jeudi 31 juillet 2008

Winter (chapitre 12)


XII



Le lendemain matin, bouillonnante d'inspiration, Cindy s'est montrée plus déterminée que jamais à malmener le programme. Fruits de son impulsivité, les modifications qu'elle a imposées à toute l'équipe en ont étonné plus d'un : suppression des plans qui ne trouvaient plus grâce à ses yeux, propositions de plans inédits, résultats sans doute de ses réflexions nocturnes. C'est ainsi, au cours de la nuit, que s'est imposée à elle une évidence : une section du clip doit trancher stylistiquement avec le reste, comme dans ma chanson quand intervient l'orchestre.
Je me souviens, au cours de l'enregistrement de Little earthquakes, que Doug, mon ingénieur du son, m'avait suggéré l'introduction d'une section orchestrale lors du dernier couplet de Winter. Ma première réaction avait été un refus catégorique car l'idée de Doug détruisait la sobriété qui me paraissait de mise dans une chanson intimiste que j'avais composée au piano et conçue pour cet instrument solo. Avec sa diplomatie coutumière, il n'avait pas défendu outre mesure sa suggestion. Il savait sans doute qu'on ne doit jamais interférer avec ma propre conception des chansons. Ce n'est qu'après l'enregistrement du disque qu'il avait remis sur le tapis son idée, me proposant de réenregistrer une nouvelle version de Winter en y intégrant, au dernier couplet, un orchestre qui devait, selon lui, conférer à la chanson une dimension supérieure. J'avais fini par accepter, à titre de curiosité, une transposition pour orchestre de toute la partie que je jouais à l'origine au Bösendorfer. Il m'avait fallu me rendre à l'évidence. Cette version n'atténuait en rien l'intensité émotionnelle véhiculée initialement par le piano solo. Bien qu'il n'ait pas encore été à l'ordre du jour de substituer cette version orchestrale à la précédente, Doug m'avait fait écouter avec ses machines un arrangement qui faisait intervenir l'orchestre uniquement à la fin de la chanson. A la première écoute de Winter ainsi modifiée, des frissons m'avaient convaincue qu'il s'agissait de la meilleure version. Non seulement, le jaillissement imprévue de l'orchestre à la fin, mixé par dessus le clavier de la première version, en décuple l'émotion, mais sa disparition brutale, juste avant le retour en grâce de l'ultime refrain, où le piano solo reprend ses droits, est un instant magique que Doug a prolongé à l'aide d'un silence de trois secondes.
Pareil silence n'a justement pas échappé à Cindy qui l'a interprêté à l'aune de sa sensibilité :
-Pendant ce silence, tout sera noir, puis la reprise du piano au dernier refrain verra s'abaisser le panneau qui recouvrait l'écran et réapparaître ton visage...
J'ai perçu une ombre sous les paupières de la photographe. Comme un doute. Sur son visage, se livrait un combat entre ses visions les plus chères et l'incertitude de leur réalisation. De la même façon, quand mon amie s'est détournée de moi pour donner ses instructions au chef op', j'ai compris que le plan en question poserait quelque délicat problème.
Lorsqu'on regarde un clip de Cindy Palmano, ce n'est jamais l'économie des moyens mis en oeuvre qui impressionne, mais la très jolie ambiance qu'elle réussit malgré tout, souvent, à traduire, au point que l'harmonie des formes et des couleurs semble constituer le sujet-même du film. Je prends conscience aussi, depuis qu'elle me dirige, de mes limites en tant que comédienne. Sans la magie du montage auquel elle consacre des heures, je n'exprimerais pas le quart des émotions qu'elle vise.
Me prenant à part, Lesley trépignait de jubilation. Notre amie lui avait laissé carte blanche pour le maquillage qui pouvait être aussi exacerbé que possible. Elle a promené sur mes lèvres le stick d'un rouge particulièrement vif qui se détachait avec une intensité incroyable de mon teint de rousse.
-C'est comme ça que je t'aime, m'a-t-elle avoué, ses deux mains sur mes joues, tandis que ses lèvres déposaient un baiser sur mon front.
Ben, qui avait tenu à venir ce matin-là pour assister à la fin du tournage, s'est extasié dès qu'il a aperçu mon visage après le passage illusionniste de sa mère.
-T'es belle comme ça. T'es une grande personne maintenant.
Lesley et moi nous sommes attendries devant la charmante naïveté de son enfant. Cela me rassurait concernant ma crédibilité en tant que jeune fille. Je craignais tant de paraître ridicule dans cette partie de la vidéo que j'étais prête à recevoir le moindre compliment, même le plus involontaire.
