lundi 31 décembre 2007

Blade Runner love scene - nice, clean encode

Blade Runner : Rachel realizes her memories aren't hers.

Blade Runner - Deckard meets Rachael

Blade Runner - Deckard meets Rachael

Afin de compléter le billet que j'ai consacré à Blade Runner, je joins trois vidéos qui dévoilent admirablement ce que j'ai tenté de dépeindre concernant la relation étrange et bouleversante entre Deckard et Rachel.

dimanche 30 décembre 2007

mercredi 26 décembre 2007

Sean Young : inoubliable Rachel



Depuis la sortie du coffret 5DVD de Blade Runner, à l'occasion des fêtes de fin d'année, (quel magnifique cadeau de Ridley Scott aux fans qui n'espéraient plus une édition digne de ce chef d'oeuvre !), j'ai pu me plonger une énième fois encore dans cet univers d'une richesse inouïe dont les visions successives n'altèrent jamais le sidérant pouvoir de fascination hypnotique. Blade Runner est sans conteste un sommet de la science fiction, au même titre que 2001, a space odyssée. C'est le film le plus génialement décoré que je connaisse, un émerveillement visuel sans précédent (à l'exception du film de Stanley Kubrick évidemment). Pour recréer des univers virtuels que ce soit l'espace claustrophobique d'Alien, le Los Angeles 2020 de Blade Runner, ou la forêt enchantée, digne d'un film de Jean Cocteau, de Legend, aucun cinéaste n'égale le regard visionnaire de Ridley Scott, son génie du détail poussé à son plus haut degré d'expressivité.

Sa beauté, Blade Runner la doit aussi à ses personnages, véritable galerie vivante qui vaut par ses contrastes et sa diversité.
Il y a certes JF Sébastien, le génie de la bio-mécanique, le solitaire qui se fabrique pour compagnie, dans l'immeuble désaffecté qu'il habite, ses automates bigarrés, ses "toys" aux allures de peluches ou de marionnettes rigolotes, et qui transforment son appartement en un espace magique droit sorti d'un rêve enfantin.
Il y a aussi Pris et Roy, les deux réplicants (comprenez humains artificiels fabriqués à base de cellules synthétiques) traqués qui, avant de mourir, rêvent de rencontrer leur créateur dans l'espoir qu'il rallonge leur espérance de vie. Daryl Hannah et Rutger Hauer leur prêtent leur charisme et leur sensibilité à fleur de peau.
Mais je voudrais cette fois jeter une loupe sur le personnage le plus fascinant du film, celui dont la problématique est de loin la plus vertigineuse, la plus bouleversante, la plus tragique : j'ai nommé Rachel. Sa première apparition, dès les dix premières minutes du film (voir image ci-dessus), nous montre une femme brune extrêmement sophistiquée, limite glaçante, tout à fait emblématique de toutes ces actrices ayant incarné la femme fatale du Film Noir dont elle serait la quintessence. Mais très vite, après que Rick Deckard, le flic joué par Harrison Ford, lui a fait passer le test de Voyd-Kampft, nous est révélé par Tyrel, le créateur des réplicants, le secret de Rachel : elle n'est pas humaine, et elle l'ignore. Contrairement aux autres réplicants, elle est un prototype, un essai pour rendre les réplicants plus humains que les humains. Et à ce titre, son créateur (Tyrel) lui a implanté une mémoire artificielle lui inventant une généalogie fictive.

A la suite du test de Voyd Kampf, Rachel est prise de doutes concernant son identité. Elle ne veut pas croire qu'elle soit un réplicant et se rend chez Rick Deckard parce qu'il est le seul, en tant que Blade Runner (flic chargé d'éliminer les 6 réplicants rebelles qui se sont évadés des colonies de l'espace pour venir se mêler à la foule terrienne de Los Angeles) à avoir accès à son éventuel dossier relatant les dates de sa fabrication et de sa mise en service. Cette séquence bouleversante évolue en deux temps : tout d'abord, Rachel vient soutirer des informations à Rick Deckard; en même temps, la vérité qu'elle commence à entrevoir sur son compte est si intolérable qu'elle s'empresse de démentir Deckard en lui opposant une photo de famille qui la montre petite fille au côté de sa mère. Le flic, qui a lu son dossier (preuve qu'elle est une réplicante), lui raconte un souvenir lié à un épisode de son enfance qu'elle est censée avoir vécu avec un ancien ami. A l'évocation de cette réminiscence enfouie au coeur de sa mémoire, Rachel est émue jusqu'aux larmes. Deckard, alors, s'empresse d'abattre ses dernières résistances en lui affirmant que ce ne sont pas ses propres souvenirs, contrairement à ce qu'elle croit, que ce sont sans doute ceux de la nièce de Tyrel qu'on lui aurait implantés en guise de mémoire artificielle. Existe-t-il révélation plus cruelle que celle-ci ? Découvrir qu'on n'a pas eu d'enfance, qu'on n'a jamais été enfant, qu'on n'a jamais eu de mère, qu'on est une machine à l'effigie humaine qui n'a tout au plus que quatre ans d'existence ?


C'est cet aspect du personnage de Rachel qui rend l'histoire d'amour de Blade Runner si poignante. Deckard, flic désabusé condamné aux pires besognes (tuer), homme complètement détruit dans son humanité, redécouvre l'amour et la compassion au contact d'une femme réplicante (non humaine) qui ignorait tout des sentiments humains avant cette rencontre. Dans la séquence qui suit celle du meurtre de Léon, quand Rachel trouve refuge chez Deckard à qui elle vient de sauver la vie, la jeune femme ne comprend pas les marques d'attention de l'homme qui la rejoint au piano. D'ailleurs, elle se demande si elle a vraiment appris à jouer du piano quand elle était petite ou si on lui a implanté les souvenirs des leçons qu'aurait suivies la nièce de Tyrel.

Et survient alors le moment magnifique où Rachel, cadrée en gros plan, dénoue les attaches qui retiennent sa chevelure et la laisse se déployer autour de son visage. C'est en apprenant qu'elle n'est pas humaine qu'elle ose enfin se libérer de la femme guindée qu'elle était jusqu'alors...
...et commence à s'abandonner à la douceur d'être femme, à la tendresse de l'homme qui s'émeut à l'écouter jouer au piano.


Il est fort dommage que, pour des raisons de durée sans doute, le film ne se soit pas risqué à développer la relation ente Deckard et Rachel. Il eût été si passionnant de suivre la lente remontée des émotions refoulées du détective ainsi que l'acceptation progressive de ses sentiments par la jeune réplicante, son combat contre sa mémoire fictive, sa pemière naissance à la vie en sorte.


Si Blade Runner avait défendu ses personnages avec la même ardeur que la reconstitution de son Los Angeles futuriste, alors c'eût probablement été selon moi le meilleut film de tous les temps. En l'état actuel, ça n'est qu'un chef d'oeuvre : après tout, ce statut n'est pas offert à tous.
Un dernier point (qui n'engage pas que moi) : a-t-on suffisamment loué la rare beauté de Sean Young, interprête de Rachel, dans ce qui fut son premier rôle à l'écran ?

mercredi 19 décembre 2007

Kate Bush : la fée ensorceleuse (2°partie)

Lionheart (1978, EMI)



La même année, sort ce Lionheart, qui prouve l'important matériau dont disposait Kate Bush dans ses tiroirs. L'auditeur, déjà familiarisé avec l'album précédent (The kick inside), se coule à nouveau dans un écrin sonore soyeux tissé par une équipe de musiciens parmi lesquels on reconnaît Stuart Elliott (drums), Ian Bairnson (electric guitar) et Andrew Powell (harmonium) non seulement pour leur participation à The kick inside mais aussi à tous les albums d'Alan Parsons Project de cette époque, autre groupe anglais créateur d'une pop sophistiquée où règne le bon goût et le beau son. Parmi les nouveautés, la chanteuse est mentionnée à plusieurs reprises au piano, instrument qu'elle pratique depuis l'enfance et avec lequel elle doit probablement composer ses chansons. D'ailleurs, elle ne cachera pas, plus tard, au moment de la sortie de son album Sensual world (1989), au cours d'un des rares longs entretiens filmés qu'elle ait accordés, son admiration pour un-chanteur-pop-qui-jouait-du-piano-debout : l'indétronnable Elton John, l'artiste à l'origine de sa passion pour le piano. Autrement dit, les sonorités s'inscrivent dans une parfaite continuité. C'est à la fois la qualité de cet album et sa limite.


L'inspiration irrégulière de la diva aboutit à une oeuvre plutôt moyenne que compensent des textes assez bien écrits. Déjà, s'affirme l'originalité d'une écriture qui traîte chaque titre comme s'il s'agissait d'une nouvelle (In search of Peter Pan, Wow, Don't push your foot on the heartbrake...). Au chant, Kate Bush confirme son sens théâtral en se montrant capable d'une immense douceur (Lionheart : sa déclaration d'amour à sa terre natale), d'une sensualité capiteuse (In the warm room), devenant même, le temps d'un Coffee Homeground une sorte de Madame Loyale tout droit sortie d'un cirque. Pour ma part, le meilleur du disque me semble réuni dans les quatre dernières plages, très agréables et séduisantes en raison du léger grain de folie qui y affleure : In the warm room, Kashka from Baghdad, Coffee Homeground et Hammer Horror. Dans ce dernier titre, elle rend un hommage sympathique aux mythiques studios anglais, spécialistes des films d'horreur, ayant redoré le blason des figures légendaires de Frankestein, Dracula et autre Momie du septième art et qui employaient autant d'artistes aux noms prestigieux : Terence Fisher, Peter Cushing, Christopher Lee, Roy Ward Baker... Pour le reste, la voix haut perchée, mixée très en avant, de la chanteuse fait une fois de plus merveille.

