vendredi 11 décembre 2009

En attendant Noël...


A l'approche des fêtes de Noël, je voudrais pousser ma colère contre une valeur qui s'est totalement perdue dans nos sociétés malades de vitesse, qui n'osent plus s'arrêter sur le bord du chemin par crainte d'être définitivement dépassées par les événements.
La photo que j'ai postée en exergue à ce billet devrait pouvoir m'aider à rappeler une évidence qui, à mon grand malheur, n'en est plus une.

C'est au mois d'avril 2003 que je m'étais rendu à l'abbaye de Vauclair afin d'en photographier le magnifique petit étang au bord duquel il fait bon s'asseoir pour partager un pique-nique entre amis ou pour... regarder tout simplement . A cette époque, je vivais en Picardie depuis presque six années. Je ne m'y étais pas installé au départ par passion pour cette région dont j'ignorais à mon humble aveu jusqu'à l'existence. En fait, une fois l'obtention de mon diplôme national du CAPES, il s'agit du premier poste vers lequel j'ai été appelé. J'ai pu faire ainsi un peu connaissance avec la Picardie, en particulier avec le département de l'Aisne dont j'habitais la préfecture, Laon, très belle cité médiévale couronnant un promontoire au sommet duquel se dresse la superbe cathédrale gothique de transition (celle-la même qui a servi de modèle à celle de Reims mais qui, selon moi, la dépasse largement en beauté et authenticité).

Au bout de six ans de service à Laon, le sud a commencé à se rappeler à moi. A la suite d'une demande, j'ai obtenu sans problème ma mutation pour Marseille. En avril 2003, je savais déjà que j'allais quitter la Picardie, et son climat si particulier, et me priver par la même occasion de la lumière unique de cette région. Etrangement, mon envie de photographier Laon et ses environs n'a jamais été si forte que lors des quelques mois qui ont précédé mon départ définitif. J'ai alors pris conscience de tout ce dont ma sensibilité picturale allait être privée. Pendant six ans, je m'étais extasié sur la lumière picarde sans jamais prendre le temps d'en capter la poésie.


C'est alors que j'ai listé tous les lieux de la région que mon appareil souhaitait immortaliser. Et le soir, à ma sortie du collège où je travaillais, une fois terminée ma journée, entre seize et dix-sept heures, je prenais ma voiture plutôt que de rentrer chez moi et je partais sillonner les environs en quête de lumière mourante et de villages de pierre à la sérénité bouleversante.

Mes amis et moi nous étions rendus souvent à l'abbaye de Vauclair, lieu que nous affectionnions particulièrement. C'était la première fois que je m'y rendais seul, et en semaine qui plus est, après les cours. J'ai sillonné les routes départementales guidé par mon envie de gagner le rendez-vous qui m'attendait avec l'étang de Vauclair.
J'ai fixé mon appareil photos à son trépieds et j'ai cadré l'étang comme vous le voyez sur ma photo. Et j'ai attendu attendu attendu... que la chimie des lumières couvrantes imprègne le décor autour de moi jusqu'à ce que l'air soit investi du "luxe, calme et volupté" cher à Baudelaire.

Qu'est-ce qui rend cette photo si chère à mon coeur ? Ce n'est pas tant d'avoir pu capturer la lumière picarde (aucun appareil ne saurait approcher l'impression rétinienne que ces paysages ont eu sur moi), mais la démarche qui m'a habité pendant cette période où je partais seul tous les soirs afin de communier avec la nature et sa lumière. En Picardie, le ciel du soir offre une toile changeante de couleurs à l'huile qui se mélangent pour créer de véritables merveilles visuelles. Il me suffisait d'attendre que le peintre saisonnier trouve l'alchimie adéquate à ma sensibilité avant d'appuyer sur l'obturateur.

L'attente m'a laissé les souvenirs les plus durables. Celle de Noël restera à jamais gravée dans mon coeur. Attendre le 25 décembre pour ouvrir les cadeaux ! Quel délice ! La sensation de fraîcheur de mes draps au moment où je m'y glissais avec l'envie déjà de me réveiller pour rejoindre le sapin. Le délice qui m'emplissait une fois blotti dans ma couverture...

C'est l'attente qui a conféré le plus de valeur à certains instants de ma vie. L'attente, c'est ce délai irrésistible précédant l'obtention de ce que nous souhaitons ou désirons. C'est elle qui comble d'une aura magique chaque minute et chaque seconde nous rapprochant de l'instant rêvé. Quand j'étais enfant, je ne me rappelle pas que la ville se fût préparée à accueillir les fêtes un mois ou deux avant leur échéance. Je ne me souviens pas non plus d'avoir croisé le père Noël à chaque coin de rue en novembre. La rareté de ses apparitions-éclair en faisait tout le prix. Et quand les rues de la ville et les enseignes des magasins se nimbaient de décorations sylvestres, une quinzaine de jours à peine avant le 25 décembre, je me sentais ravi par la magie de Noël que prolongeaient tendrement les cartes d'épinal à l'intérieur desquelles mon imagination m'envoyait voyager au coeur de paysages enneigés d'une propreté immaculée.

Aujourd'hui, tout se passe comme si nos sociétés avides de plaisirs assouvis avant d'en avoir éprouvé le désir nous matraquaient à longueur d'années du slogan "Pourquoi attendre quand vous pouvez tout avoir sur le champ ?" L'attente, c'est l'ennui veut-on nous faire croire. S'ennuyer ne sert à rien dans nos sociétés capitalistes qui cherchent à combler chaque millimètre de notre espace privé de signaux lumineux censés remplir les vides de nos existences qui ne valent rien quand elles ne sont pas lancées dans la surenchère de l'achat compulsif. De nos jours, un enfant voit venir Noël sur ses gros sabots, deux mois avant son échéance. Les étalages de cadeaux lui font miroiter le rêve d'un Noël éternel. Attendre est vécu comme une torture. Tout ce qui retarde l'obtention d'un désir est une torture avilissante. La société mise sur le plaisir immédiat, plus sur celui lié à son attente.

Il n'y a pas si longtemps, quand je remettais à mon photographe les pellicules que mon NIKON avait imprimées, je le quittais avec un sourire benêt. Déjà, les photos se développaient dans ma tête, imprécises certes mais remplies des promesses de l'attente. Je les ressassais dans ma tête, je me les appropriais, leur gestation prenait une semaine parfois mais la récompense au bout était assurée, parfois non. L'important n'était pas uniquement la réussite de mes photos, mais le plaisir de l'attente. Elles n'en avaient que plus de valeur quand j'ouvrais l'étui dans lequel le photographe les avait rangées.

