jeudi 31 juillet 2008

Winter (chapitre 14)


XIV

Je me suis assise par terre, adossée au mur, et j'ai fermé les yeux en me tenant la tête. Je sentais des palpitations cogner dans ma poitrine. J'avais besoin de prendre de grandes inspirations. J'étais seule, perdue dans ma souffrance, l'esprit confus, mes paupières brouillées. J'imaginais la troupe réunie dehors, profitant d'un bol d'air, certains fumant leur clope en attendant Cindy. Je savais qu'elle s'était fondue dans la ville pour y enfouir sa peine. Quelque chose d'immense se jouait dans ce plan ultime, qui surpassait tout ce que mon amie était capable d'endurer. Le contraste entre ma chanson, trop naïve à mon goût d'aujourd'hui, et l'intensité émotionnelle du tournage prêtait un caractère dérisoire à la situation. Il me restait des fils à dénouer, des intrigues qui me renvoyaient à moi, ou plutôt me renvoyaient à certaines aspects non résolus de ma vie. En choisissant Winter comme support de son nouveau clip, Cindy venait d'ébranler ce qui, en moi, croupissait sous les eaux dormantes de mon affectivité.
La porte s'est ouverte. Je n'ai pas osé lever mon visage. Mon dos s'est voûté, j'ai rentré mes épaules. Disparaître plutôt qu'afficher le torrent de larmes qui me tenait lieu d'informe contenance. Quelqu'un est venu s'assoir en face de moi. D'autres sanglots se sont substitués à ceux que ma honte retenait.
Accroupi en tailleur, Buster me dévisageait, ses lèvres serrées conférant à sa mine un air étonnamment sérieux. Des sillons rougis traçaient leur douleur jusqu'à son menton. Son dos demeurait droit, immobile, imperméable aux secousses internes qui le torturaient. Je n'oublierai jamais tout ce que j'ai lu sur ce visage : la fierté détruite, la souffrance, une infinie solitude, la honte, la naissance douloureuse d'une humilité inédite, un bouleversement qui laissait sans voix et sans vie, nu comme aux premiers jours de la naissance.
-Où est Ben, lui ai-je demandé.
-En haut, avec Malcolm. Ils s'amusent.
-Et toi, tu joues pas avec eux ?
-Non... plus...
Son regard est venu se perdre quelque part dans un coin du studio, ses pupilles se sont gorgées de sel jusqu'à déformer l'apparente fermeté de ses lèvres. Le grand gaillard, sous mes yeux, s'est décomposé en un bambin dont le lourd chagrin, outrepassant la virile fierté, a réclamé ma protection. J'ai senti la fragile figure se lover dans mon giron. N'ayant rien demandé, mes bras sont restés un moment suspendus au vide, gauches et bouleversés, comme s'ils ignoraient tout de la tendresse à offrir. Mes yeux se sont refermés en même temps que mes bras sur la peine à réconforter. Mes larmes ont afflué, libres et bonnes, abandonnées aux convulsions de l'enfant nu. La chaleur de ses mains sur mes épaules, l'odeur enfantine de sa tignasse au creux de mon cou, l'irrégularité de sa respiration heurtée cognant à ma poitrine, nos deux souffles unis dans le même abandon, quelque part dans le tendre foyer maternel. Des images du Buster inflexible me parvenaient avec une netteté sidérante. La veille, c'était lui qui dominait ses camarades de jeu, lui le mètre étalon de ce qu'ils devaient penser et dire, lui que personne n'arrivait à attraper lors de leurs courses endiablées, lui dont la voix clamait la suprême autorité. Et c'était à présent lui que je tenais dans mes bras, petit être fragile au chagrin inconsolable.
-Ben se croit le meilleur.
-Ah bon, qu'est-ce qui te fait dire ça ?
-Ben, il croit qu'il va devenir une star comme Will Smith !
-Pourquoi ?
-Parce que c'est lui que maman a choisi pour jouer du piano avec toi. Ca aurait dû être à moi.
-Tu voulais pas jouer du piano pourtant.
-Si, je voulais, c'est la robe qui craignait. J'allais pas porter ça quand même ! Ca craint !
-Ben, il a accepté lui. Il sait que c'est du cinéma.
-Non Ben il aime ça. C'est un PD.
Buster m'a regardée d'un air interrogatif, dans l'attente sans doute d'une réaction de ma part au gros mot qui venait de lui échapper. J'ai soutenu son regard sans broncher et surtout sans paraître scandalisée. Alors, il a tout lâché sans plus se préoccuper de l'autorité que je représentais en tant qu'adulte.
-Ben, sa maman aime les femmes. Il a pas de papa. Ca craint ! Et il se croit le meilleur parce qu'il a joué du piano avec toi.
Je me suis levée. J'avais besoin d'air. Sur le trottoir, dehors, nous avons retrouvé l'équipe du tournage en train de grignoter des sandwiches. Lesley m'a tendu le sien qui était entamé. Mais c'est la chaleur de son sourire que j'ai prise avec le plus de voracité. J'intervenais au milieu de discussions légères qui avaient jeté sur toutes les lèvres de beaux sourires. Je m'en suis imprégnée comme un plongeur retrouve la surface de l'eau après plusieurs minutes d'apnée. Karen en riant s'est appuyée sur mon épaule pour prévenir une chute. Sans crier gare, son baiser sur ma joue a déposé son baume sur mon coeur. J'ai serré sa main et elle l'a appuyée plus fort que moi, ce qui a manqué me faire chavirer. Personne ne faisait allusion à la question qui nous taraudait tous. Chacun se conduisait comme lors d'une entracte.
Cindy avait disparu et personne ne savait où la trouver. Les minutes s'écoulaient, plus inquiétantes que des heures. Chaque retard prolongé me rapprochait dangereusement de l'heure où je devrais reprendre l'avion. J'étais tentée de contacter mes gars à L.A, mais la honte m'en dissuadait. Jamais je n'avais ressenti pareille gêne vis-à-vis de mon groupe de scène. Je m'étais comportée d'une façon si grossière avec eux, avec une telle inconscience que je ne pouvais me le pardonner. Une certitude profonde m'habitait cependant, d'une folie dont j'étais la première surprise : je ne prendrais pas l'avion avant la fin du tournage, quel que soit le retard accumulé, même si cela devait me faire rater l'heure du concert.

(à suivre...)

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