invitant à la rejoindre.
-Tori, tu montes ?
Au bout de la rue, un feu de signalisation indiquait le croisement avec le boulevard principal de Manhattan. Nous nous y sommes engagées sans savoir où nous pourrions nous garer. Comme nous nous éloignions, Karen, apparemment rassurée de se trouver seule à seule avec moi, m'a demandé :
-Tu comprends quelque chose, toi ?
-Non, Karen, pas plus que toi.
-T'es sûre ? Tu sais, je vous observais 'dy et toi tout à l'heure pendant le tournage de ce foutu plan. Je t'assure que le moniteur était clair là-dessus. Tu peux me croire. Ce que tu as fait était super. Tu devais le savoir, et pourtant, tu as suivi les caprices de 'dy. Pourquoi ?
La styliste m'a interrogée de ses regards où perçait une secrète inquiétude. J'aurais tant souhaité la réconforter. Je ne le pouvais pas. Des sanglots menaçaient ma gorge encombrée : j'avais conscience de l'absurdité du manège où m'avait entraînée Cindy. Je sentais qu'entre nous deux se jouait un moment essentiel de nos vies dont la vérité me demeurait secrète encore. J'ai haussé les épaules, mon sourire étranglé trahissant sans doute mon impuissance.
-Et là, qu'est-ce qu'elle nous fait maintenant avec ce camion ?
-J'en sais fichtre rien, je t'assure. Oh, là, regarde, ralentis, t'as une place qui se libère.
Karen s'est garée sans demander son reste, avec une rudesse surprenante. Elle ne me parlait plus, figée dans sa colère. C'est à peine si elle osait me regarder. Dehors, sur le trottoir que nous avions pris pour revenir sur nos pas, à quelques bâtisses du studio, nous avons gardé un silence étouffant. Ce que nous allions y trouver demeurait un mystère peu engageant. Le camion avec lequel Cindy nous était revenue n'avait pas la taille de ceux, énormes, prévus pour les gros déménagements. Mais qu'y avait-elle transporté ?
Le seuil du studio avait été déserté. Toute l'équipe avait rejoint son poste à l'intérieur. J'ai su à cet instant précis que le tournage allait reprendre, et une vague de larmes m'a submergée. J'ai dû m'arrêter sous le porche de l'immeuble, détournant mes regards de ceux, inquisiteurs, de Karen. Je lui ai souri, honteuse des bouleversements qui jaillissaient en dépit de mes défenses habituelles. Dans la salle du studio, où Karen m'avait devancée, j'ai découvert les techniciens profondément concentrés, qui défaisaient les prises et les appareils pour les transporter dans la pièce d'à côté, au-delà de la fausse cloison. Personne ne semblait remarquer ma présence, même Cindy qui, de ses gestes expressifs, expliquait au chef op' la nature du plan qu'elle avait conçu. Nulle part trace du fameux plan pour lequel j'avais donné au-delà du raisonnable. Avait-elle capitulé ? Lesley l'avait-elle convaincue de mettre un terme à son acharnement ? Je ne cherchais plus vraiment de réponses tant ces questions me paraissaient soudainement hors de propos. J'avançais en direction de la fausse cloison et j'ai décidé de la franchir de nouveau par l'ouverture plutôt que de la contourner comme le faisaient les éclairagistes.
C'est le Bösendorfer blanc que j'ai regardé en premier, mais je sentais qu'il me détournait de l'attraction principale vers laquelle étaient dirigés les autres qui formaient à ma droite un attroupement dissimulant à ma vue ce qui m'est bien vite apparu être un second piano. La styliste est venu se placer à côté de moi, sa main sur mon épaule, silencieusement. Elle aussi considérait avec étonnement l'instrument bleu surgi de quelque contrée mystérieuse. Quand j'ai croisé le regard de mon amie, je me suis affaissée, mes jambes ont lâché. La chaleur de ses bras autour de ma taille flageolante a fait affluer une seconde crise de larmes qui m'ont coupée du reste du monde. Au loin, je percevais assourdie la rumeur de l'équipe affairée à préparer le plan suivant. A travers l'écran liquide qui expulsait de mes paupières l'émotion la plus violente que j'aie jamais eu à affronter, je ne décrochais plus du piano bleu...