Alors sont apparus les appareils numériques, signant du même coup un arrêt de mort pour les amoureux de la photo. Non seulement prendre une photo est devenu un jeu d'enfant qui ne coûte presque plus rien du fait de l'absence de pellicules remplacées par une mémoire numérique permettant de les accumuler jusqu'à l'infini avec la perspective rassurante de pouvoir les effacer au besoin, mais de plus la photo apparaît tout de suite. Le délai entre sa prise et son développement vient d'être purement aboli. La simultanéité de la prise et de la vision de l'image ainsi obtenue a fini par confondre les deux étapes au point que prendre une photo aujourd'hui n'a plus du tout le même sens. Je ne prends plus de photos seulement pour immortaliser les moments les plus importants de ma vie, mais par besoin compulsif. Je ne réfléchis plus à mon acte qui se trouve ainsi dénué de sens... et de valeur.

Ne plus attendre, c'est ne plus désirer. Ne plus désirer, c'est être condamné à la dictature de l'immédiateté, la plus grosse sottise dont l'homme soit capable. Nous ne sommes plus en mesure d'observer l'horizon qui seul peut nous guider. Notre intelligence ne voit plus la raison d'anticiper les conséquences de nos actes. L'avenir et le passé ont été rayés de la carte de nos existences. Rêver ne signifie plus rien. Plus personne ne vient mettre en perspective la vie que nous menons. Nous scillons la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous tuons le principe de toute vie sur terre.

Que sont les intellectuels devenus ? Qui les écoute ? En existe-t-il encore de nos jours qui ne soient récupérés par le système capitaliste sauvage ? Platon pourrait s'en retourner dans sa tombe depuis que nous avons compris que descendre dans la caverne n'a aucune utilité, aucun sens. Nous sommes bien au chaud au fond de la caverne, profitant d'un feu que le capitalisme entretient savamment afin de s'assurer que nous ne manquions de rien. Mais ne manquer de rien ne nous permet plus d'espérer.

mercredi 11 novembre 2009

My Winnipeg


Amoureux de Melies ou de Griffith, de Proust, de David Lynch et de psychanalyse, ne ratez surtout pas My Winnipeg, une expérience cinéphilique "unique" due à notre très cher cinéaste canadien Guy Maddin, un artiste rare :
-Il n'a réalisé que 10 longs métrages en 23 ans de carrière.
-La distribution de ses films reste pour le moins élliptique et défaillante : c'est ainsi que nous découvrons ses oeuvres dans le désordre chronologique, quand certaines ne sont pas carrément occultées.
-Peu d'exploitants de salles osent projeter ses films en raison d'une ignorance abjecte ou d'une frilosité qui ne l'est pas moins, privant le public passionné d'un rendez-vous avec l'originalité et la poésie qui revigorent le 7°art mieux que n'importe quels films de Lynch réunis.
-Il fait partie de ces rares cinéastes dont je suis devenu un fervent admirateur. Je le compte parmi mon trio de cinéastes canadiens-fêtiche aux côtés de Atom Egoyan et David Cronenberg.

Les occasions de vivre une étourdissante expérience sensorielle sont si rares qu'il serait obscène de rater les films de Guy Maddin. Je n'en ai pas vu beaucoup, à peine trois longs-métrages ( Dracula : pages tirées du journal d'une vierge, Brand upon the Brain, My Winnipeg), parce que les médias ne parlent presque jamais de lui, parce que ses films sont mal diffusés en France et parce qu'il faut du temps aussi pour se forger une culture cinéphilique digne de ce nom. J'ai raté The saddest music in the world, mais j'aurai l'occasion d'un rattrapage en temps voulu.

My Winnipeg a été réalisé en 2007 et semble projeté sur certains de nos écrans alors que Guy Maddin jouit enfin en France d'une considération tardive : en effet, à Beaubourg, il nous est offert la chance de découvrir une rétrospective de son oeuvre. Quels chanceux, ces Parisiens !

Dores et déjà, My Winnipeg s'avère à mes yeux l'oeuvre la plus aboutie de son auteur, du moins la plus cohérente. Contrairement à ses habitudes, il ne s'agit pas cette fois d'une fiction élaborée à partir de ses souvenirs, mais d'un Documentaire au sens noble du terme. Attention, ne vous attendez pas à découvrir le travail austère d'un cinéaste qui, après s'être documenté sur une ville et avoir classé ses informations sur le sujet, vous en exposerait une vision objective, géographique, sociale et politique.
Les documentaires sont revenus sur le devant de la scène, et c'est tant mieux : ils interrogent notre Monde et en dénoncent les tares . Mais Guy Maddin se situe dans une démarche totalement, et irrémédiablement, différente. Loin de viser une impossible objectivité, il assume le caractère subjectif de sa vision et plonge au plus profond de lui-même pour interroger le rapport amour-haine qui l'unit à sa ville natale, la Winnipeg du titre, la ville la plus peuplée du Canada (Manitoba).


Au départ, son projet est initié par une commande de la télévision canadienne. Réaliser un documentaire sur Winnipeg l'enchante guère, lui qui voue une saine abjection à la dictature du Réalisme qui envahit nos écrans jusque dans les nouvelles techniques numériques d'effets spéciaux qui, loin de faire place au rêve, visent au contraire à un rendu de plus en plus réaliste (voir les films catastrophe de M.Independance day et 2012).
S'il est une filiation à citer au film de Guy Maddin, c'est bien tout d'abord du côté des surréalistes qu'il faut aller la dénicher :
My Winnipeg est une ode bouleversante à sa ville natale dans laquelle le cinéaste a vécu pendant près de cinquante ans et de l'emprise de laquelle il lui fallait se libérer comme du giron maternel. Dès le titre, la présence incongrue du déterminant possessif "my" pose clairement les enjeux du projet documentaire. Guy Maddin ne va pas nous faire une visite touristique de sa ville natale : sous couvert d'une présentation de la capitale du Manitoba, Winnipeg est en fait le portrait en creux de son auteur. Ses images et son commentaire homonyme font revivre, non pas la ville, mais l'expérience qu'il a vécue de sa ville, à travers le prisme de sa mémoire élitiste et déformante.
C'est ainsi que le film est ponctué par le leitmotiv du voyage en train qui ramène le narrateur vers sa ville natale, retour que l'on imagine sans peine comme l'ultime. Le train est une allégorie du labyrinthe des souvenirs. L'homme penché à la fenêtre de son compartiment ne cesse d'observer Winnipeg en train de défiler dans un ballet hypnotique d'images enneigées, transpercées régulièrement par le passage des flocons comme les rayures d'une vieille bande filmique du temps du muet, et qui s'enfoncent au coeur de la nuit pendant que
le commentaire en voix off que récite le cinéaste fait place aux métaphores et autres associations d'idées libres qui identifient textuellement Winnipeg à une matrice castratrice, métaphore rendue possible par le dessin que forment les deux rivières fondant la ville. Le commentaire de Maddin explore sa psychée et propose de Winnipeg une image totalement subjectivée, et par conséquent d'autant plus authentique.