Live at Hammersmith Odeon (1979)


The kick inside et Lionheart seront suivis d'un concert exceptionnel au fameux Hammersmith Odeon de Londres (rappelez-vous la séquence au suspens fabuleux de "L'homme qui en savait trop" d'Alfred Hitchcock où l'on voyait James Stewart tenter d'empêcher un attentat au cours d'un concert dirigé par Bernard Hermann lui-même). Un film de ce spectacle unique, autrefois édité par EMI qui avait sorti une cassette VHS (mais toujours pas réédité en DVD malheureusement), révèle le talent protéiforme d'une chanteuse qui ne se contente pas de danser ni de mettre en scène chaque titre, mais se lance aussi dans le mime (voir le moment fabuleux où Kate Bush, à l'occasion de la chanson James and the cold gun, coiffée d'un chapeau de cow boy et munie d'une carabine, tire sur tous les mâles qui osent la défier, tout en parodiant la violence graphique des westerns de Sergio Leone). Réunissant des danseurs professionnels, elle offre à un public conquis des chorégraphies délirantes. Certes, nous connaissons les concerts grandioses de Madonna, mais quelles étaient, en 1979, à part Kate Bush, les autres artistes féminines, dans le monde de la pop, à posséder un talent et une audace suffisants pour monter un tel spectacle ? Il n'y en avait point, justement. C'est pourquoi Kate Bush peut être considérée, du point de vue scénique uniquement, comme la précurseur des Madonna et autre Mylène Farmer. Je crois utile de préciser toutefois que ces deux dernières artistes ne sont pour moi en aucun cas des références, leurs chansons me laissant plutôt indifférent.


Il n'existe aucun autre concert filmé de la diva, pour la simple raison qu'elle ne remontera jamais sur scène. A-t-elle été déçue par cette expérience ? La suite de sa carrière nous apportera peut-être un élément d'explication, dès son prochain album en fait, le bien nommé Never for ever.

Never for ever (1980, EMI)


lundi 17 décembre 2007

Kate Bush : la fée ensorceleuse



Mon ami Alexandre savait ma passion pour les voix féminines, aussi lui parut-il approprié de me faire découvrir la chanteuse anglaise Kate Bush dont je ne connaissais, je dois l'admettre, que le tube planétaire Wuthering Heights. Il lui a suffi de me faire écouter quelques titres issus de ses albums Hounds of love et Sensual world pour que je me retrouve sous l'emprise d'une pulsion soudaine d'explorer son univers musical d'une richesse inouïe. A l'instant où j'écris ces lignes, près de quinze ans se sont écoulés, et je ne me suis toujours pas remis de cette passionnante découverte.


Il me paraît naturel, et légitime, à mon tour, de vous inviter à l'exploration d'une oeuvre fascinante, déroutante, complexe, convulsive, l'oeuvre d'une artiste d'exception dont le talent se mesure à la discrétion. A ceux qui lui reprochent sa froideur, sa distance, sous prétexte qu'elle n'a jamais joué de sa célébrité, protégeant sa vie privée avec la même efficacité que notre meilleur actrice hexagonale Isabelle Hupper, et qu'elle accorde fort peu d'entretiens à la presse spécialisée, elle a toujours répondu que seule la musique l'occupait à plein temps, et que c'est la seule chose sur laquelle elle veuille bien être jugée. Avec les années, l'espace entre ses différents disques s'est allongé d'une manière qui oblige ses inconditionnels, dont je fais partie, à une patience soumise à rude épreuve. Il me vient une comparaison à l'instant : par sa discrétion, par son perfectionnisme, par la rareté de plus en plus marquée de ses productions, la carrière de Kate Bush entretient quelques rapport avec celle du cinéaste Stanley Kubrick.


Je vous propose un parcours de sa discographie en espérant que cela vous donnera, dans le cas où vous ne la connaîtriez pas, l'impulsion de plonger dans son univers créatif débridé.


Les débuts de Kate Bush sont bien connus à présent. Nous ne remercierons jamais assez David Gilmour, le guitariste et chanteur sensible de Pink Floyd, d'avoir envoyé au label EMI une cassette de démos enregistrées par la demoiselle, qui n'avait alors que dix-sept ans. A l'écoute de ses balbutiements, le patron de la boîte, conquis, lui a fait signer le contrat tant convoité. Et c'est ainsi qu'a pu paraître son premier disque :


The kick inside (1978) -EMI-
***

Soyons honnête : si cet album demeure prometteur, en revanche, rien ne permet à l'auditeur de pressentir l'énorme potentiel de la diva. Tout, de l'orchestration à la production, date un peu. Les compositions, toutes signées de Kate Bush (cela force le respect, surtout à dix-sept ans), sont intéressantes car déjà s'y profile un talent en formation : limpidité des mélodies. Mais l'album entier souffre de ce qui aurait pu inhiber la chanteuse pour le restant de ses jours. En effet, s'y cache, parmi les treize titres qui le composent, une chanson incroyable, un tube instantané, d'une beauté convulsive rare, une composition exceptionnelle : j'ai nommé l'inoubliable Wuthering Heights où la belle Kate s'inscrit sous les auspices romantiques d'Emily Brönté. En quatre minutes tendues à l'extrême, c'est un torrent d'émotions violentes qui nous submerge (l'auteur du roman eût adoré). Kate s'identifie à l'héroïne Cathy en qui elle a trouvé un modèle, une soeur jumelle qui exprime toute la folie qui l'habite. Imaginons les auditeurs qui entendirent pour la première fois le chant halluciné de K Bush : quelle claque ! que de virtuosité ! une voix à nulle autre pareille dans le domaine de la pop, très haut perchée, couvrant plusieurs octaves avec une maîtrise confondante. Il m'arrive pour ma part de comparer cette voix avec celle des chanteuses de la pop indienne, ces voix sucrées extrêmement féminines, suaves, enfantines.
Wuthering Heights
le premier couplet :
Out on the wiley, windy moors
We'd roll and fall in green
You had a temper like my jealousy
Too hot too greedy
How could you leave me ?
When i needed you to possess you
I hated you i love you too
le refrain :
Heathcliff it's me, Cathy come home
I'm so cold, let me in-a-your window
Il était évident que les autres compositions feraient un peu triste figure aux côtés de celle-ci. C'est du moins l'impression que confirme la face A du vinyl. Dans la face B, il serait dommage de passer à côté de quelques délicieuses compositions, notamment l'irrésistible Room for the life que, pour ma part, j'ai tendance à préférer au trop connu (victime de son succès) Wuthering Heights. Peut-on rester insensible aussi à un Feel it chanté avec une suavité confondante, à un mélodieux Oh to be in love. Ce qui me frappe dans cet album, c'est l'harmonie de ses compositions que Kate Bush exécute avec une fermeté étonnante pour son âge.

