mardi 29 janvier 2008

2h37 : un film cathartique


Les critiques cinématographiques ont bien entendu l'entière liberté et légitimité de leur jugement. D'ordinaire, lorsqu'il y a un désaccord entre ma perception du film et la leur, cela peut légèrement m'intriguer, voire me décevoir, mais ne m'affecte pas.

Il existe tout de même certains cas, exceptionnels, où ce hiatus me peine, surtout lorsqu'il s'agit d'une oeuvre qui m'a touché à un degré supérieur alors qu'elle n'a éveillé chez les critiques "tatillons" que reproches ou, pire, qu'indifférence.

Je m'insurge tout d'abord contre le rythme d'usine qui matraque les sorties hebdomadaires. Chaque film est ainsi traîté sur un même plan d'égalité, que ce soit le énième opus de "Die hard" produit par des technocrates financiers cyniques ou le premier film fragile, mais ô combien sincère, d'un metteur en scène débutant dont la première oeuvre est transcendée par une nécessité intérieure vitale.

A ce titre, en 2006, sans avoir bénéficié d'aucune annonce publicitaire, ou du moins pas en des proportions similaires à celles dont jouissent la plupart des thrillers américains, même les plus quelconques, est sorti en catimini 2h37, le premier film, aussi prometteur que bouleversant, du très jeune australien Murali K Thalluri, resté à l'affiche une ou deux semaines à peine dans les grandes villes avant d'être évincé par l'habituel blockbuster tant attendu, et que tout un chacun a oublié au bout d'une semaine.


Mulari K. Thalluri, auteur-réalisateur de 2h37

A peine âgé d'une vingtaine d'années, comme Steven Spielberg à l'époque de Duel, le réalisateur, n'avait jamais eu la moindre expérience professionnelle dans le milieu du cinéma. Et sans un événement essentiel dans sa propre vie, jamais peut-être Murali n'aurait troqué la casquette, ô combien ambitieuse, de cinéaste.

A la suite du suicide d'une amie, qui lui avait annoncé son geste par voie postale deux jours à l'avance, l'étudiant qu'était alors Murali, profondément affecté, a sombré dans une dépression dont il aurait pu ne jamais revenir. Ecoutons-le :

"Voir un être humain crier, pleurer, hurler et supplier alors qu'il se prépare à effectuer cet acte extrême, se supprimer, est une chose qui me hante encore à ce jour", confie le cinéaste. "Longtemps, j'ai haï cette personne pour avoir détruit sa propre vie et m'avoir, si cruellement, laissé un message qui me hantera jusqu'à mon dernier souffle. Je voyais le suicide comme quelque chose d'injuste, d'égoïste, un signe de faiblesse : je ne comprenais tout simplement pas. A cette époque, quantité d'ennuis m'étaient tombés dessus et ma propre vie s'effilochait. J'avais des soucis de santé, à la fois à cause d'un problème de reins dont je souffrais depuis l'enfance, et parce que je devais envisager de me faire réopérer de mon oeil, qui me faisait souffrir à la suite d'une agression qui avait eu lieu cinq ans plus tôt. J'avais rompu avec ma petite amie, et je travaillais aux impôts - ce qui est déjà déprimant en soi (...) J'ai soudain commencé à comprendre ce qu'avait ressenti cette personne pendant ses derniers mois (...) Seul, cerné, la seule possibilité de fuite semblait résider hors de la vie... en me tuant. J'ai essayé d'en parler, d'approcher des gens, des adultes, pour qu'ils m'aident, mais leurs réponses étaient toujours les mêmes : " ça ira mieux demain... tu vas surmonter ce cap... ça passera..." (...) A l'intérieur, je pleurais, je criais, et personne n'était là pour m'aider."

Il a alors tenté, à son tour, de se suicider, en avalant des comprimés de codéine et une bouteille d'alcool. Lorsqu'il s'est réveillé, il a songé à son avenir, et à ses rêves : "Je me suis mis à penser à mes aspirations en tant que cinéaste. Je me suis dit que si je vivais, je suivrais ce rêve sans jamais plus renoncer."

Quand un cinéaste entreprend son premier film à des fins cathartiques, pour une raison vitale, il devient extrêmement délicat de formuler un jugement à l'emporte pièce sur sa création, car tout dénigrement de son oeuvre s'apparente à un dénigrement de l'homme.

Est-ce à dire que son film 2h37 est inattaquable, sous prétexte qu'il est motivé par une pulsion de vie d'une force inouïe ? Non, bien sûr, nous pouvons rester insensibles à son film qui n'est sans doute pas un chef d'oeuvre impérissable. Ceci étant précisé, je trouve que les critiques ont été particulièrement injustes à son encontre, voire malhonnêtes.

Que reproche-t-on à 2h37 ? Les principales critiques portent sur deux éléments majeurs du film de Mulari K Thalluri. Tout d'abord sa mise en scène.

Il est évident que ses longs travellings dans les couloirs d'un lycée australien et cette façon de traîter une temporalité cyclique et en spirales évoquent immanquablement le Elephant de Gus Van Sant. La comparaison est à ce point inévitable qu'elle s'impose dès les vingt premières minutes de 2h37. A en croire ces mêmes critiques, le film de Thalluri ne serait alors qu'une pâle et maladroite copie du chef d'oeuvre unanime de Gus Van Sant. Du point de vue artistique, j'approuve le terme de "copie" (oui, Murali applique la leçon de mise en scène de Gus Van Sant). Mais je tiens à rappeler que Gus Van Sant lui-même reproduisait la mise en scène d'un documentaire traitant du massacre de Colombine. A-t-on attaqué Van Sant sous prétexte qu'il s'était inspiré d'un autre cinéaste ? Van Sant ne l'a jamais caché, prouvant de la sorte son honnêteté. A ce titre, je crois utile de conseiller aux mauvaises langues de visionner, parmi les bonus du DVD de 2h37, le commentaire de Mulari K Thalluri dans lequel il évoque sa reconnaissance pour le travail de Gus Van Sant sur Elephant qui fut pour lui une source d'inspiration majeure. Manquerait-t-il d'honnêteté ? Son seul tort serait-il de n'être pas Gus Van Sant, donc de ne pas bénéficier de l'aura qui entoure ce dernier ces temps-ci (effet de mode ?)? La copie, bien qu'effective, mérite la mention Très Bien d'autant plus que Thalluri, vierge de toute expérience de la mise en scène a intégralement conçue celle-ci dans sa tête. Et le résultat s'impose de lui-même. La fluidité avec laquelle sa caméra passe d'un personnage à l'autre, créant une véritable mosaïque humaine, est proprement saisissante. L'influence stylistique d'Elephant eût été vraiment gênante si les deux films étaient semblables. Or, la démarche des deux auteurs n'est pas du tout la même. Gus Van Sant signe, sous couvert de relater un fait divers horrible, une ode à la jeunesse qui surprend par sa délicatesse et sa poésie, en dépit d'un sujet traumatisant par toutes les questions sans réponses qu'il soulève. Il porte sur les jeunes étudiants d'Elephant un regard à la fois tendre et éthéré, dans le sens où ils ne sont que des icones. Mulari Thalluri, au contraire, renvoie ses étudiants à leur pesanteur, grâce à une individualisation puissante, qui n'élude aucun de leurs problèmes internes d'adolescents. 2h37 est un film social accablant, là où Elephant est une oeuvre d'avant-garde poétique dont l'émotion est exclusivement abstraite.

Le second reproche que j'ai lu ici et là consiste à déplorer le pathos que Mulari développe dans sa peinture du microcosme adolescent que constitue le cadre de son lycée. Sous ce reproche, se dissimule celui de "manipulateur". Mais ces critiques ont-ils oublié que le cinéma à l'origine (disons depuis Melies) s'est affirmé comme le maître de l'illusion ? Oui, 2h37 déploie un arsenal particulièrement efficace propre à ébranler son public, même le plus blasé. Mais si vous écoutez le commentaire de Murali, vous découvrirez que le cinéaste lui-même est tellement ému par son film qu'il a parfois du mal à en parler. L'expérience qu'il décrit lui sert d'exutoire : il s'agit d'expurger la douleur qu'il a éprouvée à la suite du suicide de son amie. Ce pathos qu'on lui reproche est donc inhérent au projet à la source du film. Reproche-t-on à Clint Eastwood son pathos dans la dernière partie de Sur la route de Madison ? Je me permets de rappeler que le cinéaste a le même âge que les personnages qu'il décrit : il a donc moins de recul que Gus Van Sant quand il réalise Elephant sur le milieu estudiantin.

On reproche aussi à Murali la complaisance avec laquelle il insiste sur les problèmes de ses adolescents : la concentration des problèmes psychologiques (handicap biologique-inceste-homosexualité non assumée) peut effectivement donner au film une désagréable impression de didactisme, au point que ce serait le film idéal pour une émission du type Dossiers de l'Ecran. Je reconnais que c'est le point le plus discutable de 2h37. En revanche, je ne partage pas la critique qui consiste à accuser Murali de complaisance quand il filme en temps réel, et de manière frontale, le suicide d'un de ses personnages. Certes, la scène est dure, vraiment insoutenable, sans concession aucune. Mais a-t-elle été créée pour ébranler le public sensible ? Non, j'y vois un souci d'honnêteté en relation avec la dureté du sujet traité par le film.

Le film de Murali entretient aussi des liens avec l'oeuvre de Todd Solondz, notamment avec sa manière frontale d'aborder les problèmes sociaux et familiaux, à la seule différence, mais elle est de taille !, que Murali se veut humaniste dans sa démarche et ne se place donc jamais au-dessus de ses personnages.

On nous invite ainsi à passer une journée au lycée, en compagnie de Mélody et de son frère Marcus. Nous y croisons aussi Sean et Steven, Luke, Sarah et Kelly. La séquence de pré-générique débute par le suicide d'un des lycéens. Murali laisse volontairement hors champ le corps de l'adolescent et par voie de conséquence son identité. Puis, par un retour en arrière de quelques heures, il remonte jusqu'à l'ouverture du lycée, ce même jour. A la fin de son film, nous assistons en direct, à 2h 37, au suicide de l'adolescent, la caméra étant cette fois enfermée avec lui dans les toilettes. Malgré l'absence de surprise inhérente à cette construction narrative, elle s'avère dans le cas de 2h37 plutôt justifiée. Pendant tout le film, le spectateur se demande qui, des personnages qui lui sont présentés, est celui qui passera à l'acte.

Murali a fait appel à des jeunes gens qui n'avaient aucune expérience devant une caméra. Ce qui sidère pourtant, c'est la justesse bouleversante de l'interprétation et ce qu'elle révèle du talent confondant de Murali pour diriger ses jeune comédiens amateurs. Par leur intermédiaire, il démontre un talent inné pour la direction d'acteurs. Cette qualité exceptionnelle de 2h 37 atténue considérablement le didactisme nécessaire prévalant à la typologie des adolescents, sélectionnés en vertu de l'échantillon qu'ils sont censés représenter des problèmes pouvant être vécus par les jeunes.


Marcus, incarné par Frank Sweet

Marcus est l'adolescent à travers qui saillent les complexes du rapport père-fils : en effet, il est prisonnier d'un schéma libéral qui, concurrence oblige, n'interprète la vie que selon le clivage vainqueurs-perdants et le condamne à ne viser que l'excellence.

Melody, incarnée par Teresa Palmer

Melody, la soeur de Marcus, apparaît comme l'adolescente sacrifiée à l'ombre du grand frère. En aucun cas, elle ne doit lui faire ombrage. Son cas se double d'un inceste particulièrement cruel.


Luke (au centre) incarné par Sam Harris

Luke reflète les complexes liés à l'identité sexuelle : l'image ultra virile que nous donne de lui le film nous conduit d'abord vers une fausse piste à laquelle même ses camarades sont dupes. Le besoin de cacher son homosexualité l'amène à flirter avec Sarah, une adolescente qui ne connaît de l'identité féminine que les clichés dont raffolent les magazines et que véhicule la télévision.

Sarah (à droite) incarnée par Marni Spillane
amoureuse de Luke
Sean, incarné par Joel McKenzie
un homosexuel qui s'assume
amoureux de Luke
Steven, incarné par Charles Baird

Steven porte sur lui les souffrances relatives à l'handicap physique qui dégoûte tous ses camarades : étant né avec deux urètres, donc deux vessies, il y en a une qu'il ne contrôle pas et, chaque jour, il se fait pipi dessus. Steven supporte en silence son handicap grâce à l'amour de sa famille. Mais, à sa façon de boîter dans les couloirs du lycée (en effet, il a une jambe plus courte que l'autre), se lit toute la résignation d'un être condamné à vivre isolé parmi les jeunes, bien que ses rêves ne diffèrent en rien de ceux de ses camarades (il partage une passion pour le foot qu'une très belle scène fantasmée nous fait découvrir).

Kelly apparaît peu tout au long du film, on la remarque à peine, mais c'est sur elle que la dernière partie se focalise en définitive, alors qu'éclate, à un degré que j'ai rarement vu atteint, la bouleversante compassion de Murali pour ses personnages. C'est Kelly qui donne tout son sens à l'oeuvre du cinéaste.

Kelly, incarnée par Clementine Mellor
le personnage le plus vrai et le plus tragique du film

Du point de vue de la peinture qu'il propose du milieu adolescent, Murali semble s'inscrire dans la continuité d'un John Hughes, réalisateur du réputé Breakfast club, qui, dans les années 80, était passé maître dans l'art difficile du film d'adolescents. Il partage avec lui une certaine finesse pour dépasser le cadre du stéréotype et débusquer la vérité qui se cache sous l'apparence sociale, à la seule différence qu'on ne trouve pas trace chez Murali de l'humour présent dans les oeuvres de son homologue américain : c'est que l'auteur de 2h 37, dans un effort louable, affirme une plus grande maturité.

L'autre belle idée de Murali consiste à avoir entrecoupé son film de séquences en noir et blanc, filmées à la manière d'un documentaire, et au cours desquelles chaque protagoniste de l'histoire, cadré en gros plan, livre son intimité comme s'il était confronté à un psychologue. Ces monologues font le contre-poids avec le reste du film dans la mesure où Marcus, Melody, Sean, Sarah, Steven, Luke et Kelly, libérés du regard de l'autre mais aussi de la fiction qui les emprisonne, y font entendre leur propre voix, sans dissimuler leur colère ou leur souffrance, leur joie même parfois. On peut mettre cette sincérité sur le compte d'une caméra qui a su établir avec eux un rapport de confiance. Et selon moi cette caméra, c'est le regard de Murali qui interroge ses personnages dans un cadre qui les sort de la fiction. Ce procédé n'est encore une fois pas nouveau : Lars Von Trier l'avait adopté dans son très beau, et controversé, Les idiots, mais dans le film de Murali il prend un tout autre sens. Après la séquence du suicide, entendre Kelly évoquer son amour des enfants devient un moment d'une émotion rare qui m'a littéralement étreint la gorge.

Que ce film est beau... et pur.

jeudi 24 janvier 2008

Lumineux regrets imprimés

Voici la couverture qui a été choisie en définitive
Ca y est, on y est presque ! C'est l'affaire de quelques jours.

Mon éditrice m'informe que mon recueil Lumineux regrets vient d'être imprimé. Il est actuellement entre les bonnes mains de son relieur et, si tout se passe bien, je devrais aller récupérer les exemplaires que j'ai commandés, en fin de semaine prochaine.

A cause de problèmes survenus lors de l'impression du jeu d'épreuves que m'avait envoyé l'éditrice, il a fallu recourir à des corrections (par une faille informatique mystérieuse, certaines de mes nouvelles s'étaient retrouvées amputées de leur dernier paragraphe, vous pouvez imaginer mon sentiment d'horreur !). Il y a eu entre-temps les fêtes de fin d'année, ce qui explique le retard de sortie de mon très cher "enfant".

Mon ouvrage sera donc bientôt disponible (en nombre limité toutefois) sur le site internet de mon éditrice que je vous transmettrai prochainement.

En guise d'apéritif, je soumets à votre imagination la table des matières de mon recueil :


LUMINEUX REGRETS

Et flotte la nuit
Le départ
Coups de soleil et cécité des neige
Un matin
Boomerang
Quand l'un oublie, l'autre ...
La petite fille de la mer

DOUCES TENEBRES
L'emprise
Variations autour d'une perle noire
Le voyage
Retour à Louville
L'après-midi d'un peintre
LA BALLADE D'IVO
Vague noire, écume rouge
L'aquarium où dansaient les baleines
La rencontre
Les borders
EROS
Dans les limbes d'Eros
L'autre soeur
La malédiction

mardi 22 janvier 2008

Edward Hopper ou la difficulté d'être

Hotel Room, 1931



Ma première rencontre avec certaines toiles du peintre américain Edward Hopper doit remonter à mon adolescence, au cours de mes années lycée. Sensible à la peinture, j'avais reçu en cadeau, de mes parents, un livre fort bien conçu pour initier à cet art tout grand amateur qui se respecte. A l'époque, je ne connaissais rien aux mystères de la création picturale. A part quelques noms célèbres (Da Vinci, Picasso, Magritte, Dali, les impressionnistes français), les peintres m'étaient étrangers. Or, grâce à cet ouvrage, je suis entré en contact avec William Turner et Edward Hopper, mes deux premières passions, avant de succomber à l'extase romantique de Caspar Friedrich et au voyeurisme inquiétant de Leonardo Cremonini.
Les commentaires critiques qui enrichissaient ma lecture des reproductions m'enthousiasmaient. Beaucoup d'oeuvres exposées à mon regard de lecteur m'intéressaient au plus haut point. Avec Edward Hopper, la lecture du commentaire fut inutile : ses tableaux ont trouvé en moi une caisse de résonnance dont les échos ont bouleversé jusqu'à mes fibres les plus intimes. A l'époque je n'aurais su exprimer la source de l'émotion profonde qui m'envahissait lorsque j'étais confronté à une oeuvre comme celle qui figure ci-dessous.




Cape Cod evening, 1939


Je pense que c'est la puissance cinématographique du regard d'Hopper qui m'a interpellé tout d'abord. Ses tableaux demeuraient si ouverts à toute interprétations qu'ils me murmuraient leurs histoires potentielles. En fait, leur grande force est d'être toujours un point de départ, jamais une fin en soi. Quand je regarde une toile de Hopper, je n'ai presque jamais envie de m'y attarder, de dénicher des indices susceptibles de m'aider à mieux la comprendre. Bien que je n'aie pas à leur égard une profonde familiarité visuelle, en revanche, je crois en être pénétré par leur atmosphère.
Les cadrages adoptés par le peintre ont ouvert la voie à toute une génération de cinéastes qui y ont été sensibles : je pense notamment à certains films de Wim Wenders (Paris Texas) ou à ceux de David Lynch (A straight story : une histoire vraie). Comme eux, Edward Hopper détient un sens aigu du hors champ. L'intérêt de certaines de ses toiles semble provenir d'une région qui échappe au cadrage choisi par le peintre. Nombreuses sont ainsi ses oeuvres qui montrent la façade d'une maison ouverte sur un champ dont le regard n'englobe qu'une bien faible partie. Par le jeu des regards, Hopper suggère ce qui n'est pas montré et qui contamine l'image.





High noon, 1949


Ce qui me frappe en premier lieu, c'est la simplicité du trait, la force hyperréaliste de la lumière, le minimalisme de la composition qui laisse quantité d'espace au vide pour se déployer.




South Carolina morning, 1955

Et surtout, c'est la solitude qui me hurle son silence : pas seulement celle de la campagne, mais aussi celle de la ville que l'on dit pourtant noyée sous le rituel contraignant cher au monde professionnel. Avez-vous remarqué l'absence de vie qui transpire dans les bureaux du centre-ville. Les échanges professionnels entre le cadre et sa secrétaire apparaissent figés dans un artifice qui n'a de politesse que l'apparence. Hopper y voyait surtout l'agonie des rapports humains. Qui mieux que lui a su saisir le purgatoire que constitue pour les individus salles d'attente, compartiments des trains, halls des hôtels où domine l'absence de communication, où circule un silence impersonnel ?


Chair car, 1965


Les regards ne se croisent jamais, les attitudes restent figées. Les ambiances sont guindées. Hopper ne traîte pas les êtres vivants dans ses tableaux comme de véritables personnages. Ils ne sont pas plus personnalisés que les décors eux-mêmes. Le peintre ne leur accorde apparemment pas plus d'importance que l'environnement social dans lequel il les enferme.

Quand il surprend des gens chez eux, dans leur foyer, leur chambre, leur salon, ce qu'il nous révèle n'est pas plus enthousiasmant.
Ce couple perçu au travers des fenêtres d'un bâtiment est montré dans un espace certes plus intime. Hopper ajoute quelques touches de couleurs plus chaleureuses, et pourtant je ne puis m'empêcher de sentir une douleur diffuse, l'impression qu'un univers sépare cet homme et cette femme, l'impression que le peintre les saisit au moment de vérité, une fois dépassées l'apparence du jeu social et l'illusion dérisoire des sentiments : ce couple n'a-t-il plus rien à partager? La femme assise à son piano semble se détourner de son mari qui n'a pas perçu peut-être son secret désir qu'il la rejoigne pour l'écouter jouer. Et que penser de cette porte fermée qui les isole de part et d'autre de l'espace cloisonné ?
Malgré le réalisme de ses décors et l'apparente objectivité de son regard, Hopper n'est pas un cynique. Ces silhouettes d'hommes et de femmes prostrés dans leur solitude, plongés dans leurs réflexions, il ne les observe jamais avec le regard de l'entomologiste.

Il n'est, pour vous en convaincre, qu'à considérer son oeuvre New York movie.



New York movie, 1939


Hopper nous plonge dans l'atmosphère ouatée et tamisée d'une salle de cinéma. Le cadrage adopté délimite deux espaces inconciliables : celui des fauteuils où sont installés les spectateurs devant l'écran, et celui de l'ouvreuse qui attend l'arrivée potentielle des spectateurs retardataires. Observez l'ouvreuse dont la tenue vestimentaire sophistiquée renvoie à une image de la femme glamour que le cinéma américain a explorée jusqu'à satiété. Au-delà des clichés, il l'isole dans une pose (le menton appuyé sur son poing gauche alors que ledit bras ne repose sur rien) qui en murmure la solitude, à la fois rêveuse et suspendue à l'espoir, peut-être, d'un événement merveilleux qui pourrait l'arracher à cette morne solitude. Personne ne fait attention à elle : le film a commencé et les gens dans la salle n'ont d'yeux que pour le spectacle artificiel en deux dimensions prisonnier de l'écran, là où brillent les héros qui font rêver, qui renvoient à l'homme l'image d'une virilité idéale et à la femme celle d'une féminité ancestrale.

A travers ce tableau, Hopper me parle de quelque chose de plus profond que la solitude des villes, quelque chose de plus indicible et de plus ancestral, quelque chose de plus organique, de plus déchirant : c'est la difficulté, la souffrance de vivre, que le travail tente d'apaiser en conférant au citoyen l'illusoire promesse d'une dignité perdue, et à laquelle le monde du spectacle (cinéma, théâtre) offre son lot de diversions : n'est-ce pas le sens profond du mot "divertissement" ? Distraire l'homme pour l'obliger à dévier son attention du caractère tragique de l'existence. Aucune famille (qu'elle soit de sang ou contractualisée par la carotte que constitue le salaire) ne saurait compenser chez l'homme sa conscience innée du vide qui l'entoure et l'emplit.

lundi 14 janvier 2008

Kate Bush : la fée ensorceleuse (3°partie)

Le troisième album correspond souvent à une charnière dans la carrière d'un musicien, surtout lorsque le précédent s'était contenté de répéter la formule d'un premier disque en tout point remarquable. Il va sans dire que Kate Bush franchit cette étape avec une intelligence et un talent sans défaut. Pour ma part, je considère que Never for Ever est sa première oeuvre réellement affirmée dans le sens où elle ne se contente plus de livrer une série de chansons bien composées mais quelque peu disparates. Au contraire, la première surprise vient de la cohérence formelle que la diva réussit à donner à cet album original, fort personnel, dans lequel nous entrons en douceur, peu à peu gagné par un charme qui agit par addiction.
La première évolution, celle qui demeure la plus visible, concerne l'image de couverture. Kate Bush a trouvé en Nick Price un illustrateur talentueux qui rend justice enfin à la sensibilité artistique de la chanteuse. Quand elle chantait Wuthering Heights, elle apparaissait telle une fée hallucinée ressuscitant l'esprit tourmentée d'Emily Brönté. Kate Bush est cette femme aux multiples visages de qui peut surgir l'imprévisible, le ténébreux comme le magique. Nick Price a parfaitement saisi la dualité du personnage complexe qu'elle demeure : il la représente vêtue d'une robe printannière de sous laquelle s'échappe un bestiaire bigarré : rouge-gorge, oies, chauve-souris, gobelins, colombes, crapaux, trolls, papillons et autres animaux fantasmagoriques tout droit surgis d'un univers à la Jérome Bosh.
Le plus extraordinaire avec Never for Ever, c'est que son contenu musical ne déçoit pas les attentes haut perchées de sa magnifique pochette (sans doute l'une des plus réussies de toute la discographie de Kate Bush).
Avant de pénétrer la boîte de Pandore que constitue ce disque magique, je voudrais signaler que le deuxième changement important par rapport aux deux précédents travaux de la dame, c'est le soin inouï apporté au design sonore. L'ingénieur du son John Kelly dessine un tissu sonore qui nappe les chansons dans un élixir extrêmement séduisant. Dans les studios d'enregistrement, une foule d'invités est venue prêter main forte à la maîtresse de bord. C'est ainsi qu'elle remercie Peter Gabriel pour avoir ouvert les fenêtres au bon moment lors de l'enregistrement de la chanson All we ever look for. Elle remercie d'autres artistes , comme Roy Harper, qui sont venus aposer leurs voix tel un choeur antique intervenant sur chaque titre en contrepoint humoristique.
Ces voix deviennent instantanément la marque de fabrique d'un album qui emprunte certains effets à des disques plus particulièrement destinés à un public enfantin. A l'écoute, l'auditeur a l'impression agréable d'entendre la bande sonore d'un dessin animé. Les artistes qui ont prêté leurs voix ont dû manifestement y prendre un réel plaisir car ils jouent avec beaucoup d'humour de leur organe vocal qu'ils déforment à souhait comme les doubleurs d'un film d'animation.
Kate Bush a aussi truffé son album de fantaisies sonores qui rappellent le sens de l'habillage cher à Pink Floyd (N'oublions pas que c'est David Gilmour qui l'a révélée aux studios EMI) : les éclats de verre qui ponctuent le tube planétaire qu'est Babooshka, les pas d'une femme qui traversent l'espace quadriphonique du disque avant d'ouvrir les fenêtres et d'en laisser échapper les rumeurs d'une fête, le choeur impressionnant que l'on entend à la fin d'Egypt, comme échappé d'une armée de momies avec ce son de mini moog aux accents orientaux. Ces voix parcourent chaque titre : je les attribue quant à moi à ce bestiaire animalier qui envahit la pochette.
Les chansons proprement dites, quant à elles, ne déçoivent jamais. Cet album n'offre aucun moment de faiblesse.
Babooshka ouvre les festivités sur une note entraînante : le texte raconte l'expérience qu'une femme tente afin de tester son mari. Elle lui adresse des lettres secrètes signées Babooshka. Delius qui s'enchaîne avec fluidité au premier titre est une pure merveille de poésie, un hymne à l'été qui se termine sur les bourdonnements d'une abeille, tandis que la voix de soprano de Kate Bush entonne une mélopée suave empreinte des frissons estivaux.
Blow away est une ballade pleine de feeling qui s'interroge sur la mort et sur l'endroit où notre âme part se réfugier. C'est aussi un hommage touchant à ces artistes (chanteurs de rock-pop) qui nous ont quittés.
Le moment le plus délicieux de l'album, on le doit peut-être à All we ever look for à la mélodie irrésistible. L'orchestration, qui va du Koto (joué par le père de Kate Bush) au clavier, en passant par les timpani, est une pure merveille, un enchantement.
Le dernier titre de la face A du vinyl, Egypt, est un modèle de musique illustrative. Les textes rendent hommage à l'Egypte dont Kate Bush déterre les secrets millénaires des pyramides et des pharaons, nous conduit au tréfonds des tombeaux soupirants. Cette musique n'obéit pas à une structure classique (couplet-refrain), elle préfère s'abreuver à la source des rêves, bâtissant un écran sonore dont le pic est atteint vers la fin du titre où s'enflent des choeurs mystérieux, incantatoires, tandis que Preston Heyman fait peser une cadence lourde avec ses batteries cardiaques. Les cris que pousse la sorcière Kate Bush sont admirablement démultipliés par un effet obtenu lors du mixage sans doute. L'effet est garanti. Ces cris me renvoient toujours au dos de la pochette où John Carder Bush a photographié Kate Bush volant telle une banshee dans un ciel nocturne, ravivant les figures mythiques de l'obscure féminité : Lilith ou les Erinyes de l'antiquité grecque.
(à suivre...)

mercredi 9 janvier 2008

Peter Weir, un cinéaste subtil


Si j'avais été cinéaste, il m'eût plu de connaître la carrière de Peter Weir. Voici un metteur en scène australien qui a contribué largement à la reconnaissance tardive de la cinématographie de son pays et lui a apporté un statut, au cours des années soixante-dix, qu'il n'avait jamais eu le bonheur de connaître auparavant dans son histoire.



En venant s'installer aux USA, principalement à cause du système de production australien par trop rigide qui réduit de façon draconienne la réalisation de la plupart des projets filmiques, Peter Weir n'a pas connu le sort malheureux de certains autres apatrides ayant tenté leur chance à Hollywood et ayant fini par vendre leur âme "au diable", abdiquant du même coup ce qui faisait leur personnalité intrinsèque. Si son oeuvre a toutefois un peu perdu de ce qui constituait son originalité australienne, elle a conservé une intégrité certaine, qui force le respect, surtout lorsqu'on se place dans le schéma du système hollywoodien qui a l'habitude de broyer les plus endurcis des artistes. Peter Weir a connu quelques succès (Dead poets society, The Truman show), mais ils ne sont pas nombreux, et n'ont jamais atteint les proportions de ceux d'un Steven Spielberg ou d'un James Cameron (Titanic). Il ne jouit pas non plus de l'indulgence des critiques dont profitent des cinéastes de la trempe d'un Martin Scorcese ou d'un Francis Ford Coppola, autrefois fort ambitieux et très personnels, de nos jours en perte relative de vitesse, sans avoir perdu leur aura. L'oeuvre de Weir ne sera jamais étudiée comme on étudie encore celle d'Orson Welles ou de Stanley Kubrick.

Et pourtant, les affinités que je ressens vis à vis de lui sont sans commune mesure avec celles que je peux ressentir pour les réalisateurs pré-cités, malgré mon estime indéniable pour eux.
A quoi cela tient-il ? A pas grand chose sans doute. Peter Weir est un artiste fort discret : il n'occupe jamais le devant de la scène du grâtin d'Hollywood. La presse spécialisée ne réalise aucune étude sur lui. Ah, je rêve du jour où POSITIF, cette insubmerscible revue, lui consacrera l'un de ses passionnants dossiers dont elle a le secret. Ses films, jusqu'à présent, ont toujours évité la virtuosité et la violence gratuites qui camouflent souvent très mal le vide insondable de tant de scénarii. Peter Weir travaille plutôt comme un artisan intègre, conscient de son absence de génie, mais sachant comme personne mettre ses talents en évidence, toujours au service des histoires qu'il nous compte. Son chef d'oeuvre incontesté demeure, et demeurera toujours, Picnic at Hanging Rock, sombre diamant à force de lumières irradiantes, film irracontable, totalement immersif, authentique trouble fête des sens qu'il transporte jusqu'au vertige d'une léthargie savamment entretenue par la musique et une lenteur envoûtante.

Mais il est un film honteusement méconnu de Weir qui concentre jusqu'à l'incandescence tout son talent de conteur : c'est le très beau Gallipoli (1981), oeuvre oubliée par laquelle se cloture sa période australienne, avant qu'il ne parte réaliser Witness.
Dès l'ouverture, c'est toute la magie du conteur qui s'impose au spectateur : beauté impressioniste des images, justesse absolue des plans dont il maîtrise à la perfection la durée. D'emblée, souffle un vent romanesque discret mais intense.





Nous sommes en 1915, alors que sévit depuis un an déjà la première guerre mondiale. L'Australie recrute quelques-uns de ses jeunes volontaires décidés à aider les Anglais dans le conflit qui les oppose aux Turcs. Gallipoli est le nom d'une région aux abords de la Turquie où s'est déroulé un haut fait d'armes peu connu à l'échelle mondiale et qui s'est terminé en une véritable boucherie pour les Anglais et les Australiens. Le film de Peter Weir réhabilite tout un pan méconnu de cette histoire où s'est illustré le courage des soldats australiens. Il n'existait pas dans son pays de film retraçant cet épisode tragique, et ce n'est que justice si Peter Weir a rendu un hommage mérité à sa nation en mettant en lumière le rôle qu'elle a tenu au cours de cette guerre considérée comme la plus meurtrière de l'histoire humaine.

La beauté de ce film réside surtout dans l'originalité du sillon qu'il trace : il aurait pu n'être qu'un excellent film de guerre, comme Le jour le plus long. Mais Peter Weir a choisi une approche plus simple, dont l'humilité n'est pas la moindre des qualités. Elle devient même un réel atout lors de la dernière séquence, l'une des plus bouleversantes de toute l'oeuvre du cinéaste, d'autant plus poignante qu'elle saisit aux tripes le spectateur au moment où il s'y attend le moins. C'est alors qu'éclate la justesse du traîtement scénaristique.
D'un point de vue narratif, Gallipoli est la perfection même : chaque séquence contient en germe l'enjeu auquel Archie et Frank seront confrontés à la fin, enjeu sans cesse différé toutefois au profit d'une temporalité qui isole souvent des instants apparemment dénués de pertinence dramatique. C'est ainsi que Gallipoli, dans près des trois quarts de son temps, développe l'amitié entre Archie et Frank Dunne, deux jeunes sprinters australiens qui passent leur temps à défier leurs propres limites, prompts à s'amuser et à dépenser la fougue de leur jeunesse. Je n'avais jamais vu auparavant, et n'ai plus vu depuis, de film sur la guerre dans lesquels le recrutement et l'entraînement militaires donnent lieu à des séquences aussi légères du point de vue dramatique. C'est que Archie, Frank et ses amis s'engagent dans l'armée pas seulement à des fins patriotiques, mais pour échapper un peu au sentiment d'exil qu'ils éprouvent dans leur pays si éloigné de l'Europe où se déroule l'essentiel de la grande guerre. Ils veulent aider leurs compatriotes britanniques, sont animés de l'esprit fraternel que leur jeunesse exacerbe parce qu'il n'a pas été encore mis à mal.


Peter Weir, avec l'aide de ses deux magnifiques comédiens, dont Mel Gibson dans l'un de ses plus beaux rôles, dépeint avec une rare justesse l'exaltation de la jeunesse, son énergie bouillonnante, sa fantaisie débridée, sa beauté insolente. Ceux qui aiment Le cercle des poètes disparus, son plus grand succès public, savent déjà combien Weir est un peintre sensible de la jeunesse adolescente.




Mel Gibson (Frank Dunne) dans l'un de ses premiers rôles. A son côté, Mark Lee (Archie), superbe acteur d'un seul rôle. Mais qu'est-il devenu ?




La guerre proprement dite apparaît dans sa cruauté aux abords du dernier quart du film. Auparavant, elle aura été un sujet de conversation en Australie par des jeunes épris d'aventures et de solidarité; il est fort amusant de constater combien les motifs de la première guerre mondiale sont peu connus des Australiens qui vivent dans les territoires les plus retirés du pays. La guerre donne ensuite les séquences consacrées au recrutement militaire traîtées exclusivement du point de vue des jeunes qui s'engagent, c'est à dire comme le cadre d'un immense camp de vacances. Pour Archie et ses amis, partir en guerre se confond avec la fascination qu'exerce l'attrait des pays étrangers. L'entraînement des soldats n'est-il pas situé sur le territoire égyptien, cet immense désert de sable duquel surgissent des pyramides de rêve ? Lors d'une belle scène, on voit Archie et Frank graver leur amitié sur la pierre d'une des pyramides après l'avoir gravie, puis assister au coucher du soleil.








Les fausses batailles que se livrent les troupes anglaise et australienne, lors de l'entraînement en Egypte, donnent lieu aussi à des scènes de franches camaraderies, surtout quand Archie et Frank qui avaient été séparés parce que Frank ne sachant pas monter à cheval n'avait pu incorporer la cavalerie, se retrouvent sur le front et se mettent à échanger leur amitié au lieu de poursuivre l'entraînement.



A partir du moment où les Australiens débarquent sur la plage de Gallipoli, la guerre devient cette rumeur assourdissante qui fait trembler les collines derrière lesquelles se déroulent le front et les assauts. Mais pour les soldats qui arrivent et restent à l'arrière-garde, la guerre est encore ce terrain de jeu où il est si bon de narguer la mort. L'une des scènes les plus troublantes est celle des soldats qui se mettent à l'eau et jouent à éviter les éclats d'obus qui jaillissent du ciel ainsi que les balles perdues. Des paris sont ainsi engagés sur les participants de ce jeu, c'est à celui qui parviendra à se faire blesser, lequel empochera le magot de ses camarades.