La folie du film consiste à décrire cette ville dans sa dimension fantomatique, celle des souvenirs et de la mémoire déformante, la ville des superlatifs, la ville somnambulique par excellence. J'ai pensé alors à la vision cauchemardesque que Lars von Trier proposait de la ville imaginaire d'Element of crime. Maddin, comme le von Trier de la première époque, est un cinéaste incantatoire qui pratique un cinéma aux vertus subliminales, ce que rend possible un travail sur le son absolument inouï. Les bruitages s'écoulent à foison dans
My Winnipeg. Alliés à la voix fatiguée de Guy Maddin et à une utilisation originale de la musique, ils nous plongent dans la texture dont sont faits les souvenirs, entre fantasmes et magie, poésie et humour.

Le montage du film donne lieu à une démonstration de la virtuosité de Guy Maddin qui mêle de la ville ses propres souvenirs (tirés de ses albums photos ou reconstitués par la magie du cinéma), des images d'archive couvrant des événements ou faits divers fondateurs de Winnipeg, et des trouées vertigineuses d'invention d'où jaillit l'irrationnel (ses rêves, ses fantasmes) dans une explosion de fantaisie.


(à suivre...)

mercredi 4 novembre 2009

Promenade parmi les ruines

Depuis ma rencontre avec les peintres William Turner et Caspar Friedrich, avec la poésie pré-romantique de Coleridge et de Wordsworth, l'école poétique française de Lamartine et de Nerval, je me sens habité par des paysages intérieurs de toute beauté. Relevant de l'indicible, ils m'interpellent tant que dès mon second billet j'ai essayé maladroitement de les amener à la surface de ma conscience. Naturellement, je n'avais fait qu'effleurer ces espaces précieux, véritables refuges de l'âme que la littérature gothique anglaise, à travers la prose sublime de Ann Radcliff, a su dépeindre avec tout le génie qui la caractérise.
Il est difficile de concevoir que ces paysages puissent exister, que nos pas puissent les fouler. Pourtant, c'est ce qui m'est arrivé à plusieurs reprises au cours de mes déambulations au village d'Oppède-le-vieux.



Ce charmant village figure parmi les plus beaux du Vaucluse avec ceux de Gordes, de Ménerbes et de Roussillon. Tous les villages du Luberon valent le détour ne serait-ce que pour l'art délicat avec lequel on a su les intégrer au paysage au point qu'ils semblent avoir jailli de la terre. Gordes vaut pour l'harmonie de l'agencement de ces maisons dont le charme évoque irrésistiblement celui d'un village de santons. Roussillon imprime la rétine pour l'ôcre de sa terre qui donne sa couleur aux maisons qu'il abrite.

Oppède-le-Vieux dégage une humeur autrement plus profonde que celle de ses voisins provençaux. Il s'agit bien d'un village provençal compte tenu de sa situation géographique, à quelques kilomètres à peine de Cavaillon, à l'entrée de la chaîne du Luberon. On y accède par la Départementale 176. Il s'agit d'un village médiéval juché sur un éperon rocheux et installé dans un écrin de verdure constitué de la forêt du petit Luberon. Face à lui, sur l'autre versant, s'étend la plaine alluviale du Coulon.


Oppède-Le-Vieux perché sur son éperon rocheux


L'ascension est la clé du voyage pour qui souhaite visiter Oppède


Oppède est divisé en deux depuis le début du XX°siècle, quand les villageois sont descendus de son éperon rocheux pour bâtir à ses pieds Oppède-les-Poulivets. C'est ainsi que la vie a peu à peu quitté le village initial, ses vieilles bâtisses se dépeuplant au fil des décennies jusqu'à tomber en ruines.

Oppède est constitué de quatre points stratégiques dans sa partie élevée : ses fortifications dont il ne reste que de rares vestiges, la chapelle des Pénitents blancs en montant vers l'église Notre Dame Dolidon qui date du XVI°siècle et son château féodal perché sur son éperon rocheux qui domine la forêt du petit Luberon.


Les ruines du château féodal surplombant le village

Se promener à Oppède, c'est comme glisser sur les pépites d'un poème dont les vers jailliraient à chaque foulée. C'est comme écouter une complainte médiévale murmurée sur des instruments anciens. C'est remonter le temps et rejoindre une époque d'avant l'électricité. En arrivant au village après la traversée d'un jardin étagé, on aperçoit d'abord la Collégiale et les ruines du château qui rivalisent de séduction et de mystère en se jouant des toits et des arbres qui les dissimulent pour mieux les révéler et les révèlent pour mieux les dissimuler.


Les ruines entraperçues comme une promesse des merveilles à venir.
(photo : Fred ou Béa)



L'entrée du village se fait par cette ruelle qui s'ouvre sur la place principale.
(photo : Béa)



Encore quelques pas et voilà que s'ouvre la ruelle sur une place magnifique gorgée de soleil au fond de laquelle se dresse un clocher dont l'arcade témoigne qu'il devait s'agir autrefois d'une des portes d'une enceinte à présent disparue. Le Petit Café qui étale sa paresse dans un angle de la place, à l'ombre d'un arbre au déploiement généreux, constitue en quelque sorte, pour une part non négligeable, l'âme du village où quelques poètes du dimanche ou déçus de l'enfer urbain viennent savourer un petit déjeuner d'antan.


La place avec le Petit Café à l'angle où Charlotte Rampling vient boire son café tous les matins dans le film de François Ozon : Swimming pool



Vue opposée à la précédente image : la porte-clocher de la place


Ici, est abolie toute nuisance sonore. Il ne viendrait nullement à l'esprit de déranger le maître de ces lieux chargés d'histoire : le silence... qui enveloppe les maisons de pierre du vieux village, s'immisce dans leurs jointures et décline sa mélodie subliminale sur tous les tons : celui de la lumière projetant son ombre sur des façades sans âge, celui du souffle discret qui soulève un rêve de feuillage frémissant.


Longévité de la pierre, permanence du végétal, tombeau des hommes
(photo : Fred)

Il ne reste presque rien d'Oppède, seules quelques demeures restaurées par de riches mécènes, nostalgie d'une aristocratie florissante gouvernée par le culte du beau. Quand on longe les façades de ces habitations exsangues aux vertes veines apparentes, on ne peut que se sentir happé par les vers de Lamartine et de Gérard de Nerval qui respiraient en ces contrées fantomatiques l'impermanence des sentiments et la solitude, punition des êtres à la sensibilité exacerbée.

"Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses voeux importuner le sort;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
(...)

Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne,
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux;
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours."

Alphonse de Lamartine, Le vallon, Méditations poétiques


L'entrée d'Oppède, une fois franchie l'arcade du clocher
(photo : Fred ou Béa)



Gérard de Nerval retrouvera-t-il Sylvie sur les pavés grossiers qui gravissent la colline jusqu'au château en ruine ?
(photo : Fred ou Béa)

Parfois, me vient ce sentiment étrange et pénétrant que derrière l'agonie de ces murs palpite le rêve d'une vie antérieure que j'aurais vécue au sein d'une de ces demeures médiévales. Pourquoi suis-je né indésirable à l'ère du pétrole et tant regretté par la classe féodale, parmi les hermines de pourpres et le chant des Trouvères à la Cour d'Aliénor d'Aquitaine ?