Lionheart (1978) -EMI-

**






vendredi 14 décembre 2007

Le lecteur solitaire


Ce film de James Ivory figure parmi mes préférés; je ne suis pas loin de penser qu'il s'agit de son oeuvre la plus aboutie, même si j'avoue ne pas connaître les films de sa période indienne, ni les plus connus Maurice et Retour à Howards end.
Existe-t-il meilleur peintre de l'esprit britannique, à cheval entre le 19° et le 20°siècle, que ce cinéaste ? Et pourtant, James Ivory, malgré ce que l'on peut penser à tort, est américain. Le roman Remains of the day (Les vestiges du jour) plonge au coeur de la domesticité anglaise, dans le château de Lord Darlington où règne le Majordome Stevens. L'histoire couvre une période qui s'étend des années 30 aux années 50, abordant avec beaucoup de finesse l'ambiguïté qu'a entretenue une certaine aristocratie britannique avec le régime allemand d'Hitler. Cette oeuvre riche, scrutant avec acuité le non engagement d'un majordome tout entier dévoué à son maître, jusque dans ses zones les plus obscures, est un formidable portrait ainsi qu'une histoire d'amour bouleversante car corsetée et empêchée par les impératifs de la bienséance.
Au cinéma, Anthony Hopkins (au sommet de son art comme Sean Connery à l'époque du Nom de la Rose) prête ses traits à ce majordome verrouillé par l'abnégation à laquelle le lie sa fonction auprès de son maître. Le film ausculte le rituel ahurissant auquel doivent se soumettre les domestiques condamnés à la perfection absolue. Cela donne l'occasion à James Ivory d'orchestrer un ballet savant que rythme le vertige du soin maniaque apporté au service de table. Les déplacements occasionnés par toutes les taches à accomplir dans le château finissent par leurs répétitions à donner une certaine idée de l'enfer, ou du moins du purgatoire.
La force de l'histoire est décuplée par le rapport fascinant qu'entretiennent le majordome Stevens et miss Kenton (sublime Emma Thompson), la gouvernante qu'il a engagée à Darlington Hall. Il apparaît très vite que la rivalité entre les deux se double d'une estime réciproque qui se mue peu à peu en sentiment amoureux. Mais la respectabilité à laquelle est enchaîné le personnage d'Anthony Hopkins l'a statufié au point que l'expression de ses sentiments est devenue impossible. C'est la qualité exceptionnelle de l'écriture qui permet à l'histoire d'amour d'exister sans qu'elle soit jamais matérialisée à l'écran. C'est une romance sans déclaration, sans l'abandon habituel des gestes tendres. C'est comme si le sentiment entre Stevens et miss Kenton ne dépassait pas le stade de l'inconscient.
Il est pourtant une scène, magnifique, qui agit comme un véritable aveu, un lapsus.
Dans l'un de ses rares moments de repos quotidien, le majordome Stevens s'isole dans un boudoir. Miss Kenton s'y rend sans savoir qu'il s'y trouvait, et le surprend près d'une fenêtre, en train de lire un roman. Cette révélation a valeur d'événement dans la vie réglée du majordome qui jamais ne s'abandonne à la futilité des sentiments. L'interprétation d'Hopkins atteint le sublime : l'arrivée de miss Kenton provoque un mouvement de fermeture du personnage qui plaque le livre contre sa poitrine comme s'il s'agissait d'un péché. Emma Thompson exprime avec une verve pétillante toute la malice de son personnage. Il s'agit pour elle d'obtenir du majordome le titre du livre dont il vient de dissimuler la couverture contre son coeur. Comme il s'entête dans son mutisme gêné, elle insiste à la manière d'un enfant qui aurait surpris en faute un autre enfant. Le ton se fait chez elle faussement anodin. Tout en suggérant qu'il puisse s'agir d'un "livre leste" (appréciez l'euphémisme), elle s'approche de lui selon un déplacement louvoyant qui dénote une tactique imparable, tandis que lui se retrouve totalement emprunté, acculé contre un rideau, plus impénétrable que jamais. Pendant son approche, il la fixe du regard. Elle est obligée de lui arracher l'ouvrage des mains jusqu'à ce que la révélation ait lieu. Celle-ci se fait en deux temps : d'abord, miss Kenton s'écrie : "Ô Seigneur..."¨Puis : "Ca n'a rien de scandaleux, c'est un roman d'amour, l'un de ces romans à l'eau de rose". La force de cette scène réside dans le décalage entre la violence de ce qui apparaît de la part de miss Kenton comme une tentative de viol et la banalité de l'objet du délit que cherchait à censurer le majordome. Ce dernier, d'ailleurs, pour tenter de reprendre le dessus, croit utile de rappeler : "J'aime ce genre de livre, j'aime tous les livres, ils me servent à enrichir mon vocabulaire, à me former..." Il est évident qu'une telle justification, loin de nous convaincre, exacerbe une facette du personnage qu'il s'efforce de garder secrète. Stevens a totalement banni les sentiments de sa vie réglée comme un métronome, et la lecture des romans à l'eau de rose devient son seul exutoire, la seule catharsis d'un homme privé d'amour. Cette scène comporte donc deux tonalités qui s'enrichissent l'une l'autre : d'une part ce qui se joue ici entre les deux personnages est du domaine de l'enfance avec sa cruauté intrinsèque, d'autre part, l'insistance de miss Kenton à arracher le secret du majordome agit comme un viol. La coexistence d'un tel paradoxe conduit au vertige.
Je commence à croire qu'un des critères qui me fasse juger l'importance d'un film est l'existence ou non d'une scène puissante comme celle-ci où l'interprétation n'a d'égale que la rigueur d'une mise en scène au service des sentiments qui la transpercent.

samedi 8 décembre 2007

L'Australie : ce territoire ancestral, terreur de l'homme blanc


Depuis que la fille d'un ami est partie en Australie à la fois pour y travailler six mois durant et pour explorer son mystérieux territoire, je me prends à regretter infiniment le grand cinéma fantastique australien des années 70.

En littérature, l'Occident est tributaire du Royaume-Uni dans sa conception du genre fantastique, tandis que les USA nous ont contaminés dans notre perception du genre à travers leurs films. Entrer dans le cinéma fantastique australien, c'est accepter de découvrir un territoire vierge que n'a jamais réussi à aliéner le Christianisme. Vous n'y retrouverez pas les thèmes habituels à la culture anglo-saxonne : les fantômes, les morts-vivants, les monstres et les maisons hantées y sont proscrits. Ces films ignorent superbement le combat du Bien et du Mal, même si la notion de culpabilité les travaille souterrainement.

Pour comprendre le Fantastique australien, il ne faut jamais perdre de vue la culpabilité intrinsèque de l'homme blanc colonisateur. Fier de sa supériorité morale et culturelle, ce dernier a décimé les tribus primitives qui vivaient dans les territoires du Rêve depuis des millénaires. Ce génocide fait écho à un autre génocide, planifié lui aussi par l'homme blanc, sur le continent américain. Dans l'histoire des deux pays, une égale incompréhension de l'homme occidental à ce point persuadé du progrès humain à l'oeuvre dans son modèle social qu'il ne peut concevoir que les hommes primitifs puissent ne pas l'adopter, eux qui vivent dans l'ignorance et la barbarie. Je refuse de faire ici de la politique, mais cette prétendue supériorité de l'homme blanc me révulse. L'Occident a fait preuve d'une invention inouïe pour créer un monde factice qu'il puisse contrôler à son humeur. Mais il a oublié ses origines, il s'est détourné de son rapport à la Terre Nourricière, il a oublié qu'il n'était qu'un maillon dans la chaîne de la Vie, et que l'état de Nature lui préexistant n'avait pas besoin de lui pour vivre.

Voilà la réflexion qui sous-tend les films fantastiques australiens des années 70, sans que celle-ci prenne pour autant le pas sur leur récit. Dans le regard des artistes de cette époque, le territoire australien apparaît dans sa magnificence la plus élémentaire, au croisement de la fascination et de l'inquiétude.

Trois films majeurs s'inscrivent dans ce courant fantastique secrété par le paysage : Picnic at Hanging Rock, The last wave et Long week-end, respectivement sortis dans les salles françaises en 1975, 1977 et 1979

On y retrouve à son zénith la confrontation de la civilisation occidentale chrétienne et de l'état de nature primitif. Ce qu'ils montrent de la société de l'homme blanc est évolutif : en effet, en 1900, la société empreinte de puritanisme victorien apparaît dans Picnic at Hanging Rock comme déjà coupée de ses origines, même si le cheval reste encore un moyen de transport des plus naturels. L'ameublement intérieur du pensionnat de Miss Appleyard, totalement asphyxiant et rythmé par le mouvement métronomique des horloges, et la prédominance étouffante des toilettes, exacerbent la rigueur morale d'une pensée chrétienne repliée sur elle-même. La frustration engendrée sur les esprits aboutit à une négation du corps. Mademoiselle de Poitiers, professeur de Français dans l'établissement de Miss Appleyard, bien que prisonnière de cette société rigide, apparaît comme la moins coupée de la dimension physique. N'est-elle pas la seule à se montrer sensible à la beauté de Miranda à laquelle la renvoie la Vénus de Botticcelli ? La prof de maths, quant à elle, reste bloquée dans l'univers de l'abstraction pure (elle feuillette un livre de géométrie).






Picnic at Hanging Rock, de Peter Weir (1975)


The last wave se déroule au coeur des années 70, à Sydney, mégapole où se dressent des tours de verre. L'homme occidental a oublié l'existence en Australie d'un territoire vierge. Loin de partir en pique-nique sur un site géologique, comme dans Picnic..., il se contente de profiter d'une nature qu'il a domptée au profit des espaces calibrés de son jardin. L'avocat interprété par Richard Chamberlain, joue au tennis dans son propre jardin, tandis que sa femme sirote un verre sous un parasol.

The last wave, de Peter Weir (1977)

Long week-end se gausse, quant à lui, de l'homme moderne qui, ne supportant plus le monde de la cité, générateur de stress, croit retrouver un rapport perdu à la nature dans ses excursions du week-end hors de la ville.


Dans ces trois films, un événement se produit qui va peu à peu fissurer l'ordonnancement trop lisse de ce monde pétri de certitudes : un groupe d'écolières disparaît lors du Pique-nique à Hanging Rock, l'avocat de The last wave est appelé sur une affaire de meurtre tribal survenu dans la ville, parmi des aborigènes. Au fil de son enquête, il va découvrir un secret lié à son enfance qui détruira ses certitudes et l'ouvrira au Temps du Rêve cher aux aborigènes. Au cours de leur camping sur une plage sauvage, le couple de Long week-end va sentir peu à peu l'environnement naturel, à la rencontre duquel ils sont pourtant allés, devenir menaçant au point de raviver leurs dissensions internes qu'ils avaient pensé éradiquer en fuyant le monde citadin.

Long week-end, de Colin Eggleston (1979)
La grande force de ce cinéma australien réside dans le refus d'un récit clos sur lui-même. Ces trois films sont conformes à la définition du genre fantastique par Tzvetan Todorov. Après une première partie consacrée à la description d'un monde rationnel, tout le talent des réalisateurs consiste à déranger la quiétude du spectateur en l'amenant à douter du bien fondé du monde dans lequel il croit vivre en harmonie, jusqu'à soulever une infinité de questions qui se prolongent bien après la vision du film. L'angoisse ne naît pas d'un événement surnaturel extérieur à l'homme, mais bien plutôt d'une remise en cause du monde occidental que l'homme blanc a voulu si rassurant. C'est comme si, dans les trois films qui nous intéressent ici, l'intervention de l'inexpliqué (qui grignote peu à peu l'espace des personnages) ne se produisait que pour mettre en garde l'humanité ou la punir de s'être à tort détournée d'une réalité immanente à sa nature primitive.