... le piano bleu en miniature qui avait bercé tant de fois mes rêves d'enfant... le piano de mon idole... le piano de mon premier concert. J'avais sept ans. Mes parents avaient réservé trois places pour un récital de Marianne Sagebrecht, une pianiste dont ma mère possédait un enregistrement discographique, un vinyl qui tournait souvent à la maison et qui m'enchantait. Sauf que je n'osais le montrer. Je m'arrangeais toujours, quand le disque passait sur la platine de mon père, pour entrer dans le salon en faisant mine de chercher ou de demander quelque chose. Il arrivait, en fin de semaine, que mes parents sortaient faire des courses. Comme j'étais une fillette sage et réservée, ils me faisaient suffisamment confiance pour me laisser seule à l'appart. Une fois, j'en ai profité pour mettre le disque de maman sur la platine. J'avais sué sang et eau à essayer de comprendre comment fonctionnait l'appareil. Ce qui me paraissait facile quand c'étaient mes parents qui le faisaient devenait un casse-tête dès que je cherchais à les imiter. Pour l'enfant que j'étais, les vinyls représentaient des galettes qu'il fallait préserver de toutes traces de doigts. Papa les manipulait toujours avec une infinie précaution, en écartant son pouce et son index de façon à éviter tout contact avec les sillons. Mettre le disque sur sa platine était une tache extrêmement délicate pour moi. Bien plus pénible, poser le bras de l'appareil en sorte que la pointe ne raye pas le disque. J'ai perdu bien des vendredi soir, des heures entières en l'absence de mes parents, avant de parvenir un jour, par miracle, à faire fonctionner le vinyl. Je me suis allongée sur la moquette du salon, les jambes et les bras écartés, les yeux clos, attentive aux premières notes de la Sonate au clair de lune de Beethoven. Probablement mon premier orgasme, même si je n'en avais pas eu conscience à l'époque. J'étais bouleversée par la profondeur des notes que Marianne Sagebrecht parvenait à faire tinter, saisie par la mélancolie que tissaient ses doigts magiques sur le clavier, les larmes aux yeux, inconsciente du temps qui s'écoulait et me rapprochait dangereusement du retour de mes parents. C'est ce qui s'est produit une fois. La porte d'entrée s'est ouverte. D'un bond, je me suis précipitée sur le manche du tourne-disque. En le soulevant dans ma précipitation, j'ai entendu un couinement horrible qui s'est mis à grincer dans tout l'appart. J'ai cru que mes parents l'avaient entendu. Sans aucune précaution (je n'en avais pas le temps), j'ai retiré la galette en la prenant maladroitement, mes doigts faisant des pâtés sur les sillons et l'ai rangée dans son étui, ou plutôt j'ai essayé de la ranger dans son étui. N'y parvenant pas, j'ai glissé le disque dans sa pochette, nu, sans son étui, avant de ranger l'objet dans la collection de maman, sans tenir compte de l'ordre adéquat. Bien sûr, j'avais oublié d'éteindre l'ampli. Papa s'en est aperçu le soir-même, alors que je venais l'embrasser avant de rejoindre ma chambre. Il s'en est suivi une dispute dantesque qui m'a donné des sueurs dans mon lit. Papa accusait maman de ne pas assez faire attention à ses appareils et celle-ci lui rétorquait que c'était lui, au contraire, qui ne prenait pas assez de précaution. J'ai vécu plusieurs semaines dans la honte, partagée entre l'envie de leur dire la vérité, pour me décharger du poids de ma culpabilité, et celle de tout garder pour moi pour ravaler ma honte. Peu après, maman a grondé papa le jour où, désirant écouter le disque de Marianne Sagebrecht, elle avait dû se rendre à l'évidence qu'il n'était plus rangé à sa place. J'avais assisté cette fois en témoin oculaire à leur querelle. Quand ils l'ont finalement retrouvé, égaré parmi les disques des Beatles, c'était pour se rendre compte que la galette n'était pas protégée dans son étui et que le vinyl présentait d'horribles traces de doigts qui ont fait hurler maman. Je n'ai jamais pu leur avouer la vérité. Il a fallu qu'ils la découvrent par eux-mêmes. Ce jour-là, je m'en souviendrai toujours, j'aurais préféré