jeudi 31 juillet 2008

Winter (chapitre 13)


XIII


Ô comme je l'ai senti venir ce dernier plan ! Sous le silence trompeur de Cindy, vibrait l'appréhension qui la rongeait intérieurement. Pourtant, toute l'équipe, dans son insouciance, l'a préparé sans ostentation particulière, comme s'il s'agissait d'un plan que rien ne démarquait des autres. Cindy elle-même n'affichait aucun signe susceptible de suggérer son importance. Mais pour moi qui avais surpris, la nuit dernière, les étranges carnets qu'elle avait griffonnés dans une rage folle, et avais découvert les messages qui portaient trace de ses doutes et de ses angoisses, aucun doute n'était possible : ce dernier plan, elle l'investissait d'une foi à peine imaginable.
A la fin du clip, une fondue au noir devait ponctuer les quelques secondes de silence, avant la reprise de ma voix et du piano. Pour le plan suivant, Cindy avait prévu un enchaînement élégant. De mes deux mains, je devais abaisser le panneau noir qui avait recouvert l'écran. Un tel plan ne présentait a priori aucune difficulté. Même l'ouverture du panneau noir ne nécessitait aucun effort du cadreur. Ce n'est pas en jouant sur le diaphragme de l'objectif que Cindy avait choisi de réaliser cet effet. Il s'agissait en réalité d'un bout de carton noir prédécoupé qu'on devait me voir abaisser comme on ouvre le hublot d'un avion. Dans la continuité d'un zoom arrière, je devais ensuite franchir une seconde fois la cloison en enjambant l'ouverture. L'absence de travelling n'obligeait plus notre chef op' à synchroniser la caméra sur mon déplacement.
L'aspect artisanal du travail de la photographe a exigé en revanche une grande minutie : les premières prises ont pêché par manque de coordination entre les membres de l'équipe. Ou c'était Wilson, notre cameraman, qui zoomait trop rapidement et ne permettait pas à Sean et Robert, les tuteurs du panneau noir, de s'esquiver à temps, de sorte que l'objectif les saisissait avant qu'ils aient eu le temps de disparaître du cadre, ou c'étaient Sean et Robert qui n'agissaient pas dans le rythme adéquat, soit qu'ils aient abaissé le panneau trop rapidement ou trop lentement, soit que le mouvement ait manqué de fluidité, selon Cindy.
Des répétitions ont donc été nécessaires pour obtenir une bonne coordination entre le panneau qu'on m'aide à abaisser et la caméra qui zoome arrière. On a dû recourir au sol à des marquages à la craie. Autant de rigueur n'a pas facilité ma partition. "partition" est bien le terme employé par la réalisatrice quand elle me parlait de mon travail. Bien qu'elle ait insisté sur le caractère initiatique du parcours de mon personnage, je ne parvenais pas à saisir les sentiments qu'elle essayait de me décrire. Cindy, je l'ai déjà précisé, déteste expliquer sa démarche. Elle clame souvent qu'elle ne dirige pas les acteurs et qu'une scène ou un plan ne doivent leur réussite qu'à la magie impromptue du tournage. Si cette magie n'est pas au rendez-vous, aucun montage, aussi génial soit-il, ne pourra en compenser l'absence. L'émotion, dit-elle, naît avant tout d'un élément incontrôlable : la grâce. C'est une alchimie qui dépend des rapports humains au sein de l'équipe de tournage mais qui, au-delà de cet aspect, se montre la plupart du temps récalcitrante. En dépit de cet aveu d'impuissance, je préfère le terme d'humilité, elle a dû déroger à son principe pour les besoins du plan ultime de Winter dont la réussite tenait exclusivement à la qualité de mon interprétation. Je ne suis pas comédienne. Sur scène, assise devant mon piano, je ne joue que ma musique. Par ailleurs, je n'incarne que moi.
-Winter, c'est ton voyage intérieur, tu en reviens plus chargée de sens qu'au moment du départ, mais plus légère aussi.
Cindy ne fait aucune différence entre Tori et mon personnage, mélange troublant à l'écran de ma personnalité et de l'interprétation qu'en donne mon amie. C'est pourquoi j'apprends autant sur moi-même que sur elle quand je visionne les vidéos de Silent all these years, Crucify, China et Cornflakes girl.