Dans Picnic at Hanging Rock, le lieu du pique-nique présenté comme une étrangeté géologique renvoie la civilisation chrétienne à tout ce qu'elle avait refoulé. Le motif des bas que retirent les écolières, malgré l'interdit qui pèse sur elles, ne doit pas tant se lire comme un symbole érotique que comme synecdoque d'une société artificielle qui retournerait à l'état primitif. D'ailleurs, à ce titre, la disparition des jeunes filles devient une évidence : en s'ouvrant au monde des origines, elles accèdent à une réalité qui demeure invisible aux yeux d'autrui. Edith ne disparaît pas car c'est la seule qui, lors de l'exploration du rocher, demeure insensible à son pouvoir chamanique. N'est-ce pas elle aussi qui est choquée par les pieds nus de ses camarades après qu'elles ont enlevé leurs souliers ? Edith est trop submergée par les interdits chrétiens pour décrypter les ondes subliminales que lui adresse le rocher en guise d'appel. Hanging Rock est un site volcanique et, à ce titre, les ondes telluriques qu'il génère, comme lors d'une éruption, lui font recracher sa lave. C'est pourquoi la disparition des écolières, sacrifiées sur l'autel de leur virginité (le rapprochement entre ce film et le Virgin suicides de Sofia Coppola est judicieuse), provoque une série de secousses sismiques qui rejaillissent sur le garant de l'ordre social et moral, autrement dit l'établissement chic tenu par Miss Appleyard.
Picnic at Hanging Rock, de Peter Weir, (1975)


La prémonition de la vague qui conclut The last wave sur une conception cyclique du Temps conduit l'avocat à l'orée d'un monde avec lequel il avait perdu tout lien. Mais que faire à présent de cette réalité supérieure qu'il vient de réintégrer ? Comment pourra-t-il continuer à vivre la vie citadine de l'homme moderne qu'il était devenu ?


On aurait tort de confondre The birds d'Alfred Hitchcock et Long week-end de Colin Eggleston. Malgré les similitudes de leur thématique (la vengeance des animaux contre le prédateur humain), les deux films ne sont en rien comparables. L'oeuvre d'Hitchcock est le modèle définitif du film d'horreur, à ce titre indépassable. Long week-end, malgré les apparences, est une oeuvre infiniment plus subtile que The birds. Colin Eggleston, inspiré d'une façon miraculeuse, qu'il ne retrouvera jamais plus par la suite, déploie une mise en scène du paysage absolument époustouflante. La maîtrise du récit, que l'on doit au scénariste australien Everett de Roche (auteur entre autres d'Harlequin), crée une tension qu'un crescendo admirable conduit jusqu'à l'insoutenable. Là ou Hitchcock agresse avec ses images tétanisantes d'oiseaux attaquant les humains, Eggleston préfère une tension intérieure et parvient à réduire à une seule scène l'agression d'un humain par un aigle. En revanche, c'est la perception de l'espace naturel par le couple protagoniste, englué dans ses conflits internes, qui occupe le cinéaste. La nature semble se liguer autour de l'homme et de la femme venus faire du camping sauvage : c'est le harpon qui se plante inexplicablement dans le tronc d'arbre, c'est le cri de l'éléphant de mer qui évoque celui d'un enfant à l'agonie et renvoie la femme à sa culpabilité depuis son avortement, c'est cette fourgonnette qui se retrouve sans raison apparente noyée dans la mer, c'est ce poulet qui a moisi dans le congélateur portable...
Long week-end, de Colin Eggleston (1979)
Ce ne sont à chaque fois que des micro incidents, mais leur accumulation débouche à la fin sur une réelle terreur. Les vingt dernière minutes de ce film sont les plus angoissantes qu'il m'ait été donné de voir au cinéma. La séquence où l'homme, après le départ imprévu de sa femme, se retrouvant seul avec son chien, essaie pendant la nuit fraîche de se réchauffer autour d'un feu de camp est un modèle du fantastique à l'australienne. Il fait nuit, alors l'espace du plan est réduit à l'homme qu'éclaire le feu nocturne. Et il y a les bruits alentour, les bruits de la nuit (craquements des branches, claquement d'ailes d'oiseaux de nuit qui laissent tomber du ciel une chaussure de femme...). L'absence de musique et de dialogue décuple la perception auditive de ces bruits. On pense alors à Maupassant, à ses meilleures nouvelles (comme L'auberge) décrivant la peur viscérale de l'homme confronté à l'inconnu. Est-ce bien la révolte de la nature contre l'humain ? Pas si simple, et c'est sous estimer le cinéma fantastique australien. Car, au-delà du schéma manichéen de la victime qui se retourne contre son bourreau, ce qui choque le plus dans Long week-end, c'est la violence que l'homme s'inflige à lui-même. Le film ausculte avec une lucidité hargneuse la réalité d'un couple qui se déchire et ne sait plus, malgré ses tentatives, renouer le contact. S'il est un film qui illustre avec une réelle puissance la célèbre phrase de Bergson : "L'homme est un loup pour l'homme", c'est bien Long week-end, oeuvre injustement méconnue, qui mériterait une sortie DVD en France. A quand cette réhabilitation ?

Long week-end, de Colin Eggleston (1979)

dimanche 2 décembre 2007

Lumineux regrets en commande

Pour la sortie de mon recueil Lumineux regrets aux Miroirs du Sud, mon éditrice me demande de lui indiquer le nombre d'exemplaires à imprimer.
Je passe donc commande auprès de vous. Si vous êtes intéressé(e), n'hésitez pas à me le faire savoir. Le livre sera en vente bientôt sur le site internet de l'éditrice : www.miroirsdusud.com

Je vous souhaite un dimanche tranquille. Restez à l'écoute de vous-même.

samedi 1 décembre 2007

Proposition de maquette pour couverture de livre

Pour la parution prochaine de mon recueil de nouvelles Lumineux regrets, on me propose plusieurs maquettes de couverture. Les voici :

C'est vers la première ci-dessous que va ma préférence. Mais j'attends l'accord des photographes qui en sont les auteurs. J'espère qu'ils accepteront le projet, sachant que leurs noms figureront sur la couverture, me promet mon éditrice.




La seconde me convainc beaucoup moins, et pourtant c'est ce genre d'image que je visualisais au départ dans ma tête.

La troisième me plaît énormément, et concurrence la première dans mes préférences.


Et vous, qu'en pensez-vous ?

lundi 26 novembre 2007

Sagesse de l'enfance


Dans mon métier, l'enseignant est souvent déçu du décalage entre ce qu'il croit avoir inculqué à ses élèves et la réalité du travail qu'ils lui rendent.

Qu'est-ce qui me motive à continuer ? Tout d'abord, j'aime transmettre les lois du langage. C'est par le langage que mes pré-adolescents, et mes adolescents, vont se construire une image de la société qui les entoure et qu'ils s'apprêtent à introniser. C'est par le langage qu'ils pourront plus tard se forger une identité, et, je l'espère, une conscience. C'est par le langage enfin qu'ils se prémuniront contre les charlatans qui veulent leur faire passer des vessies pour des lanternes. Notre société fait une piètre démonstration du langage, elle l'a appauvri par son goût de l'hyperbole. Mais quelle que soit la société que nous construisons pour l'avenir, le pouvoir appartiendra toujours à ceux qui maîtrisent le langage, que ce soit pour défendre les droits humains ou pour asservir les citoyens par de creux discours habilement maquillés en énoncés qui font sens.


Mais ce n'est pas un discours philosophique que je veux exprimer ce soir. Dans mon métier, parfois surgit une perle de la grisaille quotidienne, un instant d'émotion qui vous étreint pour le restant de la journée, parfois du mois. Ca peut être le regard pétillant d'intelligence d'un enfant qui découvre les beautés cachées d'un texte, ou alors une parole lumineuse lâchée dans la masse des vacuités habituelles.


Je voudrais vous parler de Justine, une jeune fille à présent, qui termine sa dernière année au collège. Depuis son arrivée en sixième, ses résultats culminent dans l'excellence, et ce sans jamais qu'elle se départisse d'une réserve naturelle où je lis surtout une forme d'humilité rare. Il y a environ trois ans, en sixième justement, je faisais étudier à sa classe l'Odyssée d'Homère. Une présentation des dieux de l'Olympe a naturellement entraîné une interrogation sur l'immortalité que beaucoup parmi mes élèves enviaient. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous devons tous mourir un jour. C'était la première fois que des élèves m'entraînaient, à la suite d'une lecture d'Homère, sur ce sujet hautement philosophique. Je n'ai pas censuré le débat qui s'ensuivit. Tous voulaient me confier ce qu'ils feraient si on leur offrait l'immortalité. Je n'ai rien retenu de leurs confidences, pour le moins banales, mais je crois que j'ai gravé dans ma mémoire, d'une pierre dorée, la confidence de Justine, qu'elle a simplement formulée de sa voix douce et égale. Devant ses camarades médusés, ou qui ne pouvaient accéder au sens profond de son intervention orale, elle a glissé ces paroles inoubliables que je résume en les réinterprétant :


"Moi, je ne voudrais pas être immortelle. Quand on est mortel, on apprécie mieux la vie."


Il n'y a rien à ajouter, seulement rappeler que la vérité qu'elle venait d'énoncer, certaines personnes n'y accèdent que tard dans leur vie, et parfois même jamais. Quelle leçon d'humanité !


Merci Justine pour ta sagesse. Elle est un enseignement pour moi.

dimanche 25 novembre 2007

Sortie en catimini d'une oeuvre intime


Dans la masse des sorties DVD, se glissent parfois des oeuvres rares et méconnues. C'est ainsi que vient de paraître Mère et fils d'Alexander Sokourov.