me jeter dans le fleuve que devoir affronter les regards inquisiteurs de ma famille. Je m'étais encore laissé surprendre par le retour de mes parents. Je n'avais pas eu le temps de ranger le disque, à peine celui de ranger sa pochette vide parmi ses soeurs. Au cours du dîner, je n'avais pu déloger mes pensées de la platine sur laquelle était restée la galette, tout juste protégée des regards par le couvercle de l'appareil. Durant une bonne partie de la nuit, j'avais échaffaudé un plan pour réparer mon erreur à l'insu de mes parents. J'ai attendu qu'ils se soient couchés et endormis avant de me glisser dans le salon à pas feutrés, toutes lumières éteintes, et de me pencher sur la platine pour retirer le disque que j'ai réussi à remettre à sa place. Mon père m'avait surprise durant ma manoeuvre nocturne, mais il ne m'en avait rien dit. Quelques temps plus tard, on apprenait le passage dans notre ville de Marianne Sagebrecht à l'occasion d'un récital de son choix. Maman en a parlé à papa dans une effervescence que je partageais secrètement. J'ai su rapidement, en guettant leurs conversations, qu'ils avaient l'intention de prendre des places pour le concert. Et un jour, ce fut chose faite. Papa brandissait à maman les billets qu'il venait d'acheter à l'opéra. Ô surprise ! Il avait pensé à moi. J'avais ma place réservée, comme eux. Je me suis abstenue de laisser éclater ma joie. Je n'avais pas le droit de leur révéler mon plaisir, ils m'auraient grondée. J'étais heureuse à l'idée d'assister au récital et inquiète des soupçons qui me torturaient les nuits durant au sujet de mon prétendu secret. Parfois, j'avais la certitude que mes parents ne se doutaient de rien concernant le mystère de leur disque baladeur qui avait le don de se fourrer dans des endroits salissants. D'autres fois il me venait des sueurs froides : papa et maman savaient mon manège secret et attendaient une bonne occasion pour me réprimander et m'humilier. J'ignore pourquoi je n'ai jamais réussi à leur en parler, malgré ces années écoulées. J'ai toujours conservé la honte d'avoir connu Marianne Sagebrecht à sept ans, au point de guetter à la radio tous ses passages ainsi qu'à la télévision. Le concert fut un moment fantastique, inoubliable, où j'ai appris à enfermer mon plaisir dans le silence de mes rêves. Marianne Sagebrecht m'est apparue plus rayonnante encore que sur la pochette du vinyl. Elle nous a interprété des pièces de Bach, Beethoven et Chopin avec une sensibilité et une grâce inouïes. J'ai été au comble de l'extase lorsqu'elle a commencé la Sonate au clair de lune. Le don était tel que j'ai été persuadée qu'elle la jouait pour moi. Elle avait dû savoir que j'étais parmi le public. Mes parents lui avaient parlé de moi. Mon hypothèse m'a été confirmée quand, à la fin du récital, maman a suggéré que nous fassions une petite visite à cette immense pianiste. Nous l'avons retrouvée dans sa loge, à signer des autographes pour ses admirateurs. Elle s'est entretenue un moment avec ma mère. Quand elle s'est penchée sur moi et m'a soulevé le menton, j'ai cru que j'allais m'évanouir. Elle m'a arrosée de son sourire, ses yeux sont allé scruter au plus profond des miens les sentiments secrets que je nourrissais à son égard, et surtout à l'égard de son piano. Elle m'a aussi longuement scruté les mains. Puis maman a demandé à papa de m'éloigner un moment. J'ai su plus tard la raison des confidences qu'elle a faites à Marianne Sagebrecht. En effet, un jour, papa m'a ramené un colis qu'il était allé chercher à la poste centrale de notre quartier. C'était un cadeau de ma pianiste préférée : une réplique exacte de son piano bleu, une miniature qui valait pour moi tous les cadeaux de la terre. Je le contemplais toutes les nuits avant de m'endormir. Je le tenais blotti contre moi dans ma crainte de le voir disparaître. Le plus bouleversant fut tout de même le petit mot glissé avec le cadeau.
-A Tori dont le regard étincelle de mille promesses. Tu as déjà de la future pianiste les mains adéquates. Préserve-les. C'est un don que tu as reçu.