Dans un coin du studio, les techniciens de plateau fixaient les uns aux autres trois grands panneaux métalliques qui s'ouvraient en évantail. Ils les ont recouverts ensuite de trois longs draps noirs qui devaient servir de toile de fond à une séquence que Cindy avait titrée sur son carnet “La chevelure”.
Hugh Turner, un paysagiste que Cindy avait croisé à Tokyo, est arrivé avec une vitre sous le bras et muni d'un appareillage électrique pour le moins mystérieux. Alors qu'il s'entretenait avec la réalisatrice, Lesley, discrètement, est venu me le présenter.
-Il faudra que je t'amène un jour à l'un de ses vernissages. Chaque année, on a droit à un nouveau concept. La dernière fois, il a conçu une installation inspirée des jardins japonais. C'est au contact de la culture nippone, fréquentée au cours de ses nombreux séjours, qu'il a ramené ses réflexions sur l'art de la botanique en miniature. Tu savais, toi, que les jardins japonais sont une cosmogonie portative ?
-Une cosmo...quoi ?
-Oh, t'inquiète pas, Tori, l'expression n'est pas de moi, tu t'en doutes. Une cosmogonie portative, c'est le cosmos qui tiendrait dans une main, pas plus volumineux qu'une valise. Les japonais, eux, l'ont concentré à l'échelle d'un jardin, comme représentation de la perfection humaine. Ils l'envisagent comme toile de fond, ou tapisserie, des pensées humaines les plus élevées. Dans l'art du jardin japonais s'exprime la philosophie du sage en quête de plénitude.
Quand Hugh Turner s'est avancé vers nous et que j'ai serré sa main tendue, il a dû me sentir fébrile car il s'est empressé de me mettre à l'aise.
-Pas de gêne je vous prie, c'est un honneur pour moi de servir le prochain film de Tori Amos. En échange, à mon prochain vernissage, vous m'accorderez bien le droit d'utiliser trois de vos chansons en guise de bande sonore.
Je lui ai demandé une explication pour la vitre qu'il avait apportée avec lui.
-Ca, c'est à Cindy de nous le dire. Elle seule sait comment elle va utiliser mon invention.
-Ah, parce que vous avez déposé un brevet pour cette vitre ?
-Tout à fait, c'est un projet sur lequel je bosse depuis des mois et qui me tient particulièrement à coeur : j'ai conçu une serre domestique en miniature. Mon idée, c'est de permettre à des particuliers d'isoler dans leur foyer un espace hermétique vitré. Jusque là, vous me direz, que du très banal. L'originalité c'est que l'on peut aisément retirer la vitre et ainsi modifier à volonté ce que l'on veut y voir exposé. Oui, mais l'astuce, ma cerise sur le gâteau, c'est un procédé inédit de mon invention : un système électrique relié à la vitre, qui lui enverrait de la vapeur d'eau à l'intérieur et la ferait suinter à des degrés d'intensité variables au moyen du régulateur que vous voyez là. Les choses qu'on expose ainsi se trouvent fondues dans l'humeur changeante de la buée. Les gouttelettes deviennent partie intégrante du spectacle.
Hugh, pour m'éclairer, a fixé la vitre sur un support horizontal avant d'installer derrière une plante que Cindy avait apportée. Après avoir branché le système, il m'a demandé de plonger mon regard à travers la vitre. C'est alors que de l'humidité a commencé à se former sur le verre, une légère buée qui transformait à volonté la nature morte que j'observais en authentique tableau vivant. La buée ensuite s'est intensifiée sous le sourire de Hugh, fier de lui, qui me montrait de la sorte qu'il était le seul à maîtriser le phénomène. Puis de l'eau s'est mise à couler comme sous l'effet d'une averse, agissant ainsi qu'une toile qui se serait liquéfiée après qu'on eût déversé sur elle des seaux d'eau bouillante. Le spectacle me rappelait celui que n'importe qui d'entre nous n'a jamais manqué d'admirer, un jour de pluie ou de neige, en regardant glisser les gouttelettes le long d'une vitre, spectacle poétique, banal autant qu'hypnotique. Je n'étais pas au bout de mes surprises. En manipulant encore le régulateur, Hugh a transformé la pluie en givre qui s'est collé sur la vitre, figeant du même coup la plante. Vision glaciale à donner le frisson.
Cindy est venu à son tour m'expliquer que la création de Hugh hantait ses rêves depuis des semaines : à plusieurs reprises mon visage lui est apparu à travers l'écran embué d'une de ses vitres en pleurs. Elle a rêvé aussi de plantes en train de dépérir à l'intérieur d'une serre en miniature. La récurrence de ses rêves l'a décidé à les intégrer à la vidéo de Winter. Perplexe, je me suis contentée de sourire, encore une fois étonnée par la richesse des visions de Cindy, qui peuplent tous ses travaux. On me questionne souvent au sujet de mes textes que l'on trouve obscurs, mais je reste convaincue que l'art de Cindy est infiniment plus mystérieux et étrange. Sous une apparence légère, de naïveté et de dépouillement enfantins, ses oeuvres affleurent la dimension indicible de nos regrets éperdus.
Notre travail ce matin-là a bénéficié d'une ambiance plutôt sereine. Toute l'équipe officiait dans une relative harmonie à laquelle je reste toujours extrêmement sensible.
Les idées de Cindy, d'une simplicité touchante, ne requéraient pas beaucoup d'effort. Me filmer à travers la vitre embuée, à trois mètres à peine de mon visage, ne présentait aucune difficulté majeure dans la mesure où l'axe de la caméra ne variait pas d'un pouce. Sur le moniteur de contrôle, j'ai pu vérifier sur mon visage l'effet obtenu par le verre suintant. J'ai pensé à la surface vitrée d'un lac gelé quand les cristaux enferment des bulles étiolées. Cindy m'a fait remarquer que certaines parties plus floues de la vitre, qui font paraître plus lointain mon visage, créent, c'est étonnant, l'illusion de plusieurs dimensions au sein d'un plan pourtant rapproché qui, normalement, devrait aplatir l'image, annuler la profondeur de champ et, par conséquent, le relief. Cindy a multiplié les prises afin de tester plusieurs idées : elle m'a demandé d'apparaître à l'intérieur d'un cercle dont seul le disque serait sec. Hugh ayant apporté avec lui ses outils de travail a pu chauffer la vitre au niveau de mon visage en y plaquant un appareil métallique circulaire. La buée autour du cercle camouflait jusqu'à l'arête de mon visage. Tandis que je chantais, la photographe a clamé :
-De ta main droite, dessine le symbole féminin.
Au milieu de la matinée, nous avions tellement bien avancé que la réalisatrice a lancé à la cantonade :
-Plus que trois plans !
L'enthousiasme s'est manifesté parmi l'équipe technique. Karen, restée derrière le moniteur de contrôle durant la série de plans que nous venions d'enchaîner, est venue me féliciter.
-Tori, j'ai hâte que tu puisses voir ton clip. Cette vitre, c'est génial. On dirait une nature morte... Et ton visage au milieu... c'est beau ... c'est...
Cindy était bien la seule à se maintenir à distance de la satisfaction générale. Bien qu'apparemment sereine, ses lèvres ne desserraient pas. Elle jetait de fréquents regards au moniteur de contrôle. Parfois je craignais que, sous l'impulsion d'une nouvelle idée, elle nous oblige à tourner un autre plan. Je ne pouvais m'empêcher en effet de me projeter au début de la soirée, quand il serait l'heure pour moi de prendre l'avion que mon amie m'avait réservé. J'imaginais l'angoisse de mes gars si j'avais du retard à mon retour. Comme la pensée de mes musiciens commençait à prendre de plus en plus de place, je me suis promenée dans le studio, m'efforçant de ne pas me laisser envahir par l'angoisse. L'angoisse de quoi au fait ?
Depuis la signature de mon contrat chez WEA, j'ai pu mettre un peu d'ordre dans ma vie. La préparation d'une tournée nécessite un énorme investissement personnel. Autour de cet événement, gravitent toutes sortes de gens, les intermédiaires, ceux qui rendent possibles les manifestations artistiques. Mais, au-delà de la logistique énorme mise en branle, une tournée me procure un sentiment d'ordre et d'harmonie. J'aime la répétition des journées où votre bus personnel débarque dans une ville, où vous investissez l'espace d'une salle de concert, vous vous l'appropriez dès les premiers réglages sonores, les répétitions sans public, la magie souvent électrique des concerts eux-mêmes, enfin, après une phase décompression à l'hôtel, le temps que le matériel une fois démonté retrouve les cales de l'autobus, le départ pour une nouvelle destination, l'esprit de camaraderie qui provoque, parmi mes gars, des crises de fou rire ou des élans cocasses de délire...
Pourquoi ai-je fait une entorse à cette vie planifiée de la tournée ? Pourquoi ai-je rejoint Cindy dans l'ignorance de ce qu'elle allait me demander ? Pourquoi ai-je pris le risque de manquer mon dernier concert et de contraindre les organisateurs de la ville à son annulation ?
Tout se passait bien ce matin-là, les plans s'enchaînaient, nous approchions de la fin. Alors pourquoi me suis-je sentie rattrapée par le doute ? J'ai pensé aux croquis griffonnés nerveusement par Cindy au cours de la nuit dernière, à l'obsession qui les traversait, condamnés à représenter éternellement le même rectangle strié à l'encre noire. Je savais que tout le clip mènerait à cette ouverture dans la cloison qu'il me faudrait de nouveau franchir. De quoi Cindy doutait-elle ? Pourquoi mon second franchissement en sens inverse de la cloison avait-il provoqué chez Cindy une insomnie ?
Les techniciens, déplaçant leur matériel, ont rejoint un angle de la salle. Jetée sur des paravents qu'elle recouvrait sur la descente, une toile noire se répandait généreusement au sol. Il s'agissait d'une installation dont se servent les photographes pour réaliser des commandes de portraits, le drap noir servant d'arrière plan neutre. Je n'ai pu éviter de faire le lien entre la couleur sombre du tissu et les rectangles noirs sur les croquis de mon amie : était-ce la place vide laissée par la mort ou la mort elle-même à l'affut de sa proie ? Je me suis remémorée les réflexions de Cindy au sujet de son père, ces mots qu'elle ne pourrait jamais lui confier mais qu'elle avait brûlé la nuit dernière de lui hurler, désespérément, comme on jette une bouteille à la mer dans un ultime sursaut salvateur.
La partie orchestrale de Winter, m'a expliqué Cindy, déploie chez elle des envies de flammes, rappel des émotions fulgurantes qui la traversent plusieurs fois par jour et qu'elle a besoin d'évacuer quand la coupe déborde.
-Le jaillissement de l'orchestre provoque une transmutation du chromatisme des couleurs, expliquait-elle à son chef op'. Je veux que ça brûle, noir et rouge, passions, pulsion de vie... Tori, je bénis ta chevelure !
Ce n'était pas la première fois que mon amie exaltait la rouquine que je suis. Vérifiant le maquillage de Lesley, elle lui a répété -Encore... Encore... Encore plus.
Le plan a nécessité une lente préparation. Cindy souhaitait reproduire minutieusement son storyboard. Un tableau de Van Gogh, qui l'obsède depuis des années, lui a servi de modèle, en particulier la force incroyable que dégage un champ de blé fouetté par le vent. Sur de nombreux croquis, elle avait dessiné sur fond noir des herbes jaunes et orange. Le plan dont elle exposait le principe aux techniciens paraissait de prime abord assez simple à réaliser, c'est ce que m'a avoué plus tard le chef op' qui croyait qu'il suffirait de filmer un champ un jour de grand vent. Cependant, Cindy exigeait dans le même plan que le champ se mette à virer au rouge, avant qu'on découvre, dès le plan suivant, qu'il s'agissait de ma chevelure. Or, de tels effets nécessitent un filmage en studio. Deux ventilateurs ont été utilisés à quelques centimètres de mes cheveux. Pour que j'y sois bien exposée, il a fallu m'allonger sur une table, la tête tout au bord en sorte que ma chevelure ployait dans le vide. Mais la réalisatrice ne semblait pas convaincue. Les deux ventilateurs ne brassaient pas assez d'air. Mes cheveux restaient trop figés. Le résultat est devenu nettement plus intéressant dès lors qu'on a combiné à l'effet des ventilateurs celui de deux sêche-cheveux empruntés à notre maquilleuse Lesley Chilkes. Le visage de Cindy s'est éclairé alors d'une façon si bouleversante que ce n'est plus la femme que j'ai vue mais la fillette que je n'ai pourtant jamais connue. Son sourire, spontané et sans retenue, m'a revigorée. Malgré la folie du plan qu'elle avait conçu, je commençais à y croire.
Mais Cindy a des exigences auxquelles tout le monde sur le plateau est forcé de se plier. Elle adore quand les effets spéciaux sont réalisés en direct, devant la caméra, comme à l'époque de Méliès, son cinéaste fêtiche. Pour que ma chevelure battue par des vents contraires se gorge soudain de sang, les techniciens ont eu recours à des gélatines rouges devant les spots. Comme la photographe désirait filmer dans la continuité la mutation chromatique, les gélatines ont dû être changées au cours du filmage, ce qui exigeait de nos deux éclairagistes une rapidité d'exécution sans faille s'ils ne voulaient pas se retrouver brûlés au second degré.
Quand j'ai enfin découvert le résultat au premier montage, j'ai été aveuglée par la magie du cinéma. Le plan, très rapproché, combiné au fond noir qui réduit à néant tout sens des proportions, crée l'illusion que ma chevelure est un champ fouetté par les vents. Il m'a fallu un certain temps avant de prendre conscience d'un effet qui a d'abord échappé à mon attention. La pointe de mes cheveux était orientée vers le ciel, alors que, lors du tournage, ils pendaient dans le vide.
-Un jeu d'enfant, m'a rétorqué Cindy. La caméra que tu ne pouvais voir a été retournée. Elle a filmé ta chevelure à l'envers.


(à suivre)

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