Ce cinéaste russe est peut-être le plus important depuis Andrei Tarkovski. Pourtant, ses films bénéficient en France d'une sortie à peine confidentielle. C'est ainsi que circulèrent en 1997 trois copies seulement du sublime Mère et fils. Seule la presse spécialisée s'intéresse à son oeuvre, et encore pas n'importe laquelle : uniquement celle qui défend tous les cinémas, jamais celle qui a troqué sa fonction de découvreur de futurs talents au profit de celle de publiciste à la solde des films les plus libéraux.

Je ne prétends pas connaître l'oeuvre d'Alexander Sokourov. Je n'ai vu en tout et pour tout qu'un seul de ses films, Mère et fils (1997), mais ce bout de pellicule qui ne dépasse pas une heure hante encore ma mémoire de cinéphile en quête d'expériences profondes et mystiques.

Le film se résumé à son seul titre : un fils accompagne les derniers instants de sa mère malade. Hollywood aurait transformé le sujet en un duo de stars, éruptions lacrimales à la clef, si jamais le public ne comprenait pas combien-que-c'est-triste-une-mère-qui-meurt-dans-les-bras-de son-fils-impuissant.

Alexander Sokourov, en artiste habité et sensible, nous convie quant à lui à une expérience unique, fort de deux partis pris : d'une part une image ciselée à la manière d'une toile de maître, de l'autre une bande sonore réduite à sa plus rigoureuse expression.

Alexander Sokourov, grand admirateur de l'art pictural, a composé ses plans séquences en véritable peintre qu'il est. Ses images convoquent les fantômes du romantisme, en particulier Caspar Friedrich auquel on songe souvent dans le lien intime qu'il établit entre les êtres et le paysage : les champs de blé, le chemin qui les traverse, les arbres qui parsèment la prairie sont contaminés par la fébrilité mortifère qui unit le fils à sa mère mourante. La texture si particulière de la photographie renvoie aussi à l'expressivité d'un Vlaminck, les arbres semblent surgis d'une toile de Edvar Munch. Du point de vue visuel, c'est un choc d'une réelle puissance.

La bande sonore donne à entendre le passage du vent sur les blés, le cri des oiseaux, et tous ces bruits qui font le silence si caractéristique de la campagne. Aucune musique ne vient suppléer à la puissance des images. Peu de dialogue aussi. Les confidences du fils à sa mère se nichent dans les silences et les regards. Le film s'offre ainsi comme une succession de longs tableaux, la plupart en plans fixes, qui donnent à sentir la respiration du temps et de l'air, jusqu'à transformer notre perception sensorielle, jusqu'à ce que notre rythme cardiaque se fonde dans l'attente angoissée de la mort, qui pourtant serait vécue comme une délivrance.

Nul besoin d'un récit artificiel pour rendre poignant le drame universel qui se joue sous nos yeux. Les séquences s'enchaînent entre la tendresse des regards, l'abandon d'une tête contre une épaule, la douloureuse traversée du paysage par le fils qui, au fur et à mesure de l'affaiblissement de la mère, devient le père qui la soutient, jusqu'aux facétieux instants de fausse rémission qui font espérer un rétablissement dans un simulacre de vie.

Je ne m'étendrai pas davantage, par respect pour cette oeuvre profonde et mystique. Sa sortie DVD est une aubaine et en même temps l'ultime occasion pour le cinéphile de découvrir enfin cette merveille de film, à condition qu'il n'ait pas honte des sentiments et qu'il sache abandonner ses sens pour recueillir la leçon d'humanisme d'Alexander Sokourov.

Holly nous a confié récemment la fascination qu'a exercé sur elle le dernier film de Naomie Kawase, La forêt de Mogatori (2007). Pour avoir vu à mon tour ce film, je précise qu'il entretient des liens évidents avec Mère et fils (1997), celui du rapport entre l'homme et la nature n'étant pas le moindre. La forêt de Mogatori est en quelque sorte le petit frère du film de Sokourov, mais à mon sens moins réussi toutefois.


Sur le boitier du DVD, figure une citation de l'auteur-compositeur-interprète Nick Cave (immense rocker crooner romantique) que je reproduis de mémoire : "Il m'est déjà arrivé de pleurer au cinéma, mais jamais aussi profondément du début à la fin qu'avec Mère et fils..."

mercredi 14 novembre 2007

L'apocalypse des animaux


En 1973, les disques Polydor éditent la première musique de film officielle du célèbre compositeur grec Vangelis Papathanassiou. Il s'agit d'une oeuvre composée pour la série animalière de Frédéric Rossif diffusée alors à la télévision. A cette époque, Vangelis est encore plus ou moins inconnu du grand public, mais cette BO a fait depuis le tour du monde, l'un des plus grands succès populaires de toute l'oeuvre de Vangelis.
Comment expliquer mon envie irrésistible de vous relater l'intimité profonde que je partage avec ce disque d'une immense beauté ? Est-il utile de le présenter encore de nos jours ? S'il en est qui ne le connaissent pas, qu'ils sachent à quel point j'envie le moment où ils pourront l'écouter pour la première fois s'ils font l'effort de se le procurer. Ce disque est facilement trouvable, à petit prix.
Tout d'abord, mon premier contact avec L'apocalypse des animaux remonte à mon enfance. Le 33 tours faisait partie des disques que mon père écoutait le plus souvent, le soir de préférence, dans une ambiance tamisée, car c'est dans ce contexte que la musique prend toute son ampleur. La pochette, tout d'abord : une image du film, absolument magique. Un oiseau migrateur probablement, en train de survoler un ciel apocalyptique. Une image planante, qui vous étreint la gorge par sa délicatesse. Pour une fois, car c'est plutôt rare, le contenu musical est à la hauteur de sa magnifique pochette. Mieux, le contenu musical reflète, jusque dans ses plus infimes fibres et nuances, la beauté convulsive de sa pochette. Une beauté un peu sombre, quelquefois mélancolique, parcourt tout le disque. L'ambiance demeure globalement douce et intime, traversée d'éclats de lumière, autant de jaillissements poétiques d'une rare profondeur. Il n'est qu'à citer les titres des diverses plages pour s'en convaincre : La petite fille de la mer, Le singe bleu, L'ours musicien, La mort du loup. Vangelis est un orfèvre de la mélodie simple à la beauté poignante. Il n'a pas son égal pour composer une musique illustrative. Je m'explique : sans l'apport des textes, sa musique laisse liberté à l'auditeur d'y ajouter ses propres images. Mais le plus extraordinaire, c'est l'adéquation magique entre la composition et son titre. La petite fille de la mer, comment ne pas la voir naître à travers les notes cristallines de ce xylophone synthétique ? Comment ne pas percevoir la fragilité de l'enfant dans le déploiement de cette mélodie simple comme un baiser maternel ? C'est une musique qui vous pénètre en douceur, et ne vous quittera jamais plus, jamais plus. Comment non plus ne pas imaginer le singe à l'écoute du Singe bleu ? Aucune trompette ne m'a suggéré autant d'images. Vangelis démontre dans cette composition subtile son art à évoluer dans un environnement jazzi, à sa manière très personnelle. La mort du loup est un poème déchirant. Avec une simple guitare accoustique, Vangelis nous donne à ressentir et à entendre la plainte d'un loup agonisant. Il ne s'agit en aucune manière d'un enregistrement naturel, mais une création mélodique d'une rare sensibilité. Le compositeur donne l'impression d'une empathie totale avec l'animal. Sublime.
L'apocalypse des animaux serait déjà un excellent disque, poétique, doux et poignant sansa face 2. Même si l'apparition du CD a rendu caduque la scission naturelle du vinyl en deux faces, cette oeuvre de Vangelis la maintient chez l'auditeur de part la dualité de sa démarche. En effet, la seconde partie nous convie à un voyage dans le temps. Le règne animal est alors situé dans un contexte cosmique qui élève la poésie initiale jusqu'à lui donner une envergure philosophique. Commence alors avec La création du monde une phase méditative qui préfigure déjà la musique ambiante telle que la définira Brian Eno quelques années plus tard. Cette plage n'est plus structurée par la mélodie. Ce qu'elle propose n'est rien de moins qu'une expérience étonnante : remonter aux origines du monde, à sa création. Les instruments électroniques sont alors plus présents, mais Vangelis y recourt avec une sobriété, une parcimonie qu'il ne retrouvera jamais plus. Il est même dommage qu'il n'ait plus exploré de tels territoires dans la suite de sa carrière. Avec ses nappes synthétiques planantes, qui se meuvent avec une souplesse confondante dans l'espace quadriphonique, il nous fait remonter le temps. L'immersion est totale, profonde, envoûtante. Même si depuis une telle musique s'est quelque peu banalisée (à cause des incursions malheureuses de la musique new age), la magie fonctionne, intacte. La dernière plage du disque, La mer recommencée, fait intervenir des percussions (roulement de cymbales) sur un tapis sonore synthétique, mais l'effet rejoint celui de La création du monde dont il est pour ainsi dire le pendant.
Cet album est une oeuvre séminale, diaphane, qui fait démentir la rumeur selon laquelle la musique électronique n'a pas d'âme, ne dégage aucune émotion. Elle offre la rare particularité de s'adresser à une large auditoire (de cinq à soixante-et-dix-sept ans) parce qu'elle est habitée d'une volonté illustrative qui fait d'elle la digne descendante du Pierre et le loup de Prokofiev. Jamais son auteur ne retrouvera un tel état de grâce, même si ses autres disques méritent vraiment le détour.

Verso de la pochette

probablement le singe bleu

jeudi 8 novembre 2007

La vérité de Michel Tournier

Je viens de finir Les Météores de Michel Tournier, roman étonnant, foisonnant d'idées riches et originales. Par son ampleur, l'oeuvre force le respect, même si je l'ai trouvée inégale. Cette volonté de tout englober en un seul roman, mêlée à la thématique gémellaire, m'a fait irrésistiblement penser à un autre artiste que j'admire, Peter Greenaway, en tout cas quelques affinités entre ce roman et le film Zoo.

Mais si je me suis mis au clavier ce soir, ce n'est pas pour évoquer ce livre inclassable, je n'en ai pas le temps. Je voudrais noter une pensée extraite du roman car je l'ai trouvée d'une vérité si absolue qu'elle m'a donné des frissons. J'avais l'intuition de cette vérité, mais je n'aurais jamais su l'exprimer avec autant de clarté que Michel Tournier. La voici :

"Je note au passage combien les choses enfantines ont d'affinité avec la pensée abstraite -qu'ont-elles donc en commun ? Le désintéressement, la simplicité de ce qui est fondamental ? Comme si un certain silence d'avant le langage des adultes rejoignait la pensée sereine des sommets."

mercredi 7 novembre 2007

Atom Egoyan ou l'indicible complexité des êtres


Parmi les cinéastes dont je suis l'oeuvre en formation avec assiduité et passion (David Lynch, David Cronenberg, Peter Greenaway, Peter Weir, Clint Eastwood, Gus Van Sant), il en est un, un seul, qui suscite chez moi une noire jalousie : j'ai nommé le réalisateur canadien d'origine arménienne Atom Egoyan.

Depuis que j'écris, et que je suis parvenu à une certaine maturité de mon activité littéraire, je cherche à traquer la vérité secrète des êtres derrière leur apparence sociale. J'ai besoin de débusquer ce qu'ils ignorent eux-mêmes, ce qui les fait vivre sans qu'ils en aient conscience. Et à ce jeu, Atom Egoyan n'a pas son égal : la connaissance profonde qu'il manifeste à l'égard de la psyché humaine me touche beaucoup plus que celle de Ingmar Bergman, cinéaste que pourtant j'admire. Je vais essayer de m'expliquer.

Ingmar Bergman ausculte l'âme de ses personnages, qu'ils soient masculins ou féminins, avec la précision sans appel que lui permet sa lucidité au scalpel. Il va chercher très loin la source de nos frustrations, de nos jalousies, de nos malaises, et les étale sans état d'âme, impudique dans son approche de dévoilement des masques sociaux. Peu ou prou, Atom Egoyan procède aussi par dévoilement de l'indicible, mais, à la différence de Bergman, connu pour sa misanthropie, il débusque la vérité cachée des êtres pour en révéler les souffrances, et pour nous permettre de réévaluer la première impression qu'ils nous ont laissée. C'est un travail de réhabilitation auquel s'est attelé le cinéaste canadien, qui révèle son empathie pour les marginaux, les êtres au comportement étrange, suspects voire malsain. La perversité d'Egoyan est nuancée par sa profonde humanité.

Un film déploie le talent d'Egoyan à son zénith : il s'agit de son chef d'oeuvre : EXOTICA



Que le scénario de cette merveille de film soit signé Atom Egoyan lui-même démontre, s'il en est, son immense talent de conteur. De tous les films que j'aie pu découvrir, aucun ne m'a autant impressionné que celui-ci. La justice, si elle existait sur terre, aurait dû me voir signer le scénario d'Exotica. Quelle splendeur narrative, quel sens du mystère, quelle intelligence, quelle délicatesse dans le dévoilement progressif de nos secrets les plus inavouables ! Que nous nous mettions d'accord : il existe des scénarios extrêmement raffinés comme Usual Suspects, Memento, Reservoir dogs, certes. Mais en est-il qui, au-delà de la simple mécanique, au-delà de l'artifice le plus subtil, parviennent au final à atteindre une véritable grandeur humaine, une authentique émotion ? Non, je ne connais qu'Exotica qui réussisse cette prouesse. Le film d'Egoyan se mérite parce qu'il ne s'offre pas facilement, non par pose auteuriste (Nous ne sommes pas chez Jean-Luc Godard) mais par souci d'approfondir ses personnages. Au fur et à mesure du récit, j'ai senti le film gagner en amplitude, jusqu'à devenir dans sa dernière partie réellement passionnant. Disons que les 45 premières minutes se contentent d'exposer chaque protagoniste, dans un chassé-croisé qui rappelle Robert Altman, à la différence que chez Egoyan, le scénario ne se concentre que sur quatre personnages.

Egoyan a saisi avec une pertinence exceptionnelle le manège obsédant et opaque des rituels dont nous sommes tous les prisonniers. Chaque personnage d'Exotica est exposé tout d'abord dans son opacité, comme accomplissant un rituel complètement bizarre voire malsain.



Christina travaille dans une boîte de nuit spéciale, Exotica, où elle danse devant des hommes venus se détendre après le travail de la journée. Certains clients la payent pour qu'elle vienne faire son numéro de streap-tease à leur table. Mais le règlement du club stipule l'interdiction pour les clients de toucher les filles qui se dénudent. Nous ne savons rien de Christina, au départ, seulement qu'elle accomplit son travail nocturne avec une certaine conscience professionnelle. D'où vient-elle ? Pourquoi officie-t-elle dans ce club à côté duquel sa beauté juvénile jure un peu ?

Mia Kirshner dans le rôle de Cristina

Francis, contrôleur des impôts le jour, est un habitué d'Exotica où il se rend plusieurs soirs par semaine pour y admirer le spectacle offert par les danseuses. A sa table, il paye toujours la même, Cristina, qui vient se déhancher devant lui, et souvent aussi, s'asseoit et discute avec lui. Quel est le sujet de leur conversation ? Pourquoi Francis fréquente-t-il ce club ? Pourquoi paye-t-il toujours les services de Cristina plutôt que d'une autre streap-tiseuse ?

Francis (Bruce Greenwood) et Cristina
Certains soirs, Francis raccompagne chez elle une certaine jeune fille et, dans sa voiture, s'entretient avec elle de sujets étranges qui ne correspondent pas à ceux qu'un adulte est en droit d'aborder avec une jeune personne. Leur conversation tourne autour des relations humaines, et du lourd silence qui, quelquefois, s'installe même parmi les meilleurs amis. Avant qu'elle le quitte, Francis tient toujours à lui offrir des billets de banque qu'elle refuse pour la manière mais accepte en définitive. Nous ne savons rien de cette fille, qui paraît encore si jeune, mais sachant le genre de boîte que fréquente Francis, un malaise s'instaure qu'Egoyan ne fait qu'attiser.

Francis et la jeune fille (Sarah Polley)


Eric est le disc jokey du club Exotica. Il domine la scène et la salle où s'installent les clients. Son rôle consiste surtout à introduire le numéro des danseuses qu'il valorise de ses improvisations érotiques. il n'oublie pas non plus celles qui attendent le bon vouloir d'un client pour venir se dénuder à sa table. Mais sa libido s'enflamme toujours lorsqu'il doit présenter le numéro de Cristina, laquelle en jupe et chemisier d'écolière se déhanche sur la mélodie langoureuse et si suggestive "Everybody knows" de Leonard Cohen. Qui est Eric ? Est-il un pervers qui succombe au fruit trop mûr de Cristina sans pouvoir l'approcher ? Celle-ci jette parfois un oeil vers lui, dans les hauteurs de la salle, et leurs regards suggèrent qu'ils se connaissent. Mais depuis quand ? Pourquoi Eric est-il jaloux quand Cristina se rend à la table de Francis, le contrôleur des impôts, et discute avec ce dernier autour d'un verre qu'il lui a offert ?


Zoé, future maman, est propriétaire de l'Exotica dont elle a hérité de sa mère. Elle accepte mal la tension entre Eric et Cristina, qui pourrait rejaillir sur la respectabilité de sa boîte. Pourquoi se mêle-t-elle autant des problèmes de ses deux employés ? De qui est l'enfant qui emplit son ventre et qu'elle expose à leur nez en toute impudeur ?


Il est un autre personnage, plus extérieur au drame qui se joue, mais nécessaire à son dénouement. C'est Thomas qui possède une boutique d'animaux et s'avère un grand amateur de bêtes et d'êtres exotiques. Francis se rend chez lui pour vérifier sa comptabilité, laquelle réserve quelques zones d'ombre. De quoi serait coupable Thomas ?



La première partie du film passe d'un personnage à l'autre sans qu'on parvienne à identifier l'enjeu narratif. Mais y-a-t-il vraiment un récit ? Non, pas dans le sens classique du terme. L'opacité des êtres, et de leur rituel pour le moins étrange, s'explique par l'accumulation des événements du passé qui les ont conduits jusqu'à ce club où nous les découvrons tous les soirs. Pour certains, ces événements remontent jusqu'à leur tendre jeunesse. Les flash-back d'Exotica ne sont pas novateurs, certes. On peut citer d'autres films qui dévoilent peu à peu le passé des personnages par ce genre de retour en arrière qui finissent par expliquer leurs actes du présent. Sauf que Atom Egoyan, lui, n'a pas construit son film en deux parties, dont l'une correspondrait au passé et l'autre au présent. En fait, ce principe de dévoilement progressif du mystère propre à chaque personnage est celui du film tout entier. Cette astuce scénaristique rend le film de plus en plus passionnant à mesure que sont dévoilées des bribes du passé. Le spectateur ne peut plus décrocher car la construction dramatique, d'une réelle virtuosité, mais jamais gratuite, ne lui permet pas d'anticiper le dénouement. C'est l'un des rares films que je connaisse dont les personnages en savent beaucoup plus que le spectateur. Ce dernier, vers la fin seulement, recolle les pièces du puzzle, et accède à l'intimité des personnages. Enfin presque.



Le champ ci-dessus est un plan qui revient comme leitmotiv dans le film et qui intrigue par le flou qui l'habite longtemps concernant sa temporalité. Est-ce un flah-back ou une anticipation ?Qui sont les silhouettes alignées qui surgissent à l'horizon de ce champ, et avancent lentement ?

Parmi les gens qui se promènent dans ce champ, nous reconnaissons Eric et Cristina, mais leur comportement nous étonne dans la mesure où il ne correspond pas à celui que nous leur connaissons dans le club. A quel moment situer cette séquence ? Et que font ces gens alignés à marcher ainsi dans la nature ?
Aucun drame ne se joue dans le film parce que le drame s'est déjà joué, et c'est ce qui justifie le rituel des personnages. Sachez qu'Egoyan questionne en nous des sujets tabou : l'inceste, le meurtre, le deuil impossible, le monde pur de l'enfance que la société détruit en le pervertissant. Il est ici inutile, car impossible, de dévoiler la richesse inouïe d'un film profond faussement objectif.
L'ultime scène du film, entre Cristina et Francis, se conclut sur une image incroyable : la jeune fille rentre chez elle. Le plan fixe dure, dure, et c'est tout un univers de sous entendu cruel qui affleure, car Egoyan ne nous a pas tout dévoilé. Il nous laisse à l'orée d'un autre drame, peut-être antérieur à celui-ci, mais qui lui donnerait une puissance supplémentaire.
Du grand art. Vraiment. Egoyan n'est alors pas loin de Lynch.




lundi 5 novembre 2007

River Phoenix : un ange est passé...



La disparition d'un immense acteur est toujours vécue comme une perte douloureuse. Il en est qui, au terme d'une carrière monumentale, ont eu le loisir d'explorer toutes les facettes de leur talent. Et il en est d'autres dont la mort est intolérable parce qu'elle les a fauchés à l'aube d'un talent irradiant.
River Phoenix fait partie de ces artistes prématurément disparus, mais en l'état actuel de sa filmographie, il a suffi de deux chefs-d'oeuvre pour qu'il devienne une icône dans mon panthéon intime. Non pas une icône abstraite, éthérée, non, une icône douloureusement humaine, fragile, mais forte des valeurs qu'il véhiculait à travers ses rôles.
Comme tous les anges, River ne pouvait que passer ici bas. Il avait compris ce que tous les acteurs de sa génération ne comprendront peut-être jamais, ou si tardivement.
Le plus bouleversant dans ses interprétations réside dans la fusion inextricable entre la pureté absolue des personnages qu'il a défendus avec une sensibilité inouïe, et le caractère sordide, très douloureux, de leur vie.
River Phoenix planait au-delà de l'entendement; en cela, je n'ai pas honte de le faire figurer auprès d'un génie tel Arthur Rimbaud dont il s'apprêtait d'ailleurs à endosser l'habit auprès de John Malkovitch (lequel aurait interprété Verlaine), dans un film que Agnieszka Holland (ex assistante de Kieslowski et réalisatrice du splendide Jardin Secret) devait consacrer aux deux poètes maudits français. Ce film a été réalisé après la mort de River Phoenix, lequel fut remplacé par Leonardo di Caprio. Quel gâchi ! Di Caprio est un ersatz de Phoenix, il n'a jamais eu ne serait-ce qu'une fibre de l'ombre de son talent.
Trois films me paraissent résumer la carrière de cet acteur américain, né en 1970, issu d'une famille nombreuse, élevé par des parents hippies qui n'ont cessé de voyager dans tout le continent américain, nomades dans l'âme tout imprégnés qu'ils étaient des forces vives de Dame nature. D'ailleurs, il n'y a qu'à comparer les prénoms qu'ils ont donnés à leurs enfants : River, Joaquim, Rain, Summer, pour s'assurer de l'originalité du mode de vie qu'ils avaient adopté.
Ces trois films sont : Stand by me, Mosquito coast et My own private Idaho.
STAND BY ME (Rob Reiner, 1986)
River Phoenix (second à partir de la gauche) est Chris Chambers, un pré-ado épris d'absolu : voir la scène bouleversante où son personnage est prêt à remplacer le père de son ami Gordie Lachance (sur la photo à sa gauche) afin de le convaincre de poursuivre ses travaux d'écriture car il voit en lui un futur grand écrivain. Dans les années soixante, Chris Chambers subit les préjugés de la société qui ne voit en lui que le fils de Timbull Chambers, autement dit un voyou. Cette sordide réputation lui colle à la peau, alors que Chris Chambers est un adolescent d'une fidélité à ses amis Teddy, Verne et Gordie, proportionnelle au manque d'amour dont il jouit dans sa famille. Chris a grandi dans un milieu familial que l'on devine sans aucun repère. Son père se saoule à la bière, et sa mère, jamais évoquée, probablement droguée ou décédée. Et pourtant, malgré ses souffrances, c'est quelqu'un toujours prêt à régler les problèmes, à tenter la réconciliation avec ses amis : voir la belle séquence où Chris engueule Teddy parce qu'il s'est amusé à esquiver un train et qu'il aurait pu y rester. Chris n'a aucune illusion dans la vie. Il sait que Teddy mourra jeune, et il a compris aussi que Gordie est le fils devenu transparent à la maison depuis le décès accidentel de son grand frère. Cette sensibilité écorchée vive trouve un écho admirable dans la pureté de ses élans affectifs. Après avoir fait la course avec Gordie, il empoigne son ami par le cou avec une boulevesante sincérité. Quand il évoque son cauchemar, dans la forêt, et qu'il s'effondre en larmes, c'est toute la désillusion d'une âme blessée qui s'exprime : en effet, un professeur pour qui il avait une réelle admiration lui a volé de l'argent que lui-même avait volé, sauf que lui a été sanctionné pour cet acte, et son professeur resté en toute impunité.
Comment River Phoenix, ayant grandi dans un cercle familial très aimant et libertaire, a-t-il pu donner corps à un personnage aussi désemparé, un orphelin affectif ? Il s'agit là du mystère inhérent à la grâce. Il dévoile toutefois un aspect central de l'acteur : son extraordinaire empathie envers ceux qui souffrent, sa capacité étonnante de compréhension de l'humain.
MOSQUITO COAST (Peter Weir, 1987)
A priori, le personnage de River Phoenix dans le beau film de Peter Weir n'a aucun rapport avec celui de Chris Chambers dans Stand by me. Et poutant, il s'agit là encore d'une vie meurtrie. L'adolescent est l'aîné d'une famille de quatre enfants. Comme eux, il voue une admiration sans bornes à son père, Allie Fox, génial inventeur, marginal dans une société de consommation qu'il juge décadente et qu'il ne reconnaît plus. Harrison Ford, dans ce film, exploite des talents d'acteur jusqu'alors ignorés, audace qu'il ne retrouvera jamais plus par la suite. Je suis fier que ce soit Peter Weir qui lui ait offert son rôle le plus risqué, le plus original. Mel Gibson n'a jamais été meilleur que sous la direction de Weir : Gallipoli, 1979 (film honteusement méconnu, L'année de tous les dangers, 1982 - ce qui confirme le talent de directeur d'acteurs de ce cinéaste australien expatrié aux USA. River Phoenix ne manque pas d'amour dans ce film. Mais son père l'aime-t-il parce que son fils le suit dans tous ses périples, jusqu'à l'abnégation, ou bien l'aime-t-il pour ce qu'il est ? Allie Fox a le projet de fonder une communauté en Amazonie qui reviendrait à des valeurs primitives, et il entraîne dans sa folie toute sa famille. Au fur et à mesure du récit, le génial inventeur se révèle un dictateur incapable de saisir la part d'abnégation qu'il réclame des siens, et qui va les entraîner avec lui dans sa chute. Voilà la tragédie d'un adolescent aveuglé par l'amour de son père et qui découvre que son optimisme forcené cache un tyran illuminé, un inadapté. River Phoenix interprète ce jeune homme avec une sobriété bouleversante, qui contaste avec le jeu extraverti de Ford. Le film de Peter Weir entretient des liens étonnant avec ceux de Werner Herzog, notamment dans le portrait qu'il brosse d'un tyran imbu de lui-même jusqu'à défier Dieu, et à s'y perdre. Ne reconnaissez-vous pas Aguirre ou la colère de dieu ?
MY OWN PRIVATE IDAHO (Gus Van Sant, 1994 ?)