(photo : Fred)


Parfois, le long d'une muraille, un domaine j'aperçois à l'abri des regards, sur mes pieds hissé, entre les barreaux d'une grille, d'élégants vitraux qui me narguent de leur occulte silence.


Quand la lumière insuffle un semblant de vie au vitrail aveugle
(photo : Béa)

Ne vous attendez surtout pas à trouver une floppée d'artisans à Oppède, comme il s'en trouve dans tout village qui ne vit plus que du commerce, piège à touristes en mal d'authenticité. La seule artiste permanente qui y ait élu domicile demeure Dame Nature qui s'applique, avec tous les outils que lui inflige le Temps, à distiller la décrépitude des murs parmi les végétaux qui se dressent au gré des arabesques de leur bon vouloir. En passant ce qui avait jadis été une porte, j'ai accédé à un puits d'ombre et de lumière dans lequel les murs en ruine servaient de décor à une végétation rebelle. La mort et la vie s'harmonisent avec un rare bonheur à Oppède.




Laissons-nous charmer par ces demeures seigneuriales restaurées offrant un soupçon de promesse même si condamnées à rejoindre les ruines leurs voisines . Elles bercent le promeneur de l'illusion d'une vie aristocratique disséminée parmi les loques d'un village où résonnent tant d'images fantasmatiques.
Les portes et fenêtres désespérément closes de ce domaine me condamnent à demeurer à la frontière du rêve et à flirter en imagination avec des banquets dressés dans des salles vastes comme une cathédrale et des cages d'escaliers de pierre en spirales sporadiquement trouées de meurtrières.




(photo : Béa)



(photo : Fred)



(photo : Fred)

Au sommet d'Oppède, se dressent la Collégiale, superbe église en rénovation grâce aux soins d'un oppédois amoureux de sa région et du village et, un peu plus élevé encore pour qui aime l'escalade et flirter avec le vide, le château féodal où la seule vie qui filtre est le sifflement du mistral qui s'engouffre dans ses fenêtres percées et ses façades en lambeaux.


Notre Dame Dolidon au sommet du village



Notre Dame de Dolidon vue depuis les hauteurs du château



Vue aérienne de Notre Dame de Dolidon et du château

Autrefois, quand je gravissais l'éperon rocheux pour atteindre l'église et le château, et que je passais devant les vestiges harmonieux des demeures du village, une profonde mélancolie me gagnait, irrépressible, tournoyante, sans que je sache jamais si elle était générée par ces lieux chargés d'histoire ou si c'était mon spleen intérieur qui colorait de tristesse et de beauté ces vieilles pierres et ces escaliers envahis de plantes.
A présent, les humeurs qui affluent vers moi me caressent davantage. Un sourire amène sa touche jaune à ma mélancolie indicible parce que cette ascension dans le temps de jadis, je ne la fais plus seul. Dans ma main, s'est lovée une autre main délicate et sensible, celle de Béatrice qui m'accompagne dans mes déambulations, et par sa présence le village se voit pousser des fleurs.


(photo : Fred)

mercredi 28 octobre 2009

Le ruban blanc, une fable étouffante sur l'insondable abîme du Mal

Je sais que ce film ne va pas plaire à beaucoup de monde, mais qui a dit que l'art était fait pour plaire ? Michael Hanneke signe une oeuvre remarquable sur laquelle plane l'ombre de l'immense Ingmar Bergman.
Qu'on ne s'y trompe pas : si l'histoire se déroule au sein d'un village protestant dans l'Allemagne d'avant la 1°guerre mondiale et si y pèse la main écrasante d'une moralité rigide, c'est le Mal que Hanneke fouille au plus profond de l'inconscient collectif.
Encore une fois un très grand film sur le Mal occulte.

Je ne résiste pas à vous livrer un extrait du film. Holly, tu devrais apprécier. Cours voir ce film si ce n'est déjà fait.



mercredi 16 septembre 2009

Klaus Schulze : le roi de la musique électronique (10)

X
(1978)
Brain records





Programme 1

1-Friedrich Nietzsche (24'50)
2-Georg Trakl (26'04)
3-Frank Herbert (10'51)
4-Friedemann Bach (18'00)

Programme 2

1-Ludwig II von Bayern (28'39)
2-Heinrich von Kleist (29'32)


D'aucuns considèrent X comme l'oeuvre maîtresse de Klaus Schulze, celle où s'exprime avec le plus d'éclat son amour de la musique classique. Pour ma part, sans nier sa valeur intrinsèque, je ne puis m'empêcher de rester perplexe devant ce disque qui partage avec d'autres doubles albums célèbres (Tales from Topographic Oceans de Yes, Incantations de Mike Oldfield) le même défaut : à savoir une succession de moments superbes parmi les plus beaux de sa carrière que viennent ternir désagréablement de longs passages à vide ou le manque d'inspiration se fait cruellement sentir. En fait, X eût été une totale réussite si Schulze l'avait expurgé de la moitié de son contenu pour ne garder que la quintessence.

On a glosé sur le titre énigmatique de cet opus dont l'atout principal réside dans sa polysémie. X peut se lire comme le chiffre romain : en effet, c'est le dixième album solo de Klaus Schulze. Mais le titre de chaque piste rendant hommage à de grands noms de la littérature allemande, X peut s'interprêter comme le symbole d'une identité.

Avant d'aborder les plats de résistance, commençons par ce qui fâche. Si Schulze devait supprimer tout ce qui sert de remplissage, il se débarasserait du second et dernier titre de la seconde galette, l'ennuyeux et prétentieux
Heinrich von Kleist (29'32). Il ferait mieux aussi de supprimer du disque le totalement raté Frank Herbert qui, en dépit d'une séquence puissamment pulsée, extrêmement prometteuse, qui commence sur les chapeaux de roue, ne propose en définitive aucun développement imperceptible dont Schulze a pourtant le secret, comme si le compositeur n'avait pas su quoi faire avec cette magnifique séquence initiale. Même s'il ne dure que dix minutes, ce titre finit par lasser au bout de trois à quatre minutes d'immobilisme stérile.