Je me souviens que c'était moi, toute jeune lectrice, qui avais décodé sa missive, en dépit de l'aide que maman avait essayé de m'apporter. C'était un moyen de m'approprier les rêves que mon idole venait de faire germer en moi, en en tenant autant que possible mes parents éloignés. C'est à ce piano nain que je dois d'avoir franchi les portes du conservatoire de musique. Quelques années plus tard, vous le savez déjà, je ratais mon examen final, celui qui aurait pu m'octroyer le Premier Prix de piano. Ces quelques annéees ont suffi à punir mes vélléités musicales, à anéantir mes rêves les plus légitimes. Endurant la souffrance morale, les humiliations de mes professeurs qui fustigeaient violemment mes ambitions précoces de compositions, je me suis enfermée dans la frustration. J'ai ensuite développé, en compensation, une fierté hautaine qu'on me reproche tacitement dans mon entourage. Je me suis blindée contre les avis qui ne m'étaient pas favorables, les refus essuyés pendant des années par les producteurs de disques. Je suis signée à présent, ô réconfortante victoire ! chez WEA, l'équivalent de Deutch Grammophone chez les compagnies spécialistes du répertoire classique.
Et, tout en admirant le piano bleu, réplique exacte de celui de Marianne Sagebrecht, qui trônait, grandeur nature, dans la seconde salle du studio, j'ai été prise d'un vertige à nul autre pareil. Les questions ont fusé dans ma tête au sujet de Cindy. D'où sortait-elle ce piano, celui de mes rêves de petites fille ? Etait-ce celui de mon idole ? Mademoiselle Sagebrecht étant décédée depuis des années, Cindy l'aurait-elle acheté lors d'une vente aux enchères ? Quel rôle avaient joué mes parents dans cette histoire ? Comment Cindy avait-elle su pour ce piano ? Prise d'une bouffée de chaleur, je me suis tournée vers l'ouverture pratiquée dans la fausse cloison, dos au piano bleu, dont je ne me sentais pas digne, dos à toute l'équipe qui était en train de filmer l'instrument. Malgré la présence de Karen à deux pas de moi, je n'ai pu retenir mes larmes. Avec elles, s'écoulaient le venin de ma fierté, la haine que j'avais amassée à l'encontre de toute académie d'excellence que j'avais eu la faiblesse de prétendre intégrer, la culpabilité liée aux secrets que j'ai toujours gardés auprès de mes parents, la douleur que la fillette de jadis avait cru bon de ravaler au rang de honte au profit d'une intransigeance qu'elle a développée vis-à-vis d'elle-même et des autres au point de s'interdire toute faiblesse et de la refuser chez tous ses collaborateurs. Je pleurais, seule dans mon coin, honteuse de n'avoir jamais suivi la leçon que fut pour l'enfant l'exemple de Marianne Sagebrecht. J'ai pleuré d'avoir rejeté l'humilité, la tendresse, la simplicité, la générosité. Je pleurais de n'avoir pas versé une larme lors des résultats à l'examen final du conservatoire. Je pleurais d'avoir trahi la fillette et de l'avoir baillonnée, d'avoir troqué ses rêves de pureté contre des rêves de gloire éphémère. Je pleurais de m'être interdite de douter.
-Action !
J'ai enjambé l'ouverture de la cloison et me suis retrouvée face à une caméra à laquelle je n'avais plus la force de me soustraire. Mes défenses anéanties, j'ai senti une vibration nouvelle, partie du ventre et progressant jusqu'à ma poitrine, un appel vers ceux que j'aime... Cindy à qui, pour la première fois, je venais de tout donner... Karen et Lesley à qui je n'avais jamais montré mes larmes, Buster vers qui se tournaient mes pensées. Ne crains rien Buster. Rien n'est à craindre, tout est à comprendre, tu verras, le jour où tu ouvriras tes bras à cette vérité, ton esprit perturbé trouvera enfin le repos.
Quand mes yeux intérieurs se sont ouverts, j'étais de l'autre côté de la cloison, face à toute l'équipe qui s'était redéplacée pour les besoins du dernier plan, ce foutu dernier plan qu'il avait fallu refaire. J'ai su, par le hochement de tête de Cindy, que nous en étions enfin venus à bout. Ce n'est pas une ouverture de fenêtre que je venais de franchir, mais un tunnel infini semé d'épines que mes pas avaient piétinées comme on flotte sur des pétales de roses. La honte s'est mise à glisser le long de mon corps pour finir écrasée sous mes pieds. Légère, j'ai senti mon visage nu, cette douleur secrète qui venait de se confier dans l'épanouissement d'elle-même... Et mes lèvres ont capitulé sous la caresse d'une note apaisée, l'ultime touche de mon piano, la réverbération d'un sourire que j'offrais à Cindy dont j'ai croisé le regard. Un regard reconnaissant, au bord des larmes, gorgé de douleur et de rire mêlés.

Août 2008
remanié en février-mars 2009



FIN

Aucun commentaire: