mercredi 19 février 2014
Filaments de ma mémoire (version définitive)
J'ai conçu cette video publiée dans Youtube comme un autoportrait qui ne soit ni rédigé ni dessiné mais esquissé à partir de photographies personnelles couvrant des moments importants de ma vie. Si le diaporama ne couvre pas, loin s'en faut, toutes les étapes de ma vie jusqu'à aujourd'hui, il en effleure en quelque sorte l'essence. J'assume totalement le caractère subjectif du choix des photos et le fait aussi que beaucoup de proches n'y apparaissent pas une seule fois, notamment mes parents.
Ce diaporama ne prétend nullement à l'exhaustivité. Dans son incomplétude réside son essence.
dimanche 20 octobre 2013
lundi 5 août 2013
LE CHATEAU DE BLOCK
un conte gothique
Voici les premiers chapitres d'un roman que j'ai entrepris, délaissé, repris, remanié, et dont je dépose ici la version la plus récente. Il faudrait que je me remotive pour en poursuivre l'écriture d'autant plus que je connais tous les aspects de cette histoire élaborée à partir de mes influences littéraires dans le registre du Roman Noir ou Gothique.
1°partie
1
A
trois kilomètres de Plerch'Mer, au coeur de la lande fouettée
par les vents, se dressait la ferme des Bainbrock. Les étables
où dormaient moutons et vaches occupaient deux versants d'une
cour extérieure. La dépendance familiale, longue
bâtisse de pierre ne comportant pour étage qu'un unique
grenier, faisait quant à elle face à la grille d'entrée
du domaine.
Monsieur
et madame Bainbrock y vivaient avec leurs enfants. Julianne
approchait les seize ans. Ses frères la suivaient,
respectivement âgés de douze, dix et huit ans. Des
planches de bois montées sur tréteaux et disposées
au centre de la cour témoignaient de l'intense activité
précédant la foire d'octobre, laquelle attirait des
quatre coins de la région une foule toujours plus motivée.
Mathiew, l'aîné des garçons, de bon matin déjà,
emmaillotait les fromages. Son père s'occupait de l'attelage
de la charrette qui les conduirait jusqu'au village. Ces dernières
années, les Bainbrock avaient fructueusement diversifié
leur commerce. Pour mettre à profit ses talents de couturière
hérités de sa mère, Ellen, l'épouse,
s'était mise à confectionner des gilets de laine à
capuche et manches longues, parfaitement adaptés au pays.
Malgré les doutes de son mari, cette activité s'était
avérée fort lucrative et leur avait permis d'acquérir
de nouveaux bétails.
Julianne,
assise en quinconce sur le grand banc du foyer, attendait la fin du
petit déjeuner de Mickael et de Gary qui l'obligeaient à
un repos forcé. Elle enviait l'insouciance de leur âge,
occupés qu'ils étaient à se jeter des mies de
pains par dessus leurs bols et à glousser à la moindre
grimace barbouillée de beurre. Parfois, ils la prenaient pour
cible quand elle avait le malheur de s'assoupir. Elle essayait bien
de hausser le ton, sans réelle conviction, gagnée par
les fous rires que ces amusements provoquaient encore malgré
sa jeunesse en fuite. Les travaux domestiques ne lui laissaient plus
guère le loisir de ces enfantillages qu'elle regrettait
quelquefois. Mais le plus souvent, elle se sentait portée aux
rêveries nocturnes de ses balades dans la lande solitaire, mais
pas avant d'avoir débarrassé le dîner et couché
ses frères, et seulement si sa mère, dans son heure de
bonté, la dispensait de filer la laine. Les couleurs rousses
et fauves de la bruyère s'accordaient alors avec son indicible
mélancolie ; elle y puisait un réconfort comme auprès
d'une amie à qui elle confie sa part la plus intime. Ses pas
la conduisaient parfois jusqu'aux falaises que creusaient d'énormes
rouleaux d'écume. Elle se sentait alors revigorée par
l'espoir d'un amour qui viendrait bouleverser l'ennui infini de sa
propre existence.
La
nuit dernière, elle avait une fois encore entendu craquer les
lattes de la couche de ses parents. Ce bruit étouffé la
rendant nerveuse, elle était sortie discrètement dans
la fraîche rosée de la lande. A ses pieds, Malone et
Roxie avaient émis de faibles jappements, satisfaits qu'elle
les eût rejoints à une heure si inhabituelle. Le visage
levé vers la voûte crémeuse de l'aube, elle avait
aperçu la silhouette massive du château de Block
surplombant Plerch'Mer de ses murailles imposantes. Si Julianne était
châtelaine, elle porterait de belles robes d'hermine, rouges et
mauves. Elle recevrait les personnes les plus nobles du pays et
plongerait ses lèvres dans des coupes de cristal. Voyons, tu
rêves ma puce, s'était-elle reprochée, retirant
brusquement ses doigts qu'elle avait glissés dans le décolleté
de sa chemise de nuit.
Quand
madame Bainbrock entra dans la pièce, ce fut pour lui rappeler
que le temps pressait. Elle lui proposa de prendre leur bain à
deux.
« Mais
maman...
-Fais
pas d'histoire, papa et Mathiew vont avoir besoin de la bassine d'un
instant à l'autre. Tu vas pas minauder devant ta mère ? »
Elles
entrèrent ensemble dans le bain souillé de Gary qui
avait reçu l'ordre de leur monter de l'eau chaude. Tant
d'années de labeur à la ferme avaient flétri la
corps fatigué de Madame Bainbrock. Le père de ses
enfants, un homme bien bâti, avait retapé d'abord, puis
restauré, le domaine Bainbrock à la seule force de ses
bras. L'avait-elle adoré dans le temps ? Sa fille en doutait.
Ce n'était pas un époux tendre, mais on ne pouvait nier
son ardeur au travail pour offrir à sa famille un toit digne
de ce nom. Sans être un modèle d'attention, il avait su
la convaincre par tout ce qu'il avait construit autour de leur foyer,
par la régularité d'un caractère peu souple mais
droit, par son absolue fidélité. Elle savait Patrick
incapable du moindre mensonge.
Julianne
reprochait secrètement à Ellen, non pas tant son
dévouement à Patrick, mais l'oubli de sa personne.
Etait-ce cela se marier, ne plus exister pour soi, mettre au monde
des enfants et leur donner tout son temps, perdre ses rêves ?
La toilette et les accessoires de la jeune mariée que fut sa
mère restaient enfouis dans une malle du grenier. La jeune
fille les avait découverts au hasard d'un après-midi
pluvieux à fureter pendant la sieste. Elle avait enfilé
la robe et les bracelets d'argent avant d'entamer quelques pas d'une
danse aux bras de son amant imaginaire. Si Mickaël et Gary
l'avaient surprise à cet instant, nul doute que ses joues
n'auraient pas manqué de s'enflammer. Ces deux-là ne
comprenaient rien à la beauté des tissus, à
l'élégance des parures : colliers, perles et diamants.
Sa mère avait-elle aimé un autre homme ? Son coeur
avait-il connu d'autres sensations que celles, pénibles, des
travaux ménagers et agricoles auxquels le labeur de son mari
l'avait emprisonnée ?
2
Le
marché battait son plein à la sortie de Plerch'Mer, aux
abords du cimetière. Moutons et chèvres broutaient dans
des enclos, indifférents aux visiteurs qui s'agitaient autour
d'eux et envahissaient sans vergogne leur espace vital pour venir
palper leur fourrure ou s'extasier sur la vigueur de leurs cornes.
Ailleurs, des planches ployaient sous la variété des
fromages qu'on y avait disposés avec appétit. Des
femmes admiraient une série de draperies figurant le bestiaire
bigarré de l'Ancien Testament. D'autres fouinaient dans des
montagnes de tissus d'où émergeaient jupons,
chaussettes, robes, tabliers, gilets. Dans le box des savons,
guerroyaient une armada de parfums tous plus colorés les uns
que les autres. Les potiers exposaient leurs verres et leurs carafes
aux formes rustiques décorés de motifs floraux.
D'épaisses couvertures de laine, quelquefois enfouies sous un
nuage de plumes d'oies, soufflaient aux passants des promesses de
nuit enlacées. Les maîtres verriers rivalisaient de
délicatesse pour iriser des reflets mauves, pour créer
des apesanteurs de bulles fossilisées, traversées de
veinules comme autant de larmes échappées de leur
ferveur. Des filles auréolées de jeunesse posaient
derrière des natures mortes de bruyères recomposées
en savants bouquets d'aubépines et d'orchidées, de
renoncules et de jacinthes.
Julianne
expliquait à Gary et Mikaël l'harmonie des couleurs qui
dictait l'agencement des gilets sur le présentoir. Mais ses
deux frères étaient bien plus concernés par le
va-et-vient de la foule : une vieille femme un peu trop voûtée,
un homme au sourire édenté, un garçon borgne,
une fille infestée de taches de son. Toutes les occasions
étaient bonnes pour asséner leurs piques acérées.
Scandalisée, elle morigénait ces chenapans, sans grand
succès. Il lui fallait tout le temps corriger le désordre
qu'ils provoquaient sur le plan de travail, replier un gilet par ci,
déplacer un pantalon par là pour qu'il rejoigne ses
frères de taille.
Mathiew
et Patrick, les fromages étalés devant eux, ne
cessaient d' haranguer les badauds. Fier de son astuce, le fils aîné
des Bainbrock appâtait les gourmands à l'aide d'un
morceau offert à la dégustation.
Assise,
Ellen tricotait une capuche, totalement indifférente à
la ronde ininterrompue des passants. Sa concentration extrême,
paradoxalement, attirait les curieux avec autant d'efficacité
que la technique plus offensive de son mari et de son fils qui
n'épargnaient pas leurs cordes vocales. La dextérité
de ses doigts maniant les aiguilles comme des baguettes magiques
suscitait autant d'étonnement que d'intérêt.
Mark,
le fils du maréchal-ferrant, surprit Julianne en flagrant
délit de jurons proférés à l'encontre de
ses agités de frères. Quand elle reconnut le jeune
homme, elle esquissa un sourire gêné. Non pas qu'il fût
antipathique, mais elle avait remarqué sur elle ses regards de
plus en plus insistants. Ils avaient bien changé depuis
l'époque de leurs jeux insouciants. Ils n'auraient jamais
hésité auparavant à se cacher derrière un
tas de foin, à monter aux arbres pour s'abriter dans une
cabane improvisée. A présent, un seul échange de
regards suffisait à exacerber leurs différences. Lui,
fougueux et plein d'assurance alors, se troublait quand il la voyait
approcher. Il ne pouvait plus ignorer les rondeurs qui cherchaient à
déborder son corsage, sa nuque rosée au duvet si
délicat, la masse sombre de sa chevelure rebelle aux reflets
électriques.
« Ce
soir, tu restes à la fête ?
-Euh
oui... et toi ? »
Jadis,
elle eût marqué plus d'enthousiasme. Le village les
avait déjà mariés, leurs parents les premiers.
Mais les principaux intéressés évitaient
soigneusement d'aborder le sujet. Cela avait même tendance à
les intimider. Julianne avait partagé des moments inoubliables
avec Mark, qui restait avant tout le grand frère qu'elle
n'aurait jamais, mais un grand frère ne pouvait pour elle
avoir l'attrait d'un amant. Il était devenu un beau gaillard.
Ses épaules charpentées soutenaient une tête
massive aux cheveux rouquins encadrant un visage viril et harmonieux.
Il avait conservé de son enfance une naïveté très
touchante. Voilà ce qu'elle aimait chez lui : cette vitalité
qui balayait en elle toute trace de mélancolie.
La
foire attirait chaque année à Plerch'Mer
des troupes d'artistes ambulants qui installaient leur
scène sur le parvis de la cathédrale. Des
applaudissements ponctuaient les numéros des funambules. Les
enfants ouvraient avec leur bouche des O de stupeur devant les
cracheurs de feu, les prouesses des contorsionnistes et les figures
aériennes des jongleurs. Des masques facétieux jouaient
la comédie du mari cocu ou du trompeur trompé.
Arnaques, mensonges, coups de théâtre et de bâtons
s'enchaînaient dans la bonne humeur à un rythme effréné.
A chaque retournement de situation, quand les amoureux parvenaient à
se tirer d'un mauvais pas, Julianne plaquait sur ses lèvres
une main conquise tout en jetant à Mark un regard débordant
d'hilarité.
A
la nuit tombée, la scène fut envahie par les très
appréciés fiddles, bodhrans, flûtes, pipes,
dulcimer, bouzoukis et accordéon qui entamèrent une
série de gigues endiablées. Un maître à
danser, après les avoir chauffés, séparant
hommes et femmes, leur dicta les pas d'une danse ancestrale. Deux
farandoles se mirent en mouvement, d'abord distinctes, puis se
croisant au gré des injonctions du meneur. Au moment où
les hommes croisaient une femme, tous devaient rompre la chaîne
et tourner sur eux-mêmes avec celle que le hasard avait placée
sur leur chemin. Mark se trouva embarqué dans les bras de
Julianne. Elle reçut à l'oreille une confidence
émerveillée. « Tu es fou ! lâcha-t-elle
en cherchant à atténuer son embarras, et jetant sa tête
en arrière elle s'abandonna à un franc éclat de
rire. Son partenaire crut sentir un court instant la rondeur
moelleuse de sa poitrine. Quel vertige ! La gigue avait encore trouvé
des ressources insoupçonnées pour accélérer
la cadence. Les instruments jouaient à une vitesse incroyable
qu'aucun sifflement des danseurs n'aurait pu suivre. Grisés et
surchauffés, ils avaient pris l'initiative d'une farandole
libre qui investit les ruelles du village, devant les pubs et les
auberges, autour du lavoir public.
Soudain,
dans un élan aussi fougueux qu'imprévu, Mark entraîna
sa compagne hors de la mêlée. Ils coururent jusqu'à
une roulotte devant laquelle attendaient des curieux en file
indienne. Un couple qui en sortait, l'air ravi, leur apprit qu'il
s'agissait d'une diseuse d'avenir et les encouragea à tenter
l'expérience.
« Ne
veux-tu pas connaître notre avenir ? lui lança le fils
du maréchal-ferrant.
-Ton
avenir, tu veux dire, corrigea-t-elle en s'éloignant de lui.
Et moi je veux savoir le mien. Et ne compte pas sur moi pour te
révéler mes secrets. »
Une
fois dans la roulotte, elle fut troublée par l'ambiance
exotique qu'y entretenait son hôtesse. Des tentures
mystérieuses sur les murs déployaient un dégradé
de bleu turquoise et d'orange fileté d'or. Le velours et la
soie s'accordaient en des reflets incertains. Des volutes de fumée
odorante confirmaient au visiteur son impression d'avoir pénétré
un autre monde. Une vieille femme à la peau fripée,
mais aux yeux magnétiques, se tenait assise derrière
une tablette ronde que recouvrait un voile figurant les
constellations. Entre elle et sa cliente, elle posa une assiette en
lieu et place de la traditionnelle boule de cristal.
« Tiou
hé Joulian. Benveniou, mé toi la.
-Comment
est-ce que vous savez mon nom ?
-Tiou
oubli ché tiou né séré pas véniou
si moi avé pas le pouvoir de tout déviné. Ché
veu tiou savoire, ma chère ? L'amourre ? Les yeun filleu comé
toà chercheu l'amourre... touyour... touyour l'amourre... I te
siouffi dé mé donné ton doite. »
Julianne
se crispa, effrayée par la dague que la gitane venait de
brandir.
« Qu'est-ce
que vous allez me-me... faire ?
-Piour
toi sé com sa. Sa pas fair male. Justoune goût d'san. »
Sans
attendre la réponse de la jeune fille, elle s'empara de son
index et se mit à proférer des incantations. Ses yeux
vitreux sondèrent l'esprit de sa cliente. Une pointe piquant
son doigt lui déchargea une onde de chaleur dans tout le
corps. Lorsqu'elle put se détacher de ce regard obsédant,
ce fut pour voir s'écouler dans l'assiette quelques gouttes de
son sang. Alors, la vieille femme posa un bol au fond duquel Julianne
crut identifier du sang séché ! Figée d'horreur,
elle sentit une pression rapide sur son doigt blessé qui fut
plongé dans le bol au contact de la zone souillée de
sang caillé. La prêtresse sonda ensuite l'assiette et le
bol, interprétant la figure abstraite dessinée par
l'écoulement du sang. Après un silence pénible
au cours duquel Julianne ne savait plus si elle aurait le courage
d'attendre, le verdict tomba :
« Tiou
épousera oun hom rich et tiou vivra avec loui dans son
château...
-Un
château ! s'enthousiasma, éberluée, la fille des
Bainbrock qu'un sourire avait soudainement illuminée.
-Cet
hom vi lao, précisa la gitane en levant la main en direction
du mont qui se dressait derrière Plerch'Mer.
-Mais
c'est le château du comte de Block ! Ce n'est pas possible ! Il
ne peut m'épouser. Moi, une fermière ! Vous me racontez
n'importe quoi.
-Cet
hom la viou aim. Il le sé pas encor. Viou porterez bel rob,
diaman, collié et perl.
-Menteuse,
rendez-moi mon argent. Vous n'avez pas le droit de tromper les gens
comme ça ! »
Elle
s'était redressée, emportée par la colère,
mais la liseuse de destin souriait en dévoilant ses dents
étrangement blanches. Quel âge avait-elle ? Le visage ne
semblait plus aussi fripé. A son doigt endolori, perlait une
bulle minuscule, déjà coagulée, dont Julianne
pouvait sentir encore les pulsations.
A
sa sortie de roulotte, Mark prit peur à la vue de son visage
décomposé. Mais il fut repoussé avant d'avoir pu
l'enlacer. Elle éprouvait le besoin de sortir du village, et
de répondre à l'appel de la lande, sa fidèle
compagne en rêveries. Agenouillée sur la bruyère,
elle laissa l'air marin nettoyer l'empreinte noire de sa terreur. Son
ami tenta de la rassurer par quelques plaisanteries stupides. La
jeune fille finit par éclater de rire devant l'incongruité
de la situation. Elle... se marier avec le comte de Block ! Mark,
fier de l'avoir déridée, se méprenait sur la
cause de son hilarité, méprise qui la rendait encore
plus incrédule.
« Tout
ça ne vaut rien, déclara-t-elle, comment peut-on y
croire ? Quelles sornettes !
-Qu'est-ce
qu'elle t'a dit ? »
Elle
ne pouvait pas lui dire la vérité sous peine de
l'attrister.
« L'homme
qui est passé juste avant toi, ajouta-t-il, il était
heureux pourtant. La boule de cristal lui a prédit que des
bonnes choses.
-La
boule de cristal ! Il t'a dit qu'elle avait lu son avenir dans une
boule de cristal ? »
L'angoisse
étreignit de nouveau l'âme de la jeune fille. Mais
pourquoi la gitane n'avait-elle pas procédé avec elle
comme avec ses autres clients ?
Depuis
combien de temps discutaient-ils ainsi au bord de la falaise ? Mark,
qui avait l'ouïe fine, perçut les bruits des premiers
départs. Les villageois rentraient se coucher après
avoir, pendant quelques heures, oublié leur pénible
condition. Il se retourna au moment où sortait du village la
roulotte tirée par un poney. C'était la vieille femme
elle-même qui conduisait l'attelage. Le lampadaire blanchâtre
que déversait la lune ronde éclairait son visage.
« Je
l'ai vue quelque part », déclara le garçon
d'un air soupçonneux. Sa voix semblait contaminée par
le ressentiment : il n'acceptait pas qu'une saltimbanque eût
effrayé sa meilleure amie. Il resserra sa main dans celle de
Julianne qu'il écrasa au point de la faire grimacer.
« Aïe
! Fais attention ! Tu m'fais mal...
-Ca
y est, je sais où je l'ai vue ta liseuse d'avenir. Tu vois où
elle va ? »
La
roulotte se dirigeait cahin-caha vers l'entrée du bois de Melk
où il avait l'habitude d'aller chasser. La gitane partait y
rejoindre son camp installé en ces lieux depuis trois
semaines.
« Mais
comment peuvent-ils camper sur les terres du comte sans son
autorisation ? s'inquiéta son amie.
-Justement,
ils ont dû l'obtenir, son autorisation, jusqu'à ce
qu'ils repartent un jour. J'ai assisté dans ces bois il y a
quelques soirées à une bien étrange cérémonie.
-Une
cérémonie ? Comment ça ?
-Je
t'en ai pas parlé pour pas t'effrayer. »
Vexée
elle se sentait par ce que sous-entendait la réponse de Mark.
En même temps, sa curiosité venait d'être piquée
au vif.
« Qu'est-ce
que tu as vu ? Raconte. Allez, dis-moi Mark. »
Comme
il ne répondait pas, la main tremblante dans la sienne qu'il
n'avait toujours pas desserrée de sorte qu'on pouvait se
demander qui avait le plus besoin du réconfort de l'autre,
elle l'entraîna sur le chemin.
« Allez,
viens on la suit.
-Mais
t'es folle. Tu sais pas ce qu'ils font ces gens là-dedans.
Imagine s'ils nous surprennent.
-T'y
es bien allé toi...
-C'est
pas pareil. J'ai pas l'habitude de m 'aventurer là-bas en
pleine nuit, si tu veux savoir.
-Alors
qu'est-ce que tu faisais?
-L'autre
nuit, papa m'avait disputé dans la journée. J'ai quitté
la maison pour venir me cacher ici. Je me suis endormi et j'ai été
réveillé par des bruits bizarres. C'est pas pour toi,
là-dedans.
-Viens,
fais pas le poltron. Emmène-moi avec toi. "
3
Une
obscurité presque totale déployait autour d'eux sa
couverture aveugle et froide. Mark, qui connaissait par coeur le
chemin, avait pris l'initiative de leur escapade. Elle ne voulait
plus le lâcher, de crainte d'être happée par le
gouffre boisé. Des hululements se répondaient au sommet
des arbres. Des branches craquaient aux abords du sentier. Soudain,
un battement d'ailes froissa la nuit au-dessus de leur tête.
Elle poussa un cri que son ami s'empressa d'étouffer en
plaquant la paume de sa main sur ses lèvres effrayées.
La proximité de leurs corps l'empêchait de déterminer
qui des deux avait le plus peur.
« Fais
attention, tu veux nous faire repérer ? »
Elle
eut alors une pensée fugace pour ses parents qui à ce
moment-même devaient être à sa recherche avant de
regagner la ferme.
« Attention
! »
Resserrant
les bras autour de sa nuque, Mark se jeta contre un arbre. Coincée
entre le tronc et le torse de son ami, qu'elle sentait haleter, elle
n'osa plus bouger. En se haussant sur la pointe des pieds, elle
comprit le motif de l'alerte : à la lueur d'une lune
opalescente, elle reconnut la roulotte arrêtée sur le
chemin, à quelques mètres seulement de l'arbre contre
lequel ils étaient blottis. Des silhouettes groupées
avaient rejoint l'attelage. Leurs jambes fondues dans le décor
paraissaient flotter. La roulotte quittant le sentier s'enfonça
dans la forêt où elle fut aspirée.
« Mark,
où vont-ils ?
-ils
rejoignent leur camp, je crois. Viens, mais surtout pas de bruit. »
Ce
n'était plus un sentier qui les guidait. Des troncs massifs
avaient resserré leurs rangs. La prison se refermait sur eux.
Ils ne pourraient plus en ressortir vivants. Quelle idée elle
avait eue de s'aventurer dans ce monde interdit à l'homme !
Les Gitans y avaient bien pénétré, eux ! Mais
pouvait-on les considérer comme des gens ordinaires ?
Une
nouvelle clairière s'ouvrit devant eux. Mark préféra
s'arrêter avant d'être trop à découvert.
Julianne écarta quelques branches épineuses et aperçut
un cirque de verdure où les Gitans et leurs deux roulottes
avaient élu domicile, parmi leurs moutons et leurs deux
poneys. Beaucoup de gens à Plerch'Mer, intrigués par
l'allure exotique de ces nomades à la démarche si
fière, se signaient à leur passage. Julianne jugeait
excessive pareille méfiance. Cependant, cette nuit-là,
à l'ombre de la forêt de Melk, sans autre repère
que ces hommes réunis autour du feu, qui faisaient corps avec
la nature, elle ne se sentait plus si confiante. A côté
des roulottes, avaient été attachés deux énormes
tas... de feuilles ! De quelle moisson s'agissait-il ? Le champ
pourtant ne présentait aucune parcelle cultivée. Les
vagues s'écrasant contre les récifs étaient
réduites ici à de faibles échos. Ils avaient dû
s'éloigner de la côte, ayant peut-être même
laissé Plerch'Mer sur leur gauche. Elle était peut-être
plus proche de sa ferme que du village. La diseuse d'avenir était
identifiable grâce à l'énergie peu commune du feu
qui creusait par intermittences des sillons sur sa peau et conférait
une vitalité démoniaque à son regard. Les
membres de la tribu, assis par terre en cercle, se réchauffaient
autour du feu qui consumait sa danse hypnotique. Lorsqu'il fut réduit
enfin à la lueur d'une braise, la vieille femme installa une
marmite dans laquelle elle versa le contenu d'un seau qu'on lui avait
passé. Deux hommes lui apportèrent des feuilles
provenant de leur récolte qu'elle ajouta, après les
avoir frictionnées, à la mixture en ébullition.
Malgré
la distance, Julianne ne pouvait plus détacher son attention
de la cérémonie qui se préparait. Deux Gitans
conduisirent un homme - l'élu ? - au milieu du cercle. Ils le
soutenaient comme si ce dernier était incapable de se
déplacer. Ensuite on le déshabilla et on lui donna à
boire dans une louche le breuvage sorti de la marmite. Le cercle se
reforma, plus réduit cette fois. L'homme nu s'agenouilla pour
ne plus bouger.
Combien
de temps s'écoula-t-il ? Une main s'agrippa au volant de sa
robe. Julianne tomba à la renverse dans un craquement
effroyable de brindilles et de feuilles. Ce n'était que Mark.
Il paraissait inquiet.
« Est-ce
que tu entends, c'est quoi, ça ? »
Elle
ne percevait rien de spécial, à l'exception des
grillons et autres cris de rapaces nocturnes. Alors qu'elle se
tournait de nouveau vers son compagnon, les bruits de la nuit
s'interrompirent brutalement. Un silence étouffant s'engouffra
parmi eux. Bientôt elle crut percevoir en effet, s'élevant
dans les airs, un son étrange. Très grave. Une sorte de
murmure qui se mit à emplir son crâne. Elle écarta
les branches. Là-bas, les Gitans se tenaient toujours en
cercle. La vieille femme n'était plus qu'une silhouette
immobile, le dos droit, les bras croisés. Au milieu, l'homme
nu avança à quatre pattes alors que s'amplifiaient les
murmures. Ses bras ployaient sous le coup d'une douleur qui faisait
se contorsionner chaque muscle de son corps luisant. Il fouilla de
ses mains son visage comme pour déchirer la nuit immiscée
en lui. Les bourdonnements en s'intensifiant avaient imprégné
la forêt d'une présence presque palpable.
« Mark,
fais quelque chose, cet homme, il souffre ! Fais quelque chose ! Vite
! »
Le
corps entier s'étira en une lente agonie alors que des pleurs
se superposaient à ses gémissements. Un hurlement
transperça les bois. Horrible. D'une force inouïe.
« Viiiiieeens
à moooiiii ! »
Julianne
n'en put supporter davantage. Elle fit mine de se dresser, prête
à fuir, ayant oublié jusqu'à la présence
de Mark.
« Viiiiieeens
à moooiii ! »
Un
souffle glaçant à ses oreilles. Ou plutôt une
voix. De tonalité féminine, lui sembla-t-il. Une
présence. Tout contre elle, mais dont Mark, autant qu'elle put
en juger, n'avait aucune conscience. Son ami la vit se raidir,
exorbitée, prête à hurler. Les mains plaquée
sur l'arête de son visage, elle tentait de chasser les murmures
qui avaient déjà contaminé son âme.
« Mark,
fais-la partir, vite, je t'en supplie ! Fais-la partir ! -Quoi... ?
Qui... ?
-Cette
voix, tu l'entends, dis-moi. »
Devant
le désarroi de son compagnon, elle se sentit gagnée par
l'effroi.
Et
ce fut la fuite au fond des bois, effrénée, aveugle,
meurtrie. La nuit était en elle, et cette voix aussi, surgie
de nulle part, qui résonnait jusqu'à son âme. Une
voix hantée. Des ronces lacéraient ses bras, mais rien
ne pouvait la détourner de son unique objectif : quitter la
forêt. Une sandale lui échappa, elle jeta l'autre dans
les ténèbres environnantes. Des pierres saillantes
s'enfonçaient sous ses pieds. Des animaux invisibles
l'avertissaient de leur présence par toutes sortes de bruits
parasites : frottements, craquements, feulements, stridences
dans les airs. Ce fut à bout de souffle qu'elle déboucha
au carrefour où, quelques minutes plus tôt, la roulotte
avait été rejointe par les bohémiens. Une
hilarité incontrôlable la saisit à s'en tenir les
côtes, elle vint s'adosser à un arbre. Lentement, la
clarté de la lune, de nouveau visible, apaisa ses esprits.
Elle se rendit compte alors qu'elle ne sentait plus contre sa nuque
le souffle pétrifié qui avait provoqué sa course
affolée. Des broussailles s'agitèrent à
l'endroit d'où elle avait surgi. Elle s'immobilisa. Mais ce
n'était que Mark, le pauvre Mark, désorienté lui
aussi, tenant dans ses mains ses deux sandales qu'il était
allé récupérer dans la nuit. Elle se jeta dans
ses bras, enfouissant son visage contre son torse qu'elle ne voulait
plus lâcher, sans doute regrettant l'arrogance dont elle avait
fait preuve en l'entraînant dans la forêt à la
poursuite de la roulotte.
Alors
qu'ils se ruaient vers la sortie du bois, son ami lui pressant la
main, ses yeux désorientés surprirent, disparaissant
derrière des broussailles, une silhouette livide, vaguement
humaine, qui ne laissa sur son sillage qu'une traînée de
vapeur.
4
Au
cours du mois suivant, Julianne regretta amèrement son
escapade avec Mark. Leur disparition soudaine et simultanée de
la fête annuelle avait suscité bien des commérages
dans le village : Dames Clayburn et Joyce n'avaient pas manqué
d'informer les parents des soupçons qui pesaient sur les deux
jeunes gens qu'elles avaient surpris en train de s'éclipser le
soir de la foire. D'autres témoins les avaient même
aperçus main dans la main à l'orée des bois de
Melk.
La
sanction fut sans appel : Mark reçut l'ordre de ne plus
approcher Julianne tandis que la jeune fille se vit privée des
ballades nocturnes qui étaient les moments les plus chers à
son coeur. Le plus douloureux n'était pas tant la punition que
son sentiment d'humiliation. Elle se sentait infantilisée, à
la grande joie de Mickael et de Gary, rassurés de n'être
pas pour une fois l'objet de l'ire paternelle. Ils ajoutèrent
à sa honte leurs puériles railleries qui les voyaient
déguerpir dès qu'elle brandissait vers eux une main
autoritaire.
Une
nuit, Julianne ne résista plus à la tentation et, après
s'être assurée que toute sa famille était
endormie, se glissa dehors à pas de velours. Comme lors de ses
promenades de jadis, elle retrouva Malone et Roxie toujours prêts
à l'accompagner dans ses pérégrinations
solitaires. Elle leur avait appris à ne pas aboyer, ce qui
l'aida particulièrement ce soir-là. Ils n'en
remplissaient pas moins consciencieusement leur rôle de
gardiens, constamment à l'affût du moindre bruit ou
mouvement suspects.
Soudain,
par de légers grognements, ils l'avertirent d'un danger qu'ils
avaient flairé à proximité. Les oreilles
dressées, raides sur pattes, ils s'étaient mis à
tracer un périmètre de protection autour d'elle. Plus
inquiétants encore, leurs premiers aboiements firent place à
des gémissements inhabituels. Lorgnant comme eux l'obscurité,
elle tressaillit aux vibrations d'un bourdonnement qui emplit
l'espace sonore. Lors de son aventure dans les bois de Melk, ce sont
les mêmes murmures, susurrés tout contre son oreille,
qui avaient provoqué sa panique, devant l'incompréhension
de Mark resté sourd à ce phénomène. La
peur gagna aussi les deux molosses, allongés à ses
pieds, la tête posée sur leurs pattes antérieures,
les yeux baignés de douleur. Brusquement, un courant d'air
froid frôla ses épaules. Malone et Roxie, la queue
rentrée, les oreilles couchées, restaient figés
dans un état de torpeur inédit. Elle se sentait à
présent totalement submergée par le souffle glacé.
Le ressac de la mer fit place à un sifflement continu. Des
frissons parcoururent ses épaules. Les chuchotements
poursuivaient leurs litanies incompréhensibles, de plus en
plus obsédants, jusqu'à lui vriller le crâne.
Julianne, harcelée de tous côtés, s'élança
dans la direction de la ferme familiale, pressée d'échapper
à cette chose qui avait jeté entre elle et le paysage
un voile blanchâtre. Le sol se mit à trembler sous les
pas précipités de la jeune fille, martèlements
amplifiés par la panique et qui emplissaient l'espace
nocturne, comme le tonnerre quand il prolonge l'attente imminente de
l'éclair.
Malone
et Roxie, qui la devançaient, s'immobilisèrent à
nouveau. Leur attention cette fois se porta sur la grille d'entrée
du domaine. Ils avaient retrouvé la fermeté de leurs
assises, la tête de nouveau dressée, le regard fixe et
intimidant. Elle prit alors conscience de la disparition des murmures
et d'un retour à la normale dans la texture de l'air. La
distance jusqu'à la grille ne lui permettait pas de saisir
quoi que ce fût de suspect, mais après la terreur
surnaturelle à laquelle elle venait d'échapper, la
perspective d'un rôdeur lui parut si banale qu'elle demeura
très calme, les deux chiens à ses pieds sur le
qui-vive, prêts à bondir à son signal.
Julianne se précipita alors vers le portail,
résolue à appréhender l'intrus et persuadée
que son air décidé le ferait fuir. Une silhouette s'y
tenait effectivement, le visage englouti dans une sombre capeline.
« Approche,
tiou né doà pas avoàr peurr. »
Elle
reconnut la vieille femme de la roulotte. Comment l'avait-elle
retrouvée et que lui voulait-elle ?
« Pren
sa. »
Julianne
s'approcha de la main tendue de la gitane. Joignant à son tour
les siennes comme on l'y invitait, elle reçut délicatement
l'offrande mystérieuse.
« Gard-le
et don-lui. Cé la preuv qu'i ta choasi. »
Sans
plus d'explication, la bohémienne s'éloigna et disparut
en silence, laissant la jeune fille totalement décontenancée,
Malone et Roxie n'ayant eu aucune réaction agressive.
De
retour dans sa chambre, encore troublée par les mystérieux
événements de la nuit, elle ne put davantage trouver le
sommeil. Julianne frottait l'objet qu'elle gardait replié dans
sa main. Alors que la chaleur imprégnait peu à peu les
draps de sa couche, des frissons la gagnèrent comme autant de
caresses ondulant sur sa chair. Des mains d'homme fermes et
pénétrantes exploraient les territoires intimes de son
corps. Bien qu'elle n'eût aucune expérience dans ce
domaine, les sensations qui l'éveillaient à l'amour
avaient la saveur d'un souvenir lointain déployé par
bribes. D'où venait ce bouton ? Surtout pas d'une robe.
Sans hésitation, d'un manchon de chemise. Une magnifique
chemise à jabot déployée sur des épaules
viriles. Des rêves d'étreintes passionnées
l'accompagnèrent dans son voyage jusqu'au seuil de Morphée.
5
L'arrivée
du printemps échauffa les coeurs à prendre de
Plerch'Mer : le comte de Block, par l'intermédiaire de son
valet, informa la population de son prochain mariage. Il se disait
prêt à rencontrer, sur le parvis de l'église,
chacune de ses prétendantes. La nouvelle se répandit
comme un rêve inespéré, les premières
averties s'empressant de transmettre leur joie aux jeunes filles du
village. L'heure n'était pas à la rivalité entre
ces demoiselles tout étourdies encore d'une annonce si
merveilleuse. Bien que ne l'ayant aperçu qu'à l'ombre
de son carrosse, elles s'accordaient sur la beauté du comte
qui hantait malgré elles bien des nuits virginales. Les mères
se montraient plus réservées, compte tenu qu'il
s'agissait d'un second mariage, aucune rumeur n'ayant circulé
au sujet de la comtesse. L'avait-il quittée ou lui avait-elle
été ravie par la mort-même ? Autant de mystère
accentuait l'incongruité d'un tel mariage si peu conforme au
rang social, et laissait planer bien des doutes. Lors de la messe
dominicaine, le prêtre de la paroisse, Paddy Brennan, confirma
que la rencontre du comte avec chaque prétendante aurait lieu
dans le confessionnal, avec sa bénédiction.
Julianne
fut bien la seule à ne pas être frappée par
l'ingénuité de ses consoeurs. Depuis les dernières
prédictions de la gitane, elle avait eu le temps de méditer
l'aubaine que serait un mariage avec le comte de Block. Par ce lien
consacré, sa famille se verrait enfin accéder à
un rang plus digne de son mérite avec l'assurance d'une fin de
vie plus confortable et gratifiante. Peut-être ses parents
pourraient-ils enfin s'offrir les services d'un garçon de
ferme, et même de plusieurs, qui sait ? C'est sur ces pensées
encourageantes que Julianne regagna la maison, une main dans sa poche
repliée sur le bouton de manchette, comme un talisman lui
assurant la victoire sur toutes ses concurrentes.
Jamais
à la ferme des Bainbrock, les soirées ne brillèrent
avec autant de ferveur que durant la semaine suivante. Julianne et sa
mère, ayant écumé au grenier une montagne de
robes, jupes et chemisiers défraîchis, souvent décousus,
s'étaient lancées dans une entreprise titanesque. Loin
de simples raccommodages, c'est à une recréation totale
que furent soumis les tissus passant sous les doigts de fée de
madame Bainbrock. Grâce à son goût affirmé
des couleurs et des textures, elle ranima de médiocres
vestiges filamenteux en d'adorables festivals de matières.
Oubliés
le chahut des garçons et les colères paternelles après
les pénibles journées de labeur : un silence quasi
religieux avait pris possession du foyer. Sur sa chaise à
bascule, Patrick admirait la concentration des deux femmes sur leurs
ouvrages. Il promenait sur sa fille une attention plus soutenue qu'à
l'accoutumée. Il avait pris soudain conscience de son âge,
le même qu'Ellen quand il lui avait demandé sa main. Les
sourires de Julianne, ses pommettes qui se creusaient à la
commissure des lèvres au moment d'affronter un point de croix
délicat, ses regards implorants vers la mère qui
prenait alors le relais dès qu'il s'agissait de corriger les
dégâts occasionnés par sa maladresse, ses éclats
de rire provoqués par les facéties de Gary, tous ces
moments de grâce se teintaient, aux yeux du père
attendri, d'une fantaisie d'autant plus poignante qu'elle annonçait
une page sur le point de se tourner.
6
En
ce jour de liesse au village, le soleil s'était invité
comme jamais en cette saison de brumes et de crachins. Sa superbe
lumière pourtant ne pouvait rivaliser avec la blancheur
étourdissante des toilettes qu'exposaient un peu partout les
jeunes filles à marier de Plerch'Mer. En se dirigeant vers la
place centrale du village, elles formaient une procession qui
déversait ses flocons d'albâtre depuis le chemin de la
foire jusqu'à l'église.
Les
deux pubs rivaux qui se faisaient face avaient, sur la place baignée
de soleil, étalé toutes leurs tables, au point de
confondre la frontière qui d'ordinaire les séparait.
Les hommes sirotaient leur cervoise, émoustillés par
l'épanchement de ces demoiselles, à ne plus savoir où
donner de la tête. On chantait la beauté des filles,
c'était à qui désignerait la plus belle.
Les
femmes, accoudées aux fenêtres, s'échangeaient
des signes d'un balcon à l'autre. Après l'entretien du
foyer, et les suées martelées sur le linge battu au
lavoir, aucune n'envisageait de s'exposer à la fournaise. De
là-haut, le cortège gagnait en légèreté,
avec ses chapeaux de paille enrubannés aux couleurs du ciel
qui n'en finissait plus d'étaler son bleu uni. Les jeunes
filles, revêtues de leurs plus beaux atours, arboraient
fièrement leurs nattes et leurs tresses, véritables
couronnes florales, leurs chignons papillotés de dentelle et
leurs boucles ruisselantes qui soulignaient la courbure d'une nuque
gracile.
Julianne
n'avait point à rougir de ses rivales; toutefois loin
d'adopter leur attitude princière, elle resplendissait par la
seule grâce de sa discrétion, les cheveux réunis
en une longue et unique tresse composée de quatre touffes
sombres entremêlées, à la manière des
cordages solides des beaux navires marchands sur le port de Suin'a.
Quand
une prétendante ressortait de l'église, une seule
question traversait les lèvres de la foule bourdonnante :
était-ce l'heureuse élue ?
En pénétrant à son tour dans l'édifice
religieux, Julianne aperçut le comte faisant les cent pas sous
les croisées d'ogive. Sa majesté rivalisait avec la
solennité des lieux. Il s'immobilisa à son approche,
une lueur inquiète dans le regard. Alors qu'il la dévisageait,
elle nota la crispation d'une de ses mains dont il avait replié
les doigts noueux. Il lui renvoyait le reflet enthousiaste de
l'inquiétude qui la rongeait. Cette communion émotionnelle
ravivant son courage la poussa, un pas en avant, à lui offrir
le bouton de manchette manquant à sa plus belle chemise.
Lentement, le seigneur de Block dévoila sa manche gauche dans
le trou de laquelle vint se loger parfaitement l'offrande. Leurs
regards se nourrirent d'une compréhension réciproque et
leurs lèvres dessinèrent un doux sourire.
« Je
n'ai supporté cette longue procession que pour vous. La
décence exigeait que chacune de vos rivales pensât avoir
sa chance. Mais aucune ne vous égale. Je vous ai vue et aimée
sur le champ. Jamais ne m'est venue telle certitude. S'il vous plaît,
accordez-leur une dernière faveur. Je ne communiquerai mon
choix et ma décision que dans trois jours. Le rêve fait
vivre; il est si rare en ce pays qu'elles méritent bien ces
quelques jours de bonheur. »
A suivre..
A suivre..
mercredi 8 février 2012
la monstrueuse altérité du fils
Tout un chacun sait par expérience que l'éducation des enfants constitue une étape primordiale dans le développement d'un individu, que ce soit le parent lui-même ou sa progéniture. Aussi, bien des romans et des films ont abordé cette thématique devenue un lieu commun plus ou moins banalisé.
"We need to talk about Kevin" ne raconte pas l'histoire d'une éducation, même si le coeur du récit concerne les problèmes que rencontre une mère dans ses rapports avec son fils.
Le film de Lynn Ramsey (Je n'ai pas lu le roman dont il est l'adaptation visuelle) pose l'épineuse question (l'un des derniers véritables Tabous) de la maternité confrontée au monstre qu'elle a engendré. Que le personnage incarné magnifiquement par Tilda Swinton ait plus ou moins désiré le garçon qu'elle a mis au monde ne constitue pas en soi une explication suffisante pour justifier le comportement du rejeton. Nulle psychologie ne vient élever la réflexion inhérente à cette histoire d'une horrible banalité dont la portée monstrueuse ne se dévoile que peu à peu.
Au départ, il s'agit ni plus ni moins que du comportement d'un bébé chialeur qu'une mère démunie ne parvient jamais à rasséréner. Au fur et à mesure que l'enfant grandit, ses rapports avec la mère se durcissent : refus d'obtempérer à toutes les propositions maternelles, même lorsqu'il s'agit de partager un moment ludique avec un ballon; répulsion face aux élans de tendresse de la mère; provocations qui prennent la forme d'un refus de l'éducation (voir comment le gamin délibérément défèque dans ses culottes alors qu'il en a passé l'âge).
Par son mutisme, l'actrice Tilda Swinton exprime le désarroi d'une mère totalement dépassée mais qui essaie de ne pas lâcher prise. Il s'ensuit une guerre des nerfs aux répercussions de plus en plus inquiétantes (voir l'épisode de l'accident au cours duquel, dans un accès de colère, la mère blesse l'enfant avant de le conduire aussitôt aux urgences où on lui met le bras dans le plâtre alors que la mère ne peut avouer sa culpabilité et comment, ensuite, face au père surchargé de travail l'enfant fait croire, non sans jeter sur sa mère un regard narquois, qu'il est tombé de lui-même...).
Cette escalade de la violence, qu'elle soit psychologique ou physique, est traitée sans aucune concession au commercial : le regard reste clinique, froid, distant, d'une objectivité effrayante, à la manière des films de Michael Hanneke. La mère s'enferme dans son mutisme, sa souffrance, l'enfant devient un adolescent machiavélique aux instincts meurtriers de plus en plus marqués.
L'acteur qui incarne l'enfant, et surtout celui qui incarne l'adolescent, sont glaçants.
Ce film extrêmement déstabilisant constitue une expérience sensorielle éprouvante que radicalise un montage avant-gardiste censé traduire le chaos intérieur de la mère. C'est un grand film sur la monstruosité, sur l'altérité indivisible des êtres, sur la contamination progressive du quotidien par le mal.
A ne pas mettre à la portée de n'importe qui. Vous êtes prévenus.
"We need to talk about Kevin" ne raconte pas l'histoire d'une éducation, même si le coeur du récit concerne les problèmes que rencontre une mère dans ses rapports avec son fils.
Le film de Lynn Ramsey (Je n'ai pas lu le roman dont il est l'adaptation visuelle) pose l'épineuse question (l'un des derniers véritables Tabous) de la maternité confrontée au monstre qu'elle a engendré. Que le personnage incarné magnifiquement par Tilda Swinton ait plus ou moins désiré le garçon qu'elle a mis au monde ne constitue pas en soi une explication suffisante pour justifier le comportement du rejeton. Nulle psychologie ne vient élever la réflexion inhérente à cette histoire d'une horrible banalité dont la portée monstrueuse ne se dévoile que peu à peu.
Au départ, il s'agit ni plus ni moins que du comportement d'un bébé chialeur qu'une mère démunie ne parvient jamais à rasséréner. Au fur et à mesure que l'enfant grandit, ses rapports avec la mère se durcissent : refus d'obtempérer à toutes les propositions maternelles, même lorsqu'il s'agit de partager un moment ludique avec un ballon; répulsion face aux élans de tendresse de la mère; provocations qui prennent la forme d'un refus de l'éducation (voir comment le gamin délibérément défèque dans ses culottes alors qu'il en a passé l'âge).
Par son mutisme, l'actrice Tilda Swinton exprime le désarroi d'une mère totalement dépassée mais qui essaie de ne pas lâcher prise. Il s'ensuit une guerre des nerfs aux répercussions de plus en plus inquiétantes (voir l'épisode de l'accident au cours duquel, dans un accès de colère, la mère blesse l'enfant avant de le conduire aussitôt aux urgences où on lui met le bras dans le plâtre alors que la mère ne peut avouer sa culpabilité et comment, ensuite, face au père surchargé de travail l'enfant fait croire, non sans jeter sur sa mère un regard narquois, qu'il est tombé de lui-même...).
Cette escalade de la violence, qu'elle soit psychologique ou physique, est traitée sans aucune concession au commercial : le regard reste clinique, froid, distant, d'une objectivité effrayante, à la manière des films de Michael Hanneke. La mère s'enferme dans son mutisme, sa souffrance, l'enfant devient un adolescent machiavélique aux instincts meurtriers de plus en plus marqués.
L'acteur qui incarne l'enfant, et surtout celui qui incarne l'adolescent, sont glaçants.
Ce film extrêmement déstabilisant constitue une expérience sensorielle éprouvante que radicalise un montage avant-gardiste censé traduire le chaos intérieur de la mère. C'est un grand film sur la monstruosité, sur l'altérité indivisible des êtres, sur la contamination progressive du quotidien par le mal.
A ne pas mettre à la portée de n'importe qui. Vous êtes prévenus.
jeudi 26 mai 2011
Tree of life
Avec Tree Of Life, Terrence Malick vient d'obtenir la Palme d'Or du Festival de Cannes 2011. Bien que son oeuvre soit peu fournie en quantité de films produits depuis les années 70, conséquence de son perfectionnisme et de sa liberté en tant que cinéaste, je n'ai pas vu tous les longs métrages de T. Malick pour lesquels POSITIF, ma revue préférée en ce domaine, clame pourtant toute son admiration. C'est ainsi que je ne connais pas Les Moissons du Ciel (1978) ni Le nouveau Monde (2---). En revanche, j'avais pu apprécier à leur juste valeur son premier film Badlands (1973) et surtout The Red Line.
Chroniquer Tree Of Life, son dernier opus, qui vient de sortir en salle, n'est pas facile tant cette oeuvre fort personnelle échappe à toute classification. Je ne vois guère que Terrence Malick à pouvoir aujourd'hui, aux USA, écrire et produire un tel ovni qui ignore crânement les codes frelatés du cinéma "mainstream", celui qui obéit aux lois draconiennes et stupides de l'économie de marché ultra-libérale. Pour engranger des dollars, il existe des voies plus balisées et plus sûres. Le cinéaste américain ne s'en soucie évidemment pas le moins du monde, et c'est tant mieux.
Ma difficulté à appréhender Tree Of Life provient de l'hétérogénéité des sentiments qu'il a suscités en moi. Il m'est rarement arrivé l'expérience que j'ai vécue dans la salle : ma vision du film est passée par plusieurs étapes naviguant entre la curiosité, l'émerveillement, l'intérêt, la fascination, l'agacement et la consternation. Pour clarifier un tel méli-mélo de sentiments contradictoires, je préciserai que la curiosité, l'émerveillement et l'agacement ont couvert la première moitié du film, la fascination et la consternation ses parties centrale et finale.
Quand s'ouvre le film, une caméra elliptique particulièrement subjective nous plonge dans un drame familial. La perte de son enfant laisse un couple aux abois. Quelques voisins tentent de les réconforter. Le mari et la femme sont saisis dans leur désarroi qui les amène à déambuler dans le décor d'une cité pavillonnaire. Le travail fascinant sur la bande sonore, qui assourdit certains sons et met en avant une musique bouleversée, retient l'attention un moment. Malick excelle dans cette suspension de la temporalité. Les images souvent surexposées sont diaphanes et tristes à la fois. Les voix off des personnages qui scandent la douleur et les questionnements liés à la culpabilité égrènent une litanie envoûtante. Le montage particulièrement sophistiqué laisse sourdre une sensibilité à fleur de peau. C'est très joliment fait, mais un peu trop proche à mon goût du style qu'avait développé Sofia Coppola dès son oeuvre inaugurale Virgin Suicides.
Cette partie plutôt élégiaque, qui insiste assez lourdement toutefois sur la présence divine des arbres, est contrebalancée, grâce à un montage parallèle, par une partie citadine qui nous plonge au coeur d'une grande métropole américaine écrasée par ses habituels gratte-ciel. Sean Penn y incarne ce qui semble être un cadre supérieur dans une société dont nous ne connaitrons rien de la spécialité. Sean Penn est saisi dans son bureau, dans l'ascenseur externe qui gravit de façon vertigineuse le building où il travaille. Nous saisissons là encore des moments de flottement, d'indécision : l'homme semble être perdu dans ce monde inhumain. Le montage veut-il nous suggérer que lui-même traverse une crise due à la mort d'un enfant ? Rien ne permet de l'affirmer. Là encore, les dialogues sont évacués ou traités sur un mode minimaliste, accentué par un effet d'écho qui introduit une distanciation des sentiments. Quelques bouts de phrases off sont encore égrenées, çà et là, des questionnements à caractère mystique.
C'est alors que Terrence Malick introduit une cassure dans le processus mis en marche depuis un quart d'heure et nous plonge brutalement au coeur d'une séquence spatiale. La musique devient chorale, solennelle et puissante, à la manière des oeuvres de Ligeti. Elle jaillit sur des images cosmiques de planètes, d'étoiles, de gaz, de magma en fusion. Nous ne sommes plus dans une fiction, mais dans un trip new age qui n'est pas sans évoquer l'inoubliable dernière partie du 2001 l'Odyssée de l'espace de notre ami Kubrick, filiation que souligne la participation de Douglas Trumbel aux effets spéciaux visuels, le créateur des images spatiales de 2001, Blade Runner et Rencontre du 3°type. Cette séquence, aussi belle soit-elle, a tendance à m'agacer parce que je sais que ce ne sont pas de vrais images cosmiques, mais des reconstitutions habiles voire fascinantes. Il faut une sacrée dose de talent pour nous conduire au confins de la création du monde. Terrence Malick y parvient mais il arrive bien trop tard : ses images dégagent une désagréable sensation de déjà vu. J'ai trouvé cette partie un rien pompeuse voire prétentieuse.
Dans sa partie médiane, Tree Of Life redevient plus terrien : le récit se concentre sur la famille endeuillée qui avait ouvert le film non sans avoir négocié un retour en arrière puisque nous reprenons l'histoire à une date antérieure à la mort d'un des enfants.
Brad Pitt y campe le Pater Familias, militaire ultra rigide, fier de sa réussite et qui ne cesse d'inculquer à son fils le plus âgé les préceptes éducatifs de l'Amérique profonde selon lesquels la réussite de l'individu dépend de sa force morale et d'une volonté inébranlable tendue dans ce sens, l'échec alors ne pouvant se justifier que par une faiblesse de la volonté, une faiblesse de l'individu. Il s'agit de la morale américaine classique que bien des films ou des livres fustigent. D'une certaine façon, elle objective l'échec en responsabilisant celui qui le subit. Elle découle naturellement de ce qui fonde intrinsèquement les Etats-Unis d'Amérique : le libéralisme effréné, l'homme étant l'artisan aussi bien de son propre malheur que de ses réussites.
Dans cette famille bien sous tout rapport, le fils ainé n'a pas le droit de baisser la garde, il ne doit jamais flancher et doit contrôler constamment ses pulsions négatives, ses découragements; il doit affronter la difficulté. Il ne doit pas penser "Je n'y arrive pas, c'est trop difficile.", mais "Je n'y suis pas encore arrivé parce que c'est difficile."
Par opposition à l'austérité paternelle, la mère se voit reléguée à l'arrière-plan du foyer, c'est elle qui fournit aux trois enfants toute l'affection requise, c'est elle qui pardonne les relatives faiblesses.
Dans cette partie centrale, le film de Terrence Malick touche souvent au sublime, bien davantage que lorsqu'il s'interroge sur la place de l'homme dans le cosmos. Sa caméra hyper sensible aux éléments naturels (les arbres, la pelouse, la nuit, le soleil, la pluie) se love dans le foyer en isolant du quotidien des saynètes magiques, captées avec une tendresse rare : la main sur le berceau du nouveau né, un souffle d'air dans le voilage des rideaux, des frères s'amusant dans le jardin, le couple enlacé au pied d'un arbre... Ce sont des instants arrachés à l'éternité que Terrence Malick déploie avec un sens du montage éminemment poétique. On pourrait presque croire qu'il ne se passe rien, que le récit stagne sur le bonheur familial dont chaque courte séquence témoigne à la manière d'une élégie. Les plans légèrement balancés, au plus près des corps, recréent un sentiment d'intimité prégnant. Or, rien n'est moins sûr : ces sensations fugaces de bonheur tranquille sont intercalées avec d'autres saynètes d'apparence anodine tout d'abord, montrant les répercussions terribles de l'éducation du père sur son fils aîné, lequel se voit totalement brimé, devant subir des punitions absurdes qu'il ne comprend pas du tout. Peu à peu, nous assistons impuissants à la souffrance quotidienne, aux frustrations sans-cesse accumulées du fils aîné, qui reste mutique, le regard de plus en plus acéré que vient traverser des éclairs de violence contenue. La thématique développée alors (montrer le lent pourrissement de l'esprit chez un garçon, gagné peu à peu par la haine du père) rappelle celle traitée par Michael Haneke dans le splendide Ruban blanc, autre Palme d'or de Cannes qui montrait aussi comment, à force de rigidité, la morale puritaine faisait naître malgré elle la monstruosité dans l'âme des enfants. A ce titre, une certaine tension commence à s'installer que la beauté des images ensoleillées ne parvient plus à apaiser. Il n'est qu'à voir la scène inquiétante du père affairé sous sa voiture saisi au coeur de ses taches mécaniques tandis que son fils aîné rôde dans les parages, tournant autour du véhicule et du crick qui maintient ses roues au-dessus du sol. Nul besoin pour autant que le fils commette le parricide, il a suffi que par la magie d'un montage élégiaque Malick nous donne à sentir sa haine, sa frustration, sa souffrance muette.
Dans sa dernière partie, Tree Of Life est rattrapé par ses démons bêtement new age. Terrence Malick prétend nous conduire jusqu'à l'au-delà figuré par un paysage désertique rocailleux s'ouvrant sur un rivage marin où errent les âmes des morts représentées par un ballet humain. Des gens se croisent, se sourient mutuellement, s'enlacent, se tiennent la main, s'embrassent. La sincérité du cinéaste n'est absolument pas prise en défaut, mais son impuissance à aborder des territoires métaphysiques (n'est pas Tarkovski qui veut) est confirmée par la pauvreté allégorique de ses images qui ressemblent à une propagande new age roussie.
Le film de Malick est très original et fort personnel, mais il souffre de prétention et de pompiérisme dans ses velléités métaphysiques plus ridicules que transcendantes. Je retiens donc de Tree Of Life la chronique élégiaque d'une famille américaine dans les années 50, de loin sa partie la plus belle et la plus sensible.
Chroniquer Tree Of Life, son dernier opus, qui vient de sortir en salle, n'est pas facile tant cette oeuvre fort personnelle échappe à toute classification. Je ne vois guère que Terrence Malick à pouvoir aujourd'hui, aux USA, écrire et produire un tel ovni qui ignore crânement les codes frelatés du cinéma "mainstream", celui qui obéit aux lois draconiennes et stupides de l'économie de marché ultra-libérale. Pour engranger des dollars, il existe des voies plus balisées et plus sûres. Le cinéaste américain ne s'en soucie évidemment pas le moins du monde, et c'est tant mieux.
Ma difficulté à appréhender Tree Of Life provient de l'hétérogénéité des sentiments qu'il a suscités en moi. Il m'est rarement arrivé l'expérience que j'ai vécue dans la salle : ma vision du film est passée par plusieurs étapes naviguant entre la curiosité, l'émerveillement, l'intérêt, la fascination, l'agacement et la consternation. Pour clarifier un tel méli-mélo de sentiments contradictoires, je préciserai que la curiosité, l'émerveillement et l'agacement ont couvert la première moitié du film, la fascination et la consternation ses parties centrale et finale.
Quand s'ouvre le film, une caméra elliptique particulièrement subjective nous plonge dans un drame familial. La perte de son enfant laisse un couple aux abois. Quelques voisins tentent de les réconforter. Le mari et la femme sont saisis dans leur désarroi qui les amène à déambuler dans le décor d'une cité pavillonnaire. Le travail fascinant sur la bande sonore, qui assourdit certains sons et met en avant une musique bouleversée, retient l'attention un moment. Malick excelle dans cette suspension de la temporalité. Les images souvent surexposées sont diaphanes et tristes à la fois. Les voix off des personnages qui scandent la douleur et les questionnements liés à la culpabilité égrènent une litanie envoûtante. Le montage particulièrement sophistiqué laisse sourdre une sensibilité à fleur de peau. C'est très joliment fait, mais un peu trop proche à mon goût du style qu'avait développé Sofia Coppola dès son oeuvre inaugurale Virgin Suicides.
Cette partie plutôt élégiaque, qui insiste assez lourdement toutefois sur la présence divine des arbres, est contrebalancée, grâce à un montage parallèle, par une partie citadine qui nous plonge au coeur d'une grande métropole américaine écrasée par ses habituels gratte-ciel. Sean Penn y incarne ce qui semble être un cadre supérieur dans une société dont nous ne connaitrons rien de la spécialité. Sean Penn est saisi dans son bureau, dans l'ascenseur externe qui gravit de façon vertigineuse le building où il travaille. Nous saisissons là encore des moments de flottement, d'indécision : l'homme semble être perdu dans ce monde inhumain. Le montage veut-il nous suggérer que lui-même traverse une crise due à la mort d'un enfant ? Rien ne permet de l'affirmer. Là encore, les dialogues sont évacués ou traités sur un mode minimaliste, accentué par un effet d'écho qui introduit une distanciation des sentiments. Quelques bouts de phrases off sont encore égrenées, çà et là, des questionnements à caractère mystique.
C'est alors que Terrence Malick introduit une cassure dans le processus mis en marche depuis un quart d'heure et nous plonge brutalement au coeur d'une séquence spatiale. La musique devient chorale, solennelle et puissante, à la manière des oeuvres de Ligeti. Elle jaillit sur des images cosmiques de planètes, d'étoiles, de gaz, de magma en fusion. Nous ne sommes plus dans une fiction, mais dans un trip new age qui n'est pas sans évoquer l'inoubliable dernière partie du 2001 l'Odyssée de l'espace de notre ami Kubrick, filiation que souligne la participation de Douglas Trumbel aux effets spéciaux visuels, le créateur des images spatiales de 2001, Blade Runner et Rencontre du 3°type. Cette séquence, aussi belle soit-elle, a tendance à m'agacer parce que je sais que ce ne sont pas de vrais images cosmiques, mais des reconstitutions habiles voire fascinantes. Il faut une sacrée dose de talent pour nous conduire au confins de la création du monde. Terrence Malick y parvient mais il arrive bien trop tard : ses images dégagent une désagréable sensation de déjà vu. J'ai trouvé cette partie un rien pompeuse voire prétentieuse.
Dans sa partie médiane, Tree Of Life redevient plus terrien : le récit se concentre sur la famille endeuillée qui avait ouvert le film non sans avoir négocié un retour en arrière puisque nous reprenons l'histoire à une date antérieure à la mort d'un des enfants.
Brad Pitt y campe le Pater Familias, militaire ultra rigide, fier de sa réussite et qui ne cesse d'inculquer à son fils le plus âgé les préceptes éducatifs de l'Amérique profonde selon lesquels la réussite de l'individu dépend de sa force morale et d'une volonté inébranlable tendue dans ce sens, l'échec alors ne pouvant se justifier que par une faiblesse de la volonté, une faiblesse de l'individu. Il s'agit de la morale américaine classique que bien des films ou des livres fustigent. D'une certaine façon, elle objective l'échec en responsabilisant celui qui le subit. Elle découle naturellement de ce qui fonde intrinsèquement les Etats-Unis d'Amérique : le libéralisme effréné, l'homme étant l'artisan aussi bien de son propre malheur que de ses réussites.
Dans cette famille bien sous tout rapport, le fils ainé n'a pas le droit de baisser la garde, il ne doit jamais flancher et doit contrôler constamment ses pulsions négatives, ses découragements; il doit affronter la difficulté. Il ne doit pas penser "Je n'y arrive pas, c'est trop difficile.", mais "Je n'y suis pas encore arrivé parce que c'est difficile."
Par opposition à l'austérité paternelle, la mère se voit reléguée à l'arrière-plan du foyer, c'est elle qui fournit aux trois enfants toute l'affection requise, c'est elle qui pardonne les relatives faiblesses.
Dans cette partie centrale, le film de Terrence Malick touche souvent au sublime, bien davantage que lorsqu'il s'interroge sur la place de l'homme dans le cosmos. Sa caméra hyper sensible aux éléments naturels (les arbres, la pelouse, la nuit, le soleil, la pluie) se love dans le foyer en isolant du quotidien des saynètes magiques, captées avec une tendresse rare : la main sur le berceau du nouveau né, un souffle d'air dans le voilage des rideaux, des frères s'amusant dans le jardin, le couple enlacé au pied d'un arbre... Ce sont des instants arrachés à l'éternité que Terrence Malick déploie avec un sens du montage éminemment poétique. On pourrait presque croire qu'il ne se passe rien, que le récit stagne sur le bonheur familial dont chaque courte séquence témoigne à la manière d'une élégie. Les plans légèrement balancés, au plus près des corps, recréent un sentiment d'intimité prégnant. Or, rien n'est moins sûr : ces sensations fugaces de bonheur tranquille sont intercalées avec d'autres saynètes d'apparence anodine tout d'abord, montrant les répercussions terribles de l'éducation du père sur son fils aîné, lequel se voit totalement brimé, devant subir des punitions absurdes qu'il ne comprend pas du tout. Peu à peu, nous assistons impuissants à la souffrance quotidienne, aux frustrations sans-cesse accumulées du fils aîné, qui reste mutique, le regard de plus en plus acéré que vient traverser des éclairs de violence contenue. La thématique développée alors (montrer le lent pourrissement de l'esprit chez un garçon, gagné peu à peu par la haine du père) rappelle celle traitée par Michael Haneke dans le splendide Ruban blanc, autre Palme d'or de Cannes qui montrait aussi comment, à force de rigidité, la morale puritaine faisait naître malgré elle la monstruosité dans l'âme des enfants. A ce titre, une certaine tension commence à s'installer que la beauté des images ensoleillées ne parvient plus à apaiser. Il n'est qu'à voir la scène inquiétante du père affairé sous sa voiture saisi au coeur de ses taches mécaniques tandis que son fils aîné rôde dans les parages, tournant autour du véhicule et du crick qui maintient ses roues au-dessus du sol. Nul besoin pour autant que le fils commette le parricide, il a suffi que par la magie d'un montage élégiaque Malick nous donne à sentir sa haine, sa frustration, sa souffrance muette.
Dans sa dernière partie, Tree Of Life est rattrapé par ses démons bêtement new age. Terrence Malick prétend nous conduire jusqu'à l'au-delà figuré par un paysage désertique rocailleux s'ouvrant sur un rivage marin où errent les âmes des morts représentées par un ballet humain. Des gens se croisent, se sourient mutuellement, s'enlacent, se tiennent la main, s'embrassent. La sincérité du cinéaste n'est absolument pas prise en défaut, mais son impuissance à aborder des territoires métaphysiques (n'est pas Tarkovski qui veut) est confirmée par la pauvreté allégorique de ses images qui ressemblent à une propagande new age roussie.
Le film de Malick est très original et fort personnel, mais il souffre de prétention et de pompiérisme dans ses velléités métaphysiques plus ridicules que transcendantes. Je retiens donc de Tree Of Life la chronique élégiaque d'une famille américaine dans les années 50, de loin sa partie la plus belle et la plus sensible.
dimanche 14 mars 2010
la monstrueuse banalité
Mercredi prochain, France 2 diffuse un documentaire, Le jeu de la mort, qui devrait, je l'espère, provoquer une onde de choc chez les téléspectateurs habituellement lobotomisés.
Ce documentaire interroge la fascination qu'exercent sur nous les jeux et autres divertissements de la télé réalité qui semblent ne connaître aucune limite dans leur course effrénée pour la surenchère la plus triviale. La chaîne britannique Channel 4 ne recherche-t-elle pas en ce moment des malades en phase terminale qui accepteraient de se faire momifier devant les caméras ? Jusqu'où la télé réalité peut-elle pousser le vice populiste à seule fin de faire monter les enchères des scores d'audience ? Quelle autorité la télé exerce-t-elle sur nous ?
Le jeu de la mort est un jeu factice dans la mesure où son principe s'inspire de la fameuse expérience qu'avait réalisée le chercheur en psychologie Stanley Milgram dans les années 60. 80 candidats ont été invités à y participer. Le tournage du jeu s'est déroulé en avril 2009. Les participants se sont soumis à l'autorité d'une fausse équipe de télévision, Tania Young l'animatrice du jeu étant en fait une comédienne et le réalisateur de l'émission, Christophe Nick, un cinéaste dirigeant en réalité un documentaire.
Le scénario de ce jeu "factice" est très simple : les candidats doivent faire mémoriser, en une minute, à un cobaye attaché à une chaise électrifiée, une liste de 26 associations de mots. A chaque erreur du cobaye, le participant lui envoie en guise de punition une décharge électrique graduée de 20 à 460 volts.
Si ce jeu vous est familier, c'est soit parce que vous avez lu le livre La soumission à l'autorité qu'a écrit Stanley Milgram suite à l'expérience qu'il a menée aux USA, soit parce que vous avez vu le film I comme Icare de Henry Verneuil qui relate en l'adaptant l'expérience de Milgram.
La question de Milgram portait sur la nature monstrueuse des actes qu'une autorité quelconque est capable de faire commettre à un individu lambda. En effet, qu'est-ce qui a pu pousser de jeunes soldats SS à accepter de livrer aux camps des milliers de juifs, de tsiganes et d'homosexuels en les envoyant aux douches à gaz ? Comment le pilote qui a lâché la bombe sur Hiroshima a-t-il été amené à obéir à l'ordre que ses supérieurs lui avaient donné ?
Le scénario de ce jeu "factice" est très simple : les candidats doivent faire mémoriser, en une minute, à un cobaye attaché à une chaise électrifiée, une liste de 26 associations de mots. A chaque erreur du cobaye, le participant lui envoie en guise de punition une décharge électrique graduée de 20 à 460 volts.
Si ce jeu vous est familier, c'est soit parce que vous avez lu le livre La soumission à l'autorité qu'a écrit Stanley Milgram suite à l'expérience qu'il a menée aux USA, soit parce que vous avez vu le film I comme Icare de Henry Verneuil qui relate en l'adaptant l'expérience de Milgram.
La question de Milgram portait sur la nature monstrueuse des actes qu'une autorité quelconque est capable de faire commettre à un individu lambda. En effet, qu'est-ce qui a pu pousser de jeunes soldats SS à accepter de livrer aux camps des milliers de juifs, de tsiganes et d'homosexuels en les envoyant aux douches à gaz ? Comment le pilote qui a lâché la bombe sur Hiroshima a-t-il été amené à obéir à l'ordre que ses supérieurs lui avaient donné ?
Voici un extrait du film I comme Icare de Henry Verneuil qui relate en l'adaptant l'expérience de Milgram. (à suivre...)
L'expérience de Milgram a démontré que l'obéissance absolue à des ordres barbares ne s'appliquait pas exclusivement au domaine militaire en temps de guerre, mais à toute forme d'autorité dès l'instant où elle est reconnue par le sujet, respectée et non remise en cause. Le domaine scientifique par exemple. Les hommes qui ont envoyé une décharge de 460 volts à l'individu qu'ils interrogeaient sous le prétexte que ses réponses étaient erronées n'avaient aucune intention malveillante envers ce dernier. Mais la présence d'un scientifique à leur côté, garant d'une caution qu'ils ne remettaient pas en cause, suffisait à ce qu'ils se sentent déchargés de toute responsabilité vis-à-vis de leurs actes meurtriers.
Le documentaire de Christophe Nick, mercredi soir à 20h35, tente d'observer ce que devient cette obéissance aveugle quand on la transpose du domaine scientifique à celui d'un jeu télévisé, le scientifique étant lui-même remplacé par une animatrice de jeu.
Est-ce que les candidats ont accepté d'infliger à l'homme attaché sur sa chaise électrique des décharges de plus en plus lourdes jusqu'à l'ultime, 460 volts étant fatale ? Y a-t-il eu un public discipliné qui applaudissait au bon moment ? La musique engendrait-elle un suspens digne d'Hitchcock ?
Sans illusion sur le résultat de cette nouvelle expérience télévisée, je crois que le débat qui s'ensuivra, animé par le vrai Christophe Hondelatte, devrait secouer pas mal de torpeurs et faire admettre aux téléspectateurs que les SS pour la plupart n'étaient pas des monstres.
Un peu plus tard, ARTE a prévu de consacrer un reportage sur les candidats ayant participé au Jeu de la mort afin de questionner l'expérience qu'ils ont vécue. Comment se défendront ceux qui sont allés jusqu'au bout du jeu, c'est-à-dire qui ont littéralement exécuté l'homme soumis à leurs questions ? Cela risque d'être une émission passionnante voire terrifiante qui en apprendra forcément beaucoup sur la mauvaise foi.
Retrouvons-nous ici pour en débattre à notre tour. Aurez-vous trouvé l'expérience légitime ou totalement inconsciente ?
Le documentaire de Christophe Nick, mercredi soir à 20h35, tente d'observer ce que devient cette obéissance aveugle quand on la transpose du domaine scientifique à celui d'un jeu télévisé, le scientifique étant lui-même remplacé par une animatrice de jeu.
Est-ce que les candidats ont accepté d'infliger à l'homme attaché sur sa chaise électrique des décharges de plus en plus lourdes jusqu'à l'ultime, 460 volts étant fatale ? Y a-t-il eu un public discipliné qui applaudissait au bon moment ? La musique engendrait-elle un suspens digne d'Hitchcock ?
Sans illusion sur le résultat de cette nouvelle expérience télévisée, je crois que le débat qui s'ensuivra, animé par le vrai Christophe Hondelatte, devrait secouer pas mal de torpeurs et faire admettre aux téléspectateurs que les SS pour la plupart n'étaient pas des monstres.
Un peu plus tard, ARTE a prévu de consacrer un reportage sur les candidats ayant participé au Jeu de la mort afin de questionner l'expérience qu'ils ont vécue. Comment se défendront ceux qui sont allés jusqu'au bout du jeu, c'est-à-dire qui ont littéralement exécuté l'homme soumis à leurs questions ? Cela risque d'être une émission passionnante voire terrifiante qui en apprendra forcément beaucoup sur la mauvaise foi.
Retrouvons-nous ici pour en débattre à notre tour. Aurez-vous trouvé l'expérience légitime ou totalement inconsciente ?
mardi 9 mars 2010
Un patriarche s'éteint...
Papi Léon est décédé hier matin, lundi 08 mars 2010. Il n'a pas attrapé la grippe H1 ni aucun cancer qu'il est de bon ton d'incriminer quand un terrien se retire définitivement du monde. Il n'était pas atteint de sénilité ni d'aucune maladie qui supprime bêtement au compte goutte la mémoire du disque dur. Il ne buvait pas, du moins pas au-delà du verre de vin conseillé par tout médecin respectable ; il ne fumait pas, du moins pas depuis que ma mémoire a pu fixer son souvenir au point de rendre matérielle sa silhouette décharnée. Certes, l'art culinaire de sa femme était le seul vice auquel il se fût abandonné en toute licence, une cuisine généreuse issue d'une longue tradition paysanne que concoctait chaque jour ma regrettée grand-mère et dans laquelle s'époumonnaient d'insatiables foie gras, produits d'une sirose provoquée par mamie en personne à force d'enfoncer l'entonnoir dans le cou effilé des oies qu'elle élevait en ville, dans leur petite maison fermière, de liquoreuses soupes de légumes où surnageait un peu du verre de vin versé dans le creux de l'assiette, de luisantes frites baignées dans l'huile du foie gras, sans omettre bien sûr les souriantes oreillettes offertes au gré des envies de grand-mère toujours prête à faire mijoter dans son foyer les interdits de l'enfance.
Non, papi est mort du haut flétri de ses 89 ans, en parfaite santé, après son petit-déjeuner habituel de la matinée. Lundi, il a ouvert les yeux sur les promesses d'une nouvelle journée. Même si mamie l'avait quitté quinze ans plus tôt, même s'il ne s'était plus senti d'entretenir le grand jardin de son petit domaine en ville et avait rejoint de lui-même la maison de retraite qui l'hébergeait et soignait sa mélancolie, il savait en se levant ce matin-là qu'il retrouverait Pascaline, sa petite amie avec qui il partageait quelques promenades et des sorties au bal ; il ne pouvait plus conduire, lui le fondu de voitures (des Citroën, cela va sans dire !), ses yeux ne le lui permettant plus depuis récemment (pensez donc, 89 ans !), mais le scénario bien rodé de la vie lui faisait poser le pied au sol chaque matin après une bonne nuit de sommeil, à se coucher tôt pour se lever plus tôt encore ; la pulsion vitale donnait encore du sens à sa solitude, qui se mesurait au rétrécissement progressif de son univers. Et ce matin-là, lundi 08 mars, pas plus tard qu'hier, son coeur a sonné le glas, sans avertissement, avec l'autorité que lui confèrent des millions d'années de vie animale. Un patriarche s'est éteint dans l'intimité fiévreuse de ses toilettes (oui, la faucheuse n'attend pas, c'est là son moindre défaut, elle attend assez pour qu'on ne proteste pas quand vient son tour).
De papi, je voudrais garder quelques images que les années ont tricotées dans l'alcôve de mon disque dur : tout d'abord, cette photo qui croupit dans un album de famille, chez mes parents, et dans laquelle papi se dresse du haut de son mètre 80, devant le placard à chaussures de ma maison d'enfance. Une photo banale, ... sauf pour moi, ton petit-fils. Tu n'as jamais su l'importance que revêtait à mes yeux ce portrait de toi et du petit bout de chou que j'étais à l'époque (4 ans, 5 ans ?), celui que tu retiens de tes bras immenses et qui affiche la même expression sérieuse que toi, expression à jamais identifiée à ta personne : mélange de gravité, d'austérité et d'autorité. Oui, papi, à 4 ans déjà j'étais vieux comme toi. Je savais l'inanité de la vie, l'éphémère des rares instants magiques où chaque être aimé doit nous quitter un jour ou l'autre. Mes parents n'ont qu'une photo de toi et moi réunis : celle-ci. Mais à quoi aurait-il servi d'en faire d'autres quand la seule et unique a capturé un soixantième de seconde d'une vérité éternelle comprise de moi seul et de toi ?
Le sourire me reprend quand je te vois encore retirer à table, à la fin du souper, tes imitations de dents fixées sur une résine de la couleur du métal, et te mettre à les sucer dans un horrible bruit de succion qui pénétrait dans ma chair jusqu'au dégoût. Tous les convives profitaient du spectacle gratuit de ta gourmandise lorsqu'il s'agissait de lécher les traces de soupes ou de viande abandonnées sur ton appareil. Mais personne ne disant rien, je me taisais aussi, retenant les questions qui me tarabustaient : comment pouvais-tu retirer tes dents à volonté ? Je ne le comprendrais que longtemps plus tard, à l'âge de 12 ans, une fois opéré d'un quiste de la mâchoire qui m'avait valu cinq dents arrachées à vie, me réduisant à l'état de vieillard condamné à sucer sa soupe.
L'instant du repas revêt une importance capitale pour comprendre ce qui t'est reproché dans la famille Frayssinhes. Tu mangeais avec gloutonnerie tous les bons plats de ton épouse qui savait recevoir les invités surprise. Quand il y avait à manger pour 2, il y en avait aussi pour 6. Mamie consacrait sa matinée et une partie de son après-midi pour te satisfaire... et jamais ne te venait un remerciement, jamais la plus infime expression de reconnaissance envers ta femme. Cousine Myriam ne te pardonnera jamais d'avoir réduit la vie de mamie à sa maison, à ses poules dont elle coupait la tête avec une sauvagerie qui me terrifiait, surtout quand je voyais le volatile décapité tenter malgré tout de s'enfuir dans un geyser de sang digne d'un film gore de Sam Raimi. Tu passais tes après-midi dieu savait où. Tu n'avais de compte à rendre à personne. Tous les prétextes étaient bons pour quitter ton domaine. Ta satisfaction commençait dès que tu entrais le pied dans l'une des innombrables Citroën qui se sont succédé dans ta longue vie. Tu aimais la belle mécanique, la douce musique des moteurs silencieux, le claquement de la portière sur le palais de ta DS. Tu aimais te caler dans le fauteuil du conducteur et admirer le tableau de bord rutilant de ta nouvelle acquisition. Où partais-tu avec tes trésors ? Quelles contrées allais-tu explorer, quelles aventures poursuivre de tes assiduités ?
En fait, tu restais la plupart du temps en ville, tu allais tester la température dans les couloirs de la mairie pour humer le dur labeur de la politique, pour entendre du Maire ou de l'un de ses proches ce que tu désirais entendre au sujet des sempiternels bêtisiers de droite. La Droite, la Dextra, l'Adroite, avait toujours deux têtes d'avance sur la Gauche, la Sinistra, de sinistre présage. Tu revenais de ces discussions avec les hauts dignitaires politiques fier de la conviction inébranlable qui t'habitait inlassablement et qui te poussait à rejeter tous les arguments qu'on pouvait te rétorquer. Ton rêve revêtait les atours glorieux des USA, le pays des libertés, le pays des migrants, le pays de la réussite, de la richesse, le pays grandiose aux immeubles ciel à gratter.
Des années et des années et des années à parler des USA, à les citer en exemple... jusqu'au jour où le rêve a failli s'exaucer. Un peu tardivement peut-être. Tu avais déjà dépassé l'âge des grands projets. Tu te sentais malade à moins que tu n'eusses eu peur tout simplement. Peur de prendre le Concorde que tu avais passé ton temps à admirer sur l'écran cathodique. Peur de quitter ton pays, peur de laisser le petit monde portatif dans lequel tu te sentais si bien. Mon père avait souhaité t'offrir l'Amérique pour tes 70 ans (je ne sais plus exactement), plus que L'Amérique même, New York l'éternelle, cité de verre où n'existe ni chomage ni clochards, ni quartiers sinistrés comme Harlem ou le Bronx. Tu n'as pas explosé de joie le jour où mon père t'a confié le projet qu'il envisageait pour toi, pour lui, pour vous. Je ne t'ai jamais surpris dans l'enthousiasme comme dans le désespoir. Les émotions, tu les réprimais derrière le masque de ton impassibilité. Mais je savais que le cadeau de ton beau-fils représentait à tes eux ce que le Père Noël représente pour l'enfant qui s'apprête à recevoir pour la première fois de ses mains blanches le cadeau enchanté. Ce voyage, tu aurais pu le faire, tu aurais pu le vivre : tu t'es contenté de le rêver, prétextant des soucis de santé.
En revanche, tu n'aurais raté pour rien au monde les Actualités de la 1 qui t'offraient deux fois par jour, à 13h et à 20h, les nouvelles du monde dont tu te rassasiais pour les régurgiter à ta famille quand un événement donnait raison à ton parti de Droite. Personne n'avait le droit de s'asseoir sur ton fauteuil à l'heure des Informations nationales sous peine d'être remballé comme un vulgaire chat de gouttière qui se serait abandonné à ses besoins sur la laine du canapé.
Les enfants. Ca y est ! Le mot est lâché ! Les enfants, ces indécrôtables fouineurs qui dérangeaient toujours la calme ordonnance du jardin que tu entretenais si maniaquement. Des enfants, ce n'est pas ce qui manquait dans la famille, à commencer par les tiens. 6 enfants, dont 2 filles. On connaît la force exponentielle de la procréation, alors on ne sera pas surpris quand de tes 6 enfants jailliront par magie 13 petits enfants, autant de soucis, autant d'espiègleries. Pourquoi les enfants d'aujourd'hui crient-ils autant ? Pourquoi s'échinent-ils à vouloir prendre la parole à table, à tort et à travers, quand ils pourraient baisser les yeux sur leur assiette et se taire pour manger sagement comme les frères du Petit Poucet ? Mais pourquoi les enfants courent-ils sur le gravier dans les allées de ton domaine et dérangent-ils ce que tu as mis des heures à aplanir ? Pourquoi montent-ils sur le canapé pour s'arracher les cheveux au cours de luttes sauvages réitérées ? Mais pourquoi donc piétinent-ils ta pelouse au risque d'y imprimer l'empreinte de leurs souliers de feu ? Pourquoi ont-ils le don d'utiliser ton étable au bord du jardin comme planque à cache-cache ? Pourquoi montent-ils sur tes cerisiers en été ? Quelle lubie leur prend-il à se hisser ainsi sur leurs branches ? Pourquoi effraient-ils les poules du poulailler ? Les enfants, tu les as toujours eus sur le dos, ta vie durant, et mamie n'a rien trouvé de mieux, une fois tes enfants mariés et devenus parents de 13 adorables mouflets, que d'accueillir sous son toit des jeunes de la DDAS, comme si d'élever les siens ne lui avait pas suffi ! Avec la DDAS, de plus, sont servis en prime avec les enfants leurs problèmes familiaux, leurs histoires de divorces et d'abandon, leurs coups et blessures. Et par dessus tout, ces moutards sans manières sont devenus les compagnons de jeu de tes propres petits enfants, avant de devenir pour eux comme membres à part entière de la vaste fratrie.