Gallipoli est indéniablement un film anti-militariste, mais n'allez pas croire que Peter Weir nous assène son message avec la lourdeur d'un Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan. Le patriotisme de sa démarche (il s'agit quand même de réhabiliter une période méconnue de l'histoire australienne) ne donne lieu à aucun moralisme, à aucune thèse ronflante. Weir se contente d'illustrer une belle histoire dont il est l'auteur, une histoire d'amitié avant tout, riche d'une sensibilité poignante. Il n'a pas besoin de filmer le débarquement pendant une demi-heure pour nous convaincre de l'horreur de la guerre. Cette guerre n'occupe peut-être que les vingt dernière minutes de son film.


Une magnifique métaphore parcourt Gallipoli : elle ouvre le film et le cloture en beauté : il s'agit de la passion d'Archie pour le sprint qui évoque un autre film anglais réalisé la même année (1981) : Chariots of fire. Archie s'entraînait depuis des années dans le bush australien avec l'aide de son grand-père avec l'ambition de battre le record du cent mètres détenu par Lasalès. Il trouve en Frank (Mel Gibson) un concurrent sérieux.




Ce dépassement de soi à travers la course, la guerre va en décupler la dimension : Frank sera choisi pour être le messager, celui qui relie par la course les tranchées (où les ordres sont exécutés) et le quartier général des officiers (d'où partent les ordres au fur et à mesure de l'évolution des tactiques guerrières). Archie eût été un meilleur coursier que son ami Frank, mais à l'insu de ce dernier, il s'est arrangé, dans un geste purement amical, avec leur capitaine pour que Frank (qui redoute de partir à l'assaut) puisse rester à l'arrière.




Archie attend un message éventuel de Frank qui mettrait un terme aux assauts répétés des Australiens vers les positions turques armées de mitraillettes, alors qu'eux n'ont que leur fusil à baillonnette.


La vie des soldats dépend souvent d'un message des officiers; un retard de quelques secondes dans la communication entre ceux qui obéissent aux ordres et ceux qui les décident peut leur être fatal.




Alors, Frank va courir, mais cette fois l'enjeu ne sera plus le dépassement de soi. Frank découvrira la solidarité et la fraternité, lui qui ne voyait aucune bonne raison de s'engager et ne l'a fait en définitive qu'avec l'espoir de devenir cavalier dont seul l'uniforme le fascine.


L'étranglement qui nous saisit à la gorge lors du dénouement de Gallipoli vaut tous les messages antimilitaristes du monde. La guerre est une horreur, une barbarie, et l'impuissance nous étreint une fois formulée cette vérité que même les enfants comprennent sans aucun effort intellectuel. Je ne saurais trop vous conseiller ce film magnifique de Peter Weir, de ceux qu'on n'oublie pas dès sa première vision.


lundi 7 janvier 2008

Des carambars plein les poches


Récemment, une ancienne camarade de mon école primaire a repris contact avec moi, de manière impromptue, après trente ans de silence, et m'a avoué partager avec moi le projet (sérieux !) de nous réunir, quelques anciens des années CM1-CM2, courant avril si tout se passe bien, autour d'un restaurant en compagnie, dans le meilleur des cas, de monsieur Gonnet, notre instituteur adoré de ces mêmes années. Par l'intermédiaire d'une ancienne qu'elle a contactée sur un site de retrouvailles, Laurence a reçu une photo datant d'une époque encore antérieure, de la saison 1977-78, alors que nous étions au CE1. Me faisant parvenir à son tour ladite photo, elle m'a permis de replonger dans une ambiance étrangement surannée qui remonte à l'ère antédiluvienne où l'être que je suis devenu était à peine au tout début de sa formation, encore épargné par ses démons ultérieurs que ne manqueraient pas de générer ses maussades années d'adolescence.
C'est un sourire étranglé qui éclaire mes yeux émus. Je ne sais pas de quel sacrifice je serais capable pour revenir en ces temps-là, et revivre certains épisodes : m'imprégner des vieux couloirs de cette école qui a peu changé depuis, retrouver le préau recouvert en partie d'un châpiteau de ciment que soutenaient ces colonnes grises le long de sa circonférence, sentir les agathes rouler dans la paume de mes mains, mes yeux s'abîmer à vouloir viser le soldat de plomb duquel me séparaient dix mètres infranchissables en rapport avec sa valeur marchande; j'aimerais revivre les minutes que mes amis et moi volions à la récréation en restant dans la classe, à l'insu de notre instituteur, alors que c'était strictement interdit. Un quart d'heure de folie, sans surveillance, à monter sur les chaises comme on vainc l'Everest, à jouer à cache-cache, à nous jeter des craies qui, parfois, finissaient leur voyage dans l'aquarium, si bien que lors de la reprise des cours nous pouvions, dans la crainte qu'on les remarque, suivre la dissolution progressive des craies noyées qui peignaient l'aquarium avec les couleurs bariolées d'un arc-en-ciel, tableau en formation sous nos yeux éberlués, impuissants que nous étions d'enrayer le processus engagé.
J'aimerais de nouveau que m'assourdissent les cris des élèves dans l'ouragan enclanché par la dernière sonnerie de la journée, quand il était enfin possible de libérer les carambars qui avaient dû subir le supplice des poches-prisonque avant d'être sucés avidement...
Laurence figure sur la photo de classe au deuxième rang en partant du bas, en seconde position à partir de la gauche. Quant à moi, comme vous connaissez mon portrait qui domine mon blog quand il s'affiche, je vous laisse partir à la recherche de mon enfant intérieur. La réponse viendra en temps voulu.