Les admirateurs de X évoquent avec une émotion réelle le symphonisme ample et habité de
Ludwig II von Bayern. Comment leur donner tort ? Ce titre est une prouesse incroyable. Schulze arrache de ses instruments électroniques des sonorités symphoniques qui renvoient celles de Vangélis au rang des pires artifices. De plus, la progression dramatique est admirable de lyrisme et de majesté. Enfin, disons que ce titre doit sa réputation, méritée, à ses dix premières minutes. Le problème, c'est qu'à partir de là, l'inspiration de Schulze s'effondre et il nous offre un cadeau empoisonné : un interminable couloir vide où sa musique stagne lamentablement. Comment a-t-il pu oser se lancer dans un immobilisme aussi stérile après une entrée en matière aussi brillamment enlevée ? Certes, après dix minutes de vide, la composition de Schulze voit enfin le retour de sa mélodie initiale, ce qui procure un sentiment de plénitude indéniable, mais il ne faut pas oublier que les huit dernières minutes de Ludwig II von Bayern ne proposent rien d'autre qu'une répétition à l'identique des dix premières. Une honte ! Je ne puis, même avec la meilleure volonté du monde, considérer ce titre comme le chef d'oeuvre déclaré. Si chef d'oeuvre il y a, il ne dépasse pas les dix premières minutes. C'eût été un chef d'oeuvre si Schulze l'avait réduit à dix minutes, mais l'on dirait qu'il a honte des morceaux n'atteignant pas vingt minutes. Si l'on additionne la durée de ces titres, cela fait presque une heure de musique inutile. Heureusement, il reste 68 minutes qui justifient l'enthousiasme des fans de ce double album

Friedrich Nietzsche constitue une entrée en matière des plus convenables, morceau à la fois pulsé et fluide proche dans l'esprit de certains moments de Moondawn. Rien n'est à jeter, tout à savourer. Dans son élément comme jamais, Schulze enlève haut la main cette composition sans qu'il lui soit nécessaire de forcer son talent.
Georg Trakl est une pièce de choix parmi toutes celles qu'il a composées dans les années 70. Lors de la première édition vinyle chez Brain records, à cause de la durée inhabituelle des plages, il avait fallu réduire drastiquement ce titre à cinq malheureuses minutes. Il n'en restait plus que l'introduction, mais quelle intro ! Des notes de synthé éparpillées sur un lit soyeux de percussions qui en rend l'écoute fort agréable. Ce morceau m'avait toujours paru trop court, donc frustrant. Aussi quelle ne fut pas ma surprise, et celle de tous les fans sans doute, lorsque j'ai découvert enfin la version complète de Georg Trakl, 26 minutes splendides pour lesquelles je ne remercierai jamais assez le label SPV qui, avec ses rééditions du maître, nous réserve de belles surprises, celle-ci étant à mon sens de loin la plus extraordinaire car Georg Trakl retrouve enfin son identité, son amplitude, sa cohérence. Schulze y cultive un minimalisme particulièrement convaincant grâce à une séquence comme il en a le secret qu'il explore dans ses moindres fluctuations de rythme et de tonalité jusqu'à l'extase proprement dite. Cette musique n'évoque même plus les espaces intersidéraux, comme à l'époque de Cyborg ou de Timewind, mais tisse la toile intime d'un artiste ouvert à son âme intérieure. Si vous avez la première édition de X, s'il vous plaît, faites l'effort de vous procurer celle-ci, ne serait-ce que pour le plaisir d'admirer ce titre enfin révélé dans sa beauté.

Friedemann Bach, malgré sa relative sobriété, demeure à mon sens le plus beau titre de l'album. La séquence monotone qui le traverse 18 minutes durant, alliée aux accents suaves d'un violon vénéneux, concourt à créer une atmosphère étrange, d'un lyrisme contenu, qui déploie son charme troublant comme le ferait une sonate tzigane de Liszt.

à suivre...

vendredi 31 juillet 2009

Klaus Schulze en concert (1977)

J'ai déniché sur un site équivalent à Youtube cet extrait d'un concert de Klaus Schulze donné en 1977 durant la période de Mirage et de Bodylove. Je trouve cette vidéo fort intéressante pour qui veut se rendre compte du pouvoir incantatoire que l'artiste, seul devant ses machines, le dos au public, déployait sur scène, sachant que tout ce qu'il jouait à cette époque, et encore de nos jours, était en grande partie basée sur de l'improvisation.
A voir absolument par tout fan de Klaus Schulze.

Veuillez installer Flash Player pour lire la vidéo

lundi 20 juillet 2009

Plan final de "Full Circle"

En dépit d'une image épouvantable, je ne puis résister à la tentation de poster cette video : une façon d'admirer le plan final de "Full circle", sur la sublime musique de Colin Towns. Existe-t-il une fin de film exécutée avec la même maestria et un machiavélisme aussi poussé que celle concoctée par le cinéaste anglais Richard Loncraine ? Définitivement non.

Que tous ceux parmi vous qui venez me rendre des visites de courtoisie depuis la création de mes Lumineux Regrets jetiez un oeil sur cette video si vous souhaitez comprendre un peu mieux les sources de mon univers fantasmagorique. Full circle, et en particulier son ultime séquence, me hantent depuis la nuit des temps, comme une goutte de laudanum injectée par intraveineuse. Ce film, et sa fin, sont pour moi ce que J.M Barrie et son oeuvre so
nt pour Holly Golightly : un enfer de roses putréfiées baignées dans de l'hydromel.

jeudi 2 juillet 2009

Klaus Schulze : le roi de la musique électronique (9)

BODYLOVE
(1977)
BRAIN RECORDS





Programme 1 :
Stardancer : (13'38)
Blanche : (11'44)

Programme 2 :
P:T:O : (27'12)


Il est des films dont la musique est un atout secondaire, d'autres dont c'est malheureusement le seul et unique atout. BODYLOVE appartient à cette seconde catégorie. Quand le producteur Manfred Menz contacte Klaus Schulze en 1977, c'est pour lui commander la Bande Originale d'un film porno. La première réaction de Schulze est, on le comprend, de refuser cette commande jusqu'à ce que le réalisateur Lasse Braun lui montre son film déjà monté sur lequel il avait plaqué des extraits de TIMEWIND et MOONDAWN. Schulze a été impressionné de constater que sa musique entrait en osmose avec les images. Ce qui l'a amené à finalement accepter le projet, c'est la liberté qu'on lui offrait de composer une musique personnelle sans qu'il soit besoin, en raison de la raréfaction des dialogues, d'écrire un petit bout de musique par ci, trois minutes par là. On le sait, la musique de Schulze a besoin d'espace et de temps pour s'exprimer et ne supporterait pas d'être charcutée pour les besoins du minutage serré d'un film. Une fois conforté dans son envie d'être libre de composer la musique qui est la sienne, il s'est mis au travail. Le résultat est époustouflant : BODYLOVE s'inscrit non seulement comme l'un des meilleurs albums de Klaus Schulze, mais c'est aussi l'une des deux ou trois plus belles musiques de film que je connaisse, avec le séminal FULL CIRCLE de Colin Towns dont je recherche toujours l'édition CD. Le tour de force de Schulze est d'autant plus surprenant qu'il s'agit d'un film pornographique qui, même s'il se situe au-dessus de la moyenne de part ses qualités de montage et de chorégraphie, n'en demeure pas moins d'une indéniable médiocrité. Quel autre film porno pourrait se targuer d'une musique d'une telle beauté ? S'il en est, je suis preneur.