De tous les plans où Cindy m'a obligé à puiser jusqu'au tréfonds de mon être, celui qui clôture Winter demeure sans conteste le plus difficile que j'aie eu à jouer. Chaque prise se terminait par le sempiternel haussement d'épaules de la réalisatrice qui nous signifiait qu'il fallait la refaire. Je ne compte plus le nombre de fois que j'ai dû rejouer cette scène. Sean et Robert, à force de la répéter, ont eu le loisir de parfaire la synchronisation de leurs gestes. Pourtant, la réalisatrice conservait l'expression boudeuse que je lui connais bien quand elle se sent contrariée. Au bout de la dixième prise, j'avais même acquis, je pense, une belle fluidité dans mes déplacements. Franchir la cloison ne me posait alors plus le moindre problème. Je m'étais calquée sur la musique que diffusaient en permanence les enceintes pendant le tournage.
-Je comprends pas ce qui se passe, m'a même avoué Karen venu retoucher mon maquillage après la énième prise. C'est vraiment parfait. Je le vois bien quand je suis devant l'écran de contrôle.
-Je crois que ça vient de moi, de ce que j'exprime ou n'exprime pas. Elle veut, au retour de mon personnage, que je ramène l'enfant en moi tout en redevenant adulte.
-Tu peux faire sentir ça ? s'est étonnée Karen.
-Apparemment, non.
Si encore Cindy avait osé me dire ce qui n'allait pas, cela aurait pu m'aider dans mon jeu. Or, elle ne m'adressait presque plus la parole. A la fin de chaque prise, nous restions suspendus à son verdict qui se faisait quelquefois attendre parce que la photographe quittait le plateau.
Entre la dixième et la vingtième prise, je commençais à me sentir très mal, offusquée du temps que nous perdions, incapable de puiser en moi la moindre once de talent. Et je me suis mise à douter. Le doute s'est mué en un sentiment de gâchis, lui-même évincé par celui d'un vide abyssal accompagné d'un dégoût de moi-même.
Alors que Cindy s'apprêtait à lancer pour la énième fois le mot d'ordre "Action !", son regard a croisé le mien. Je tenais à peine debout. J'avais envie d'arrêter le tournage, incapable de lui donner ce qu'elle demandait, déçue autant qu'épuisée, lavée, lessivée. La mine décomposée, je sentais glisser sur mes joues le charbon à paupières. Ma vue se brouillait. A mon tour de ralentir la cadence, d'avoir besoin de marcher dans la pièce sans qu'on vienne troubler mes pensées. Gagnée par l'accablement, mes impressions se teintaient de sombres éclats qui accentuaient ma désolation, alors que toute l'équipe ne savait plus trop comment me ramener à la raison. Cindy n'a jamais tenté d'écourter les moments de réflexion que je m'accordais. Elle restait assise, penchée, les bras posés au travers des jambes, prostrée dans un silence infini. J'ai vu Lesley oser une approche.
-Cindy, je crois que tu l'as ton plan. Tu verras, quand tu visionneras toutes les prises, c'est obligé, tu trouveras la bonne.
Sans bouger d'un pouce son corps devenu désespérément lourd, Cindy n'a pu retenir les larmes qui s'écoulaient sur son visage figé.
Le tournage interrompu, l'ordre a été donné aux techniciens de quitter la salle. Karen et Lesley m'ont lancé des regards inquiets avant de disparaître à leur tour.
Une fois seules, Cindy et moi nous sommes dévisagées dans un silence qui m'a paru interminable. C'est elle qui l'a rompu la première.
-Qu'est-ce qui se passe, Tori ?
-Je comprends pas ce que tu cherches. Tu m'as dit que c'était l'adulte qui refranchissait la cloison à la fin. Comme au début...
-Non, pas comme au début, justement... Tori ramène de son voyage la fillette qu'elle fut jadis. L'enfant et la femme cohabitent en elle.
-Mais, je sais pas faire ça, Cindy.
-Tori revient de ce voyage enrichie de l'enfant qu'elle ramène. Mais cette richesse intérieure est en même temps la douleur qu'elle porte.
-C'est donc un mélange d'épanouissement et de tristesse que tu me demandes, c'est bien ça ? Pourquoi tu me dis rien depuis la première prise ? J'ai cru que tu cherchais à me torturer...
Les épaules de Cindy se sont affaissées brutalement, comme sous le poids d'une douleur insoupçonnée. Pour la première fois, je l'ai vu craquer. Ses mains n'ont pas eu le réflexe de camoufler le visage en pleurs, par inexpérience sans doute, à moins que ce ne soit par souci d'honnêteté. Elle a quitté le studio et m'a laissée seule, livrée à mes interrogations, comme une punition à laquelle elle me soumettait.


(à suivre)

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