Les reproches ne manquent pas à ton sujet, même du côté de mes cousins. Tout le monde sait, ou a fini par savoir, la lamentable histoire du fils que tu n'as jamais reconnu, le fils aîné fruit de l'union sacrilège de ta femme avec un père biologique que les années ont recouvert du voile pudique, mais ô combien pratique, de l'anonymat. Je sais que tu n'as pas souvent ouvert à mamie les bras de ta tendresse ni élargi pour elle les pans de l'univers étroit auquel la destinait son statut de femme, d'épouse et de mère. Tu étais toi-même le fruit d'une éducation qu'il est facile à présent de qualifier de rétrograde, mais que tu n'as jamais eu les moyens de contester. Tu n'as pas été un père ni un mari tendre : tu apportais l'argent à la maison, et c'est déjà beaucoup.
Je te laisse papi, rasséréné d'avoir évoqué quelques images de toi... pas grand chose... des miettes de pain qu'égrènera ma mémoire tant qu'elle ne sera pas gangrenée par la maladie de l'oubli.
A bientôt.
ton petit-fils
Non, papi est mort du haut flétri de ses 89 ans, en parfaite santé, après son petit-déjeuner habituel de la matinée. Lundi, il a ouvert les yeux sur les promesses d'une nouvelle journée. Même si mamie l'avait quitté quinze ans plus tôt, même s'il ne s'était plus senti d'entretenir le grand jardin de son petit domaine en ville et avait rejoint de lui-même la maison de retraite qui l'hébergeait et soignait sa mélancolie, il savait en se levant ce matin-là qu'il retrouverait Pascaline, sa petite amie avec qui il partageait quelques promenades et des sorties au bal ; il ne pouvait plus conduire, lui le fondu de voitures (des Citroën, cela va sans dire !), ses yeux ne le lui permettant plus depuis récemment (pensez donc, 89 ans !), mais le scénario bien rodé de la vie lui faisait poser le pied au sol chaque matin après une bonne nuit de sommeil, à se coucher tôt pour se lever plus tôt encore ; la pulsion vitale donnait encore du sens à sa solitude, qui se mesurait au rétrécissement progressif de son univers. Et ce matin-là, lundi 08 mars, pas plus tard qu'hier, son coeur a sonné le glas, sans avertissement, avec l'autorité que lui confèrent des millions d'années de vie animale. Un patriarche s'est éteint dans l'intimité fiévreuse de ses toilettes (oui, la faucheuse n'attend pas, c'est là son moindre défaut, elle attend assez pour qu'on ne proteste pas quand vient son tour).
De papi, je voudrais garder quelques images que les années ont tricotées dans l'alcôve de mon disque dur : tout d'abord, cette photo qui croupit dans un album de famille, chez mes parents, et dans laquelle papi se dresse du haut de son mètre 80, devant le placard à chaussures de ma maison d'enfance. Une photo banale, ... sauf pour moi, ton petit-fils. Tu n'as jamais su l'importance que revêtait à mes yeux ce portrait de toi et du petit bout de chou que j'étais à l'époque (4 ans, 5 ans ?), celui que tu retiens de tes bras immenses et qui affiche la même expression sérieuse que toi, expression à jamais identifiée à ta personne : mélange de gravité, d'austérité et d'autorité. Oui, papi, à 4 ans déjà j'étais vieux comme toi. Je savais l'inanité de la vie, l'éphémère des rares instants magiques où chaque être aimé doit nous quitter un jour ou l'autre. Mes parents n'ont qu'une photo de toi et moi réunis : celle-ci. Mais à quoi aurait-il servi d'en faire d'autres quand la seule et unique a capturé un soixantième de seconde d'une vérité éternelle comprise de moi seul et de toi ?
Le sourire me reprend quand je te vois encore retirer à table, à la fin du souper, tes imitations de dents fixées sur une résine de la couleur du métal, et te mettre à les sucer dans un horrible bruit de succion qui pénétrait dans ma chair jusqu'au dégoût. Tous les convives profitaient du spectacle gratuit de ta gourmandise lorsqu'il s'agissait de lécher les traces de soupes ou de viande abandonnées sur ton appareil. Mais personne ne disant rien, je me taisais aussi, retenant les questions qui me tarabustaient : comment pouvais-tu retirer tes dents à volonté ? Je ne le comprendrais que longtemps plus tard, à l'âge de 12 ans, une fois opéré d'un quiste de la mâchoire qui m'avait valu cinq dents arrachées à vie, me réduisant à l'état de vieillard condamné à sucer sa soupe.
L'instant du repas revêt une importance capitale pour comprendre ce qui t'est reproché dans la famille Frayssinhes. Tu mangeais avec gloutonnerie tous les bons plats de ton épouse qui savait recevoir les invités surprise. Quand il y avait à manger pour 2, il y en avait aussi pour 6. Mamie consacrait sa matinée et une partie de son après-midi pour te satisfaire... et jamais ne te venait un remerciement, jamais la plus infime expression de reconnaissance envers ta femme. Cousine Myriam ne te pardonnera jamais d'avoir réduit la vie de mamie à sa maison, à ses poules dont elle coupait la tête avec une sauvagerie qui me terrifiait, surtout quand je voyais le volatile décapité tenter malgré tout de s'enfuir dans un geyser de sang digne d'un film gore de Sam Raimi. Tu passais tes après-midi dieu savait où. Tu n'avais de compte à rendre à personne. Tous les prétextes étaient bons pour quitter ton domaine. Ta satisfaction commençait dès que tu entrais le pied dans l'une des innombrables Citroën qui se sont succédé dans ta longue vie. Tu aimais la belle mécanique, la douce musique des moteurs silencieux, le claquement de la portière sur le palais de ta DS. Tu aimais te caler dans le fauteuil du conducteur et admirer le tableau de bord rutilant de ta nouvelle acquisition. Où partais-tu avec tes trésors ? Quelles contrées allais-tu explorer, quelles aventures poursuivre de tes assiduités ?
En fait, tu restais la plupart du temps en ville, tu allais tester la température dans les couloirs de la mairie pour humer le dur labeur de la politique, pour entendre du Maire ou de l'un de ses proches ce que tu désirais entendre au sujet des sempiternels bêtisiers de droite. La Droite, la Dextra, l'Adroite, avait toujours deux têtes d'avance sur la Gauche, la Sinistra, de sinistre présage. Tu revenais de ces discussions avec les hauts dignitaires politiques fier de la conviction inébranlable qui t'habitait inlassablement et qui te poussait à rejeter tous les arguments qu'on pouvait te rétorquer. Ton rêve revêtait les atours glorieux des USA, le pays des libertés, le pays des migrants, le pays de la réussite, de la richesse, le pays grandiose aux immeubles ciel à gratter.
Des années et des années et des années à parler des USA, à les citer en exemple... jusqu'au jour où le rêve a failli s'exaucer. Un peu tardivement peut-être. Tu avais déjà dépassé l'âge des grands projets. Tu te sentais malade à moins que tu n'eusses eu peur tout simplement. Peur de prendre le Concorde que tu avais passé ton temps à admirer sur l'écran cathodique. Peur de quitter ton pays, peur de laisser le petit monde portatif dans lequel tu te sentais si bien. Mon père avait souhaité t'offrir l'Amérique pour tes 70 ans (je ne sais plus exactement), plus que L'Amérique même, New York l'éternelle, cité de verre où n'existe ni chomage ni clochards, ni quartiers sinistrés comme Harlem ou le Bronx. Tu n'as pas explosé de joie le jour où mon père t'a confié le projet qu'il envisageait pour toi, pour lui, pour vous. Je ne t'ai jamais surpris dans l'enthousiasme comme dans le désespoir. Les émotions, tu les réprimais derrière le masque de ton impassibilité. Mais je savais que le cadeau de ton beau-fils représentait à tes eux ce que le Père Noël représente pour l'enfant qui s'apprête à recevoir pour la première fois de ses mains blanches le cadeau enchanté. Ce voyage, tu aurais pu le faire, tu aurais pu le vivre : tu t'es contenté de le rêver, prétextant des soucis de santé.
En revanche, tu n'aurais raté pour rien au monde les Actualités de la 1 qui t'offraient deux fois par jour, à 13h et à 20h, les nouvelles du monde dont tu te rassasiais pour les régurgiter à ta famille quand un événement donnait raison à ton parti de Droite. Personne n'avait le droit de s'asseoir sur ton fauteuil à l'heure des Informations nationales sous peine d'être remballé comme un vulgaire chat de gouttière qui se serait abandonné à ses besoins sur la laine du canapé.
Les enfants. Ca y est ! Le mot est lâché ! Les enfants, ces indécrôtables fouineurs qui dérangeaient toujours la calme ordonnance du jardin que tu entretenais si maniaquement. Des enfants, ce n'est pas ce qui manquait dans la famille, à commencer par les tiens. 6 enfants, dont 2 filles. On connaît la force exponentielle de la procréation, alors on ne sera pas surpris quand de tes 6 enfants jailliront par magie 13 petits enfants, autant de soucis, autant d'espiègleries. Pourquoi les enfants d'aujourd'hui crient-ils autant ? Pourquoi s'échinent-ils à vouloir prendre la parole à table, à tort et à travers, quand ils pourraient baisser les yeux sur leur assiette et se taire pour manger sagement comme les frères du Petit Poucet ? Mais pourquoi les enfants courent-ils sur le gravier dans les allées de ton domaine et dérangent-ils ce que tu as mis des heures à aplanir ? Pourquoi montent-ils sur le canapé pour s'arracher les cheveux au cours de luttes sauvages réitérées ? Mais pourquoi donc piétinent-ils ta pelouse au risque d'y imprimer l'empreinte de leurs souliers de feu ? Pourquoi ont-ils le don d'utiliser ton étable au bord du jardin comme planque à cache-cache ? Pourquoi montent-ils sur tes cerisiers en été ? Quelle lubie leur prend-il à se hisser ainsi sur leurs branches ? Pourquoi effraient-ils les poules du poulailler ? Les enfants, tu les as toujours eus sur le dos, ta vie durant, et mamie n'a rien trouvé de mieux, une fois tes enfants mariés et devenus parents de 13 adorables mouflets, que d'accueillir sous son toit des jeunes de la DDAS, comme si d'élever les siens ne lui avait pas suffi ! Avec la DDAS, de plus, sont servis en prime avec les enfants leurs problèmes familiaux, leurs histoires de divorces et d'abandon, leurs coups et blessures. Et par dessus tout, ces moutards sans manières sont devenus les compagnons de jeu de tes propres petits enfants, avant de devenir pour eux comme membres à part entière de la vaste fratrie.
Les reproches ne manquent pas à ton sujet, même du côté de mes cousins. Tout le monde sait, ou a fini par savoir, la lamentable histoire du fils que tu n'as jamais reconnu, le fils aîné fruit de l'union sacrilège de ta femme avec un père biologique que les années ont recouvert du voile pudique, mais ô combien pratique, de l'anonymat. Je sais que tu n'as pas souvent ouvert à mamie les bras de ta tendresse ni élargi pour elle les pans de l'univers étroit auquel la destinait son statut de femme, d'épouse et de mère. Tu étais toi-même le fruit d'une éducation qu'il est facile à présent de qualifier de rétrograde, mais que tu n'as jamais eu les moyens de contester. Tu n'as pas été un père ni un mari tendre : tu apportais l'argent à la maison, et c'est déjà beaucoup.
Je te laisse papi, rasséréné d'avoir évoqué quelques images de toi... pas grand chose... des miettes de pain qu'égrènera ma mémoire tant qu'elle ne sera pas gangrenée par la maladie de l'oubli.
A bientôt.
ton petit-fils
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