Il est difficile d'évaluer la qualité intrinsèque d'une BO. D'aucuns pensent qu'une bonne musique de film est avant tout une musique qui n'a pas besoin du support des images pour livrer ses beautés. Même si certaines BO peuvent se réclamer de cette catégorie, il n'est pas certain que ce soit un critère légitime pour juger une musique de film. Il faut tenir compte aussi de l'interaction entre les images et les notes, de la capacité d'une BO à soutenir l'impact émotionnel d'une séquence ou d'un film dans sa globalité. Alors, je ne prétendrai pas que BODYLOVE soit une BO exemplaire. Une certitude cependant : cette musique s'écoute fort agréablement, et même passionnément, sans l'appui des images. Elle me fascine depuis des années, bien avant que j'ai eu la chance de découvrir le film porno de Lasse Braun.

Quand je considère la discographie de Klaus Schulze de IRRLICHT à DUNE, je suis saisi par la chaleur humaine particulière que dégagent ses oeuvres de l'année 1977, BODYLOVE (volumes 1 et 2) et MIRAGE. Rarement les synthétiseurs et autres échantillonneurs électroniques n'ont sonné aussi humains que dans les deux disques précités. BODYLOVE à ce titre est une pure merveille, une musique d'une rare sensibilité, le comble pour la BO d'un film pornographique.

La première fois que j'ai écouté BODYLOVE sur le vinyle que j'ai acheté en 1988-89, j'ignorais qu'il s'agissait d'une BO bien que cela soit mentionné sur la jaquette. Et quand je l'ai su, j'étais loin d'imaginer que cette superbe musique s'harmonisait sur des images pornographiques. Aussi, je n'en tiendrai plus compte dans ma chronique qui ne s'intéressera qu'à la seule musique.

BODYLOVE s'ouvre sur Stardancer, une composition qui porte magnifiquement son nom. Il s'agit en effet d'une musique pulsée d'une redoutable efficacité. On ne peut négliger l'empreinte sur ce titre de l'ère naissante du disco dont Stardancer contient toute l'humeur dans sa forme sans pour autant qu'on puisse le situer dans la mouvance des Bee Gees et autres Bonney M. De part sa longueur déjà, et surtout à cause de l'absence de paroles et de chant. Klaus Schulze soigne particulièrement son introduction, comme à son habitude, en nous envoyant une série d'effets percussifs ambient, des roulements de tambour dont les echos se perdent dans l'infini et qui plongent admirablement l'auditeur dans un état second. Puis, se met en place une séquence très pulsée qui m'évoque les ambiances d'Irène Cara dans Flashdance, lorsqu'elle s'entraîne seule à la sueur de son exaltation, bien que le film de Adrian Lyne soit bien postérieur au disque de Schulze. Et sur cette séquence endiablée, viennent se poser des lignes de synthétiseur syncopées qui, parfois se prolongent. Je suis persuadé qu'à cette époque, il eût été possible de danser sur ce titre à condition d'en accepter le rythme particulier.
Le passage de la première plage à la seconde provoque un contraste saisissant : autant Stardancer nous entraîne dans un rythme endiablé, autant Blanche (du prénom de la copine de Schulze à cette époque) plonge dans une profonde mélancolie. Cette mélodie au piano évoque les riches heures du romantisme allemand et je ne puis m'empêcher de penser à la célèbre Sonate au clair de lune de Ludwig Von Beethoven. La sensibilité qui exsude de cette belle composition est d'autant plus frappante qu'elle s'exprime par le prisme des synthétiseurs desquels Schulze extrait des sons chauds d'une incomparable délicatesse. Il n'y a pas à proprement parler d'évolution dans ce morceau, mais les circonvolutions infinies d'une insondable mélancolie.

La pièce-maîtresse de BODYLOVE se cache dans le troisième et dernier titre, celui qui justifie à lui seul l'acquisition du disque. Pour ma part, je le situe dans le haut du panier, juste à côté de l'immense Wahnfried 1880 (TIMEWIND). L'ouverture magnifique de P:T:O déploie des choeurs synthétiques dans l'expression d'une déploration prégnante qui parcourt tout le disque et lui confère une unité indéniable. Puis, s'enclenche une séquence de huit notes au clavier, qui ne s'interrompra brutalement que six minutes avant la fin de la composition, soit une séquence d'environ 20 minutes, que Schulze fera varier d'une octave dans un crescendo irrésistible, pendant que les nappes de synthé serviront de liant à l'ensemble. Je suis constamment ébloui par la fluidité exceptionnelle de P:T:O qui me donne toujours la sensation de prendre un train endiablé dont rien par la suite ne pourra ralentir l'ascension. Il est parfois un sentiment d'ennui qui m'assaille à l'écoute de la musique de Klaus Schulze, dû en grande partie à sa gestion parfois insuffisamment inspirée de la répétition. Mais P:T:O balaie cette faiblesse relative d'une façon admirable. Impossible de sentir le temps passer tant la progression harmonique, soutenue par d'impressionnantes percussions, ne laisse aucun répit à l'auditeur. Lorsque le crescendo atteint son point de non retour, Schulze stoppe brutalement ses machines, comme un encéphalogramme qui s'arrêterait, et exécute une gamme descendante comme conclusion à l'orgasme qui vient d'éclater. L'effet, surprenant, est saisissant. Les nappes de synthé qui concluent P:T:O reviennent alors comme un rappel du titre Blanche (le second du disque) pour amortir la chute et accompagner l'auditeur jusqu'au terme d'un voyage époustouflant qui le laisse hébété.

Sublime.

jeudi 28 mai 2009

MIRAGE
(1977)
Brain records



programme 1 : Velvet voyage (28:16)

programme 2 : Crystal lake (29:15)

Avec MIRAGE (1977), le maître nous offre une pièce maîtresse de sa discographie, un chef d'oeuvre qui trouve immédiatement sa place à côté de cet autre monument de la musique électronique qu'est le TIMEWIND de 1975. Entre l'austère cérébralité de PICTURE MUSIC et le lyrisme flamboyant de TIMEWIND, MIRAGE trouve une place de choix, tout imprégné qu'il est d'une mélancolie inédite qui me le rend si précieux. En effet, cet album s'ingénie à réconcilier le froid et le chaud : le récent décès de son frère, glaçant Schulze au coeur de son être, confère à MIRAGE une tonalité hivernale épidermique, cependant que le travail hallucinant sur les textures sonores enveloppe chaque nappe électronique d'une chaleur prégnante sans équivalent. Jamais l'artiste n'avait atteint une telle profondeur des climats, jamais il n'avait foulé des territoires aussi proches de l'impressionnisme et du surréalisme.

La première plage, l'immense Velvet Voyage, justifie à elle seule l'écoute de ce disque. Débutant par des signaux spaciaux qui trouent l'immensité cosmique, la composition installe lentement un climat d'apesanteur d'une densité sidérale. On entend même dans les cinq premières minutes des messages de cosmonautes qui nous parviennent de façon subliminale, à peine murmurés, noyés sous des nappes synthétiques de toute beauté. L'effet est d'autant plus subtil qu'il nécessite des écouteurs pour être pleinement entendu. Cette longue introduction épouse un mouvement d'élévation qui traduit à mes yeux ce qu'on doit ressentir quand on se trouve à bord d'une fusée qui décolle. Mais le voyage peu à peu va prendre une tournure bien plus originale. Des strates sonores se superposent imperceptiblement à ce décollage. Un climat étrange, immatériel, finit par envahir l'espace sonore. Un sentiment de solitude perce dès l'instant où des synthétiseurs font tintinnabuler à l'infini leurs cordes cosmiques. Alors, il se produit pour moi à cet instant une impression sidérante qu'il m'est difficile de décrire autrement qu'en évoquant les fameuses horloges molles de Dali. L'espace sonore, après l'accumulation de diverses strates, atteint son point culminant au point que pas une seule place de vide ne vient le trouer. La masse sonore mise en branle semble se figer dans une dimension étrange où sont abolis l'espace et le temps. La désorientation devient totale, immanente. Le son remplit tous les espaces entre les oreilles jusqu'à devenir subliminal. Magique. Vers la fin, Velvet voyage négocie une boucle temporelle qui voit rejaillir les stridences spatiales de la longue introduction en même temps que l'écran sonore se vide peu à peu de tous ses choeurs synthétiques et de ses cloches tintinnabulantes.

La deuxième plage du disque n'atteindra jamais les sommets de ce premier titre, mais elle n'en demeure pas moins excellente. Crystal Lake débute par une séquence caractéristique du style schulzien qui voit s'entrechoquer deux lignes mélodiques produites par des cloches. L'effet sera reproduit par le maître dans divers albums tels ANGST, AUDENTITY et DREAMS. La répétition de ces boucles minimalistes finit par susciter un fort sentiment d'enfermement et de repli quasi claustrophobique, amplifié ensuite par l'adjonction de notes synthétiques ne variant que d'un octave et dont un écho prolonge l'inéxorable percée. Par-dessus, Schulze vient pianoter quelques nappes de clavier qu'il entrelace à sa manière improvisée dans des arabesques infinies. Vers la fin de ce titre, les lignes séquencées renvoyant au Velvet voyage s'invitent à nouveau mêlées à celles de Crystal Lake en guise de conclusion lyrique à tout l'album. Envoûtant.





mercredi 29 avril 2009

Klaus Schulze : le roi de la musique électronique (7)

MOONDAWN
(1976)
Brain records


Programme 1 : Floating (27'13)

Programme 2 : Mindphaser (25'35)

A quelqu'un qui manifesterait l'envie de découvrir l'univers musical de Klaus Schulze et ne saurait par quel bout entamer une discographie par trop pléthorique, voici incontestablement l'album que je lui soumettrais en guise d'initiation.

MOONDAWN n'a pas l'âpre austérité d'IRRLICHT et CYBORG. Il ne pousse pas sur le même terreau cérébral que PICTURE MUSIC et ne développe pas un univers aussi déboussolant que BLACKDANCE. Son écoute se révèle donc infiniment plus séduisante grâce à des sonorités chaudes qui humanisent la musique de Klaus Schulze. Est-ce à dire que MOONDAWN n'a aucun intérêt ? Rien n'est moins sûr.

Il est considéré en Europe comme un des chefs d'oeuvre de la musique électronique. En France, il jouit d'une réputation infaillible. A Berlin, un critique musical influent qui avait ouvert un café s'en servait comme musique d'ambiance.

MOONDAWN bénéficie d'un son ample d'une richesse qui surpasse encore celle de TIMEWIND. Tout cela provient de la technique d'enregistrement-même : pour la première fois, Schulze utilise un 4 pistes, ce qui amenuise l'aspect quelque peu artisanal des précédents opus. La liste du matériel s'enrichit d'un Big Moog, le mastodonte des instruments électroniques dont Schulze venait de faire l'acquisition auprès de son compatriote Florian Fricke, le leader de Popol Vuh, qui s'en débarassait après en avoir exploré, selon lui, toutes les entrailles sur la BO de Aguirre, la colère de Dieu et sur son album studio, le classique IN THE GARDENS OF PHARAO. En entrant en possession de cet instrument devenu mythique, Schulze intégrait le cercle des privilégiés qui ont tenté de l'apprivoiser, même si le Big Moog a la réputation de n'être jamais totalement apprivoisable. Enfin, cet album voit le retour réussi d'une structure rythmique qui rappelle les premières amours de Schulze. Mais cette fois, MOONDAWN a fait appel au service d'un vrai batteur, le génial Harald Grosskopf, qui contribue largement au succès de l'album en 1976. On avait déjà entendu de fort belles percussions dans PICTURE MUSIC même si ces instruments ne sont mentionnés ni dans le livret d'origine ni dans la réédition de SPV. MOONDAWN multiplie, on le constate, les premières fois, ce qui en fait une étape importante dans la discographie de son auteur, un disque devenu culte, un des meilleurs des années 70.

MOONDAWN est composé de deux longues plages qui contrastent un peu à la manière de PICTURE MUSIC : le premier titre déploie une grande douceur alors que le second explore un territoire beaucoup plus rock. Floating commence de manière incongrue par la voix du pape entonnant une messe tandis que des scintillements parasites évoquent un univers liquide. Bientôt, par-dessus une nappe synthétique planante, débute une séquence "célèbre" que Schulze obtient en collant deux séries de quatre notes légèrement décalées dans le temps selon le principe bien connu du canon, un peu à la manière des notes décalées de la guitare basse de Roger Waters dans le génial One of these days de Pink Floyd. Par la seule magie de cette séquence ultra efficace, Floating transporte l'auditeur dans un univers agréable où règne un esprit easy listening avant la lettre. La facilité d'écoute de ce morceau ne s'apparente toutefois aucunement à quelconque forme de concession artistique. Il est bon de se laisser bercer par la poésie des sons électroniques et le jeu tout en nuances des percussions métronomiques de Harald Grosskopf. L'envoûtement est total. Un régal.

Mindphaser débute lui aussi de la plus douce et fluide des façons, par une nappe synthétique de toute beauté qui justifie à elle seule le qualificatif d'onirique que l'on prête habituellement à la musique électronique de cette époque, et en particulier à la Cosmic Music. L'impression sur l'auditeur est celle d'une invitation au voyage, une entrée en matière des plus relaxantes qui convoque avec elle des couleurs et images abstaites, me donnant la sensation de remonter le temps jusqu'aux origines de la création du monde, comme le merveilleux titre éponyme de Vangelis sur la BO de L'APOCALYPSE DES ANIMAUX. L'état d'apesanteur dure environ 10 minutes après lesquelles Klaus Schulze opère un revirement fulgurant, totalement imprévisible, qui convoque toute la panoplie des percussions et batteries, tandis qu'un son de clavier proche de celui de Mental door se met à rocker diablement au cours d'une improvisation dont le musicien allemand a le secret. Pour soutenir l'ensemble, s'impose une ligne d'orgue conférant au titre une solennité envoûtante.

Comme souvent dans l'oeuvre discographique de Schulze, l'ensemble baigne dans une intemporalité certaine qui défie les courants et les modes. Du grand art.



mardi 14 avril 2009

Klaus Schulze : le roi de la musique électronique (6)

TIMEWIND
(1975)
Brain & Virgin records



pochette de Urs Ammann
Klaus Schulze considère TIMEWIND comme son chef d'oeuvre. On ne peut taxer d'auto-suffisance un artiste qui porte la plupart du temps un regard sans concession sur ses disques. C'est ainsi que son précédent opus, BLACKDANCE, n'a pas du tout l'aval de son auteur qui le renie plus ou moins de sorte que, dans la double compilation ESSENTIAL (1972-...), supervisée par le maître lui-même, c'est le seul titre du CD 1 couvrant les années 70 qui manque à l'appel.
Aux USA, TIMEWIND est acclamé comme une pièce maîtresse de la musique électronique, mais il est vrai que dans ce pays ce fut longtemps le seul disque de Schulze disponible.
En France, l'académique Prix Charles Cros, qui couronne le meilleur disque de l'année et que l'on ne peut décemment pas soupçonner d'accointance avec l'univers de la musique électronique (c'est là un euphémisme), lui a attribué les honneurs suprêmes en cette année 1975.
Une telle unanimité pourrait effrayer l'auditeur prudent : quelle erreur ! TIMEWIND est l'apothéose de la musique électronique cosmique, oeuvre indépassable improvisée en une nuit (en tout cas c'est un mythe que l'auteur lui-même entretient et nous n'avons aucun motif d'en douter), un voyage interstellaire d'une amplitude ahurissante.
On peut se hasarder à considérer IRRLICHT, CYBORG et TIMEWIND comme les pièces d'une Trilogie cosmique dont l'impact émotionnel croît en même temps que Schulze enrichit ses appareillages électroniques, parenté entretenue par les superbes illustrations du peintre Urs Ammann qui magnifient les pochettes respectives de ces trois oeuvres dans un style visuel évidemment inspiré de Salvador Dali et qui collent parfaitement à ces musiques.
Composé de deux longues plages (une habitude chez Schulze), TIMEWIND réclame une disponibilité totale de l'auditeur s'il espère déguster les trésors qu'il renferme.
Le 1°titre, Bayreuth return, est l'une des expériences les plus fascinantes qu'il m'ait été donné de vivre sur le mode de la répétition. Avec une économie de moyen digne de Philip Glass, Klaus Schulze lance une séquence métallique de quatre notes dont il s'amuse ensuite à varier le rythme, en la ralentissant puis l'accélérant jusqu'à plonger l'auditeur dans une transe particulièrement efficace. Nul besoin ici d'étaler sa virtuosité; le minimalisme prévaut du début à la fin. Couvrant souvent la séquence pré-citée, des synthétiseurs étalent dans l'espace sonore leur mélodie aux consonnances vaguement orientalisantes. Il suffit, pour lier le tout, de faire souffler un vent des dunes qui promène sa fraîcheur par intermittences jusqu'à exploser comme une tornade dans les ultimes secondes du morceau, pour parfaire l'ambiance d'une plage puissamment hypnotique.
Le 2°titre, Wahnfried 1884, nous invite à un voyage autrement plus spectaculaire. Débutant par des cris d'agonie qui cisaillent l'espace sonore, il se poursuit par une plainte ample d'une intense expressivité que rien ne semble pouvoir apaiser. Au-delà de la douleur qui imprègne ce passage, ce qui frappe c'est l'amplitude de l'écran sonore qui ne laisse de place à aucun vide et procure une sensation de plénitude vertigineuse. Toutefois, cette première partie, aussi impressionnante soit-elle, ne laisse en rien présager le choc émotionnel qui suit. A partir de la 10°minute, l'interminable plainte synthétique se fige sur une note que Schulze maintient jusqu'à l'infini et sur laquelle le musicien, transpercé par la grâce, vient improviser une courte séquence qu'il fait varier d'une octave jusqu'à l'extase. Aucune autre musique électronique n'a soulevé chez moi une telle émotion, qu'il m'est si difficile de traduire en mots.
Parce que Schulze improvise, les premières minutes de ses compositions sont toujours un temps d'attente pour l'auditeur : le maître tâtonne, hésite, se tient au carrefour de toutes les possibilités qui s'offrent à lui. Cela donne de longues introductions qui participent du lent conditionnement de l'auditeur. Enfin, Schulze, guidé par sa géniale intuition, choisit une piste où l'entraîne son humeur du moment, piste qui s'avère très souvent la meilleure... C'est ainsi que le maître exerce sur moi son envoûtement progressif, presqu'imperceptible.
La contrepartie de cet état d'esprit, c'est que Schulze peine souvent à clôturer ses compositions, qu'elles s'interrompent brutalement ou par le biais d'une classique fondu au noir bien arbitraire : on a souvent l'impression en effet que c'est la limite de stockage des informations sonores propres au vinyl qui décide du moment où doit se terminer chaque morceau, sensation quelque peu frustrante s'il en est. Heureusement, il arrive quelquefois que Klaus Schulze trouve la fin adéquate. C'est le cas avec Wahnfried 1884 qui se clôt sur une tornade sonore dont je ne me suis jamais remis.
Les plaintes stridentes entendues au début du titre refont surface en emplissant l'écran sonore. Superposés à elles, Schulze envoie des échos de battements cardiaques qui affluent à la surface et dont le volume s'amplifie jusqu'à devenir obsédant. Encore une fois, le travail sur les sonorités est impressionnant. Le rythme cardiaque résonne sur un registre de basse d'une puissance phénoménale qui ne manque jamais de faire vibrer mes enceintes acoustiques. Puis, après un crescendo ahurissant, passé l'apothéose, le volume redescend lentement. Les sons de basse cardiaques ralentissent et se raréfient peu à peu jusqu'à vider l'espace sonore d'où affluent quelques ultimes échos. Je ne connais pas d'autres titres du maître dont la conclusion soit aussi cataclysmique. Une maîtrise sonore dont je ne me suis toujours pas remis.
Il est évident que TIMEWIND est un chef d'oeuvre de la musique cosmique, et pourtant, qui pourrait contester le fait que cet album est moins original que BLACKDANCE dont la beauté insolite me trouble autant sinon davantage ?