Couronné du prix d'interprétation masculine au festival de Venise, River Phoenix termine sa carrière avec ce film poétique. Mike et Scott sont deux amants prostitués. Scott a devant lui un avenir déjà tout tracé (il devra reprendre la succession de son père), alors que Mike recherche, dans la solitude du bitume, ses origines : une mère dont il n'a que de vagues souvenirs de films super 8 fauchés, et un père inconnu. Mike est aussi atteint d'une maladie assez rare, qui le voit s'évanouir à tout instant de la journée : la narcolepsie. La silhouette de River Phoenix au milieu d'une route ne menant nulle part est restée et restera à jamais gravée dans ma rétine. Il compose un personnage déchirant, abandonné de sa famille, et tentant de survivre comme il peut, obligé de se prostituer, et vouant un amour délicat à son meilleur ami : Scott. Je me sens incapable de décrire la sensibilité de son jeu. Ce rôle présentait tous les pièges du mélodrame : Mike est un paumé au grand coeur qui rêve des bras de sa mère dont il a été arraché précocément. Mais River Phoenix, par la justesse incroyable de son jeu, évite tous ces écueils avec un talent rare. Le couple qu'il forme avec Scott (Keanu Reeves) est inoubliable. La magnifique séquence auprès d'un feu de camp au cours de laquelle Mike, transi et totalement renfermé dans sa souffrance, déclare fort maladroitement son amour pour Scott rejoint celle où Chris Chambers s'effondre en larmes lui-même auprès d'un feu de camp dans Stand by me. La fragilité que nous lisons sur son visage exprime la déchéance de ces êtres que la vie n'a jamais épargnés, et qui, résignés, poursuivent leur chemin errant, trop détruits pour pleurer, trop démunis pour se défendre, enfin trop peu sûrs d'eux pour exiger quoi que ce soit de ceux qu'ils aiment. C'est ce sentiment d'inertie que l'acteur exprime avec une force saisissante : quels que soient les événements qu'il traverse, les plus sordides comme les plus tendres, Mike garde, indélébile, ce regard d'enfant insondable que plus rien ne peut sauver.




jeudi 1 novembre 2007

une grande dame nous a quittés

En ce jour de Toussaint, je garde un souvenir ému en l'honneur d'une grande dame du 7°art qui nous a quittés à 86 ans le 16 octobre 2007. Surtout n'allez pas croire que je sois un fin connaisseur de la carrière cinématographique de cette actrice écossaise partie tenter sa chance, après un peu de théâtre et de danse, à Hollywood. C'est tout le contraire que je dois humblement avouer (et je sais que se trouvent parmi vous beaucoup d'admirateurs(trices) du cinéma américain des années quarante-cinquante). En fait, je n'ai vu que deux films de Deborah Kerr, Elle et lui, et Les Innocents. Je ne connais ni Tant qu'il y aura des hommes, ni Le narcisse noir, ni Colonel Blimp... Ce n'est pas par refus de les voir, seulement ma vie n'a pas eu l'occasion de croiser cette actrice dont j'ignorais encore l'existence douze ou treize ans plus tôt. Son interprétation dans Les Innocents m'éblouit par son intelligence, sa sensibilité.


Ci-dessus la scène la plus cauchemardesque des Innocents de Jack Clayton. Le visage de la prude Miss Giddens (Deborah Kerr) est in-croy-able. La photographie de Freddy Francis (qui a signé aussi celle d'Elephant Man) est la plus belle que je connaisse.
En cherchant des renseignements biographiques à son sujet, je suis entré par hasard sur le blog d'une jeune fille de 19 ans dont la fascination pour le cinéma des années quarante-cinquante est surprenante. Elle en fait d'ailleurs le sujet unique de ce blog encyclopédique où elle répertorie les artistes du 7°art selon des critères draconniens qui révèlent sa passion. Compte tenu de son jeune âge, je crois qu'il s'agit là d'une démarche fort honorable qui mérite quelques encouragements.

Je vous invite à y jeter un oeil à l'adresse suivante (vous pourrez y lire quelques lignes consacrées à Deborah Kerr) : http//vargen57.unblog.fr

mercredi 31 octobre 2007

Le grand Meaules de nos jours

Depuis sa création, l'unique roman d'Alain-Fournier est devenu l'oeuvre française la plus lue. Il est considéré comme l'un des cinq romans les plus importants du XX°siècle. Au fil des décennies, sa popularité n'a jamais été démentie. Des générations d'adolescents y ont puisé le secret indicible de leurs aspirations vers l'absolu. C'est qu'au-delà de l'époque où l'auteur l'a composée, cette histoire a atteint une indéniable universalité. Je sais à présent que ce n'est pas la romance sentimentale entre Augustin et Yvonne qui a défié les années. Il existe bien d'autres histoires d'amour autrement plus puissantes; je pense à Tristan et Yseult, à Roméo et Juliette, à Pelléas et Mélisande... En revanche, ce qu'Alain-Fournier avait compris avant tout le monde (n'oublions pas qu'il avait une vingtaine d'années quand son roman fut édité, quelle prescience tout de même !) c'est la part de rêve inhérente à chacun de nous, et qui chez l'adolescent atteint une dimension symbolique absolue. Dans ses aspirations à la plénitude, l'adolescent trouve un refuge aux angoisses liées à son avenir. Ayant déjà vécu le deuil de son enfance, il s'accroche à ses derniers rêves comme à une bouée. Augustin n'aime pas Yvonne en tant que personne mais en tant que fantasme absolu de la femme. N'est-ce pas, une fois passés les rêves de l'enfance, l'ultime mythe auquel l'homme doit se confronter ? N'oublions pas que Le grand Meaulnes est le roman de la désillusion, suprême lucidité d'un auteur précoce qui avait déjà perçu la tragédie humaine que seuls les quinquagénaires, d'habitude, comprennent. Alain-Fournier n'était plus un môme dans sa tête, mais ce qui rend son roman si bouleversant, c'est qu'Augustin, son double fantasmé, s'accroche avec une rage déchirante à ses rêves d'adolescent alors qu'il n'en est plus un déjà. Et il le fait sans aucun espoir. La vérité insoutenable que transperce le roman est celle-ci : les moments magiques que nous offre la vie, au hasard de nos rencontres, ne se reproduiront jamais plus. Tenter de les revivre nous condamnerait à errer sur le chemin des chimères les plus amères.
J'ai eu la douleur de constater, il y a environ deux ans, que ce roman n'est plus une référence pour les adolescents actuels, du moins ceux à qui j'enseigne, les 13-15 ans. Tout d'abord, ils ont trouvé "nul" le fait que cette histoire se déroule à une époque d'avant la TV, d'avant le cinéma, d'avant l'ordinateur, et surtout d'avant le téléphone portable. Le désintérêt croissant qu'ils ont manifesté a eu raison de ma foi d'enseignant : oui, sachez que la foi n'est pas une condition absolue pour être un bon professeur, encore faut-il qu'elle soit communicative. C'est le premier enseignement douloureux que ce métier m'a appris. On ne peut pas aborder un groupe d'élèves seulement animé par sa propre passion, cela est le meilleur moyen pour perdre pied, pour démissionner peut-être aussi. Devant l'incompréhension de mes élèves, j'ai dû interrompre l'étude du roman d'Alain-Fournier alors que nous n'étions pas encore arrivés à la scène de la fête dans le domaine sans nom. J'étais plus peiné que les élèves. Je ne crois pas qu'ils aient intentionnellement sabotté ce roman, mais cela était au-delà de leur entendement. Ils sont sensibles, à la rigueur, à la magie d'Harry Potter (c'est amusant), mais dans l'incapacité de percevoir une magie beaucoup plus intime, la magie intérieure, cette foi qui transcende les êtres sensibles et pour qui la vie est encore une source d'étonnement. La société a tué notre sens de l'implicite. Elle a rabaissé la vie au rang d'une fête foraine; seules les sensations fortes sont capables d'éveiller chez les adolescents un tant soit peu d'intérêt. Pour ne pas paraître réactionnaire, ce que je suis peut-être, je nuancerai mon constat en l'appliquant au milieu du collège. Les jeunes lycéens sont peut-être plus à même d'apprécier le roman d'Alain-Fournier.
Le plus désolant aussi, c'est l'impuissance du cinéma qui n'est jamais parvenu à traduire la flamme intérieure de ce beau roman. Peu de cinéastes s'y sont penchés, aussi je salue les tentatives sympathiques de Jean-Gabriel Albicocco et de Jean-Daniel Verhaeghe (deux prénoms composés commençant par Jean !).


Des deux films, celui d'Albicocco (1967) est le plus fidèle aux différentes intrigues entremêlées du roman. Le style d'Alain-Fournier est si fluide qu'il parvient à rendre invisible la complexité narrative de son oeuvre. Or, Albicocco ne parvient jamais à approcher cette fluidité essentielle à l'histoire. Son film, surtout dans sa première partie, est une aberration du point de vue du montage, beaucoup trop rapide et elliptique. Je défie ceux qui n'ont jamais lu le roman, ou qui n'en ont gardé qu'un vague souvenir, de comprendre ce qui se passe à l'écran au cours des vingt premières minutes. Le film est découpé en dépit du bon sens, et le choix de l'accent paysan, s'il se défend sur le papier, devient une erreur de plus sur pellicule car le spectateur rate des portions du dialogue essentielles à une bonne compréhension du récit. Pour traduire la magie de la fête dans le domaine sans nom, Albicocco opte pour une utilisation tout azimut des lentilles déformantes et autre buée sur l'objectif, ce qui fait mal aux yeux, et s'avère un contre sens par rapport à la remarquable simplicité des moyens dont use Alain-Fournier pour faire affleurer la magie à partir de rien : c'est ce que j'appelle l'état de grâce. Vouloir l'atteindre par le plus grossier des artifices est l'aveu criant d'une totale impuissance. Le meilleur atout de cette première adaptation, pourtant approuvée par la propre soeur de l'écrivain, Isabelle Rivière, demeure Brigitte Fossey qui illumine les séquences où elle apparaît de sa grâce fragile. Je ne peux plus voir Yvonne avec un autre visage que le sien.

Une des rares séquences réussies du film : la scène de la rencontre au bord de l'étang.






Jean-Daniel Verhaeghe, en 2006, a corrigé les défauts du premier film en revenant vers un style infiniment plus simple, mais qui finit pas sombrer dans l'académisme. Si les adolescents d'ajourd'hui vont voir ce film, ce qui est loin d'être une certitude, je comprendrai que cela les rebute encore plus du roman. En fait, ce qui me gêne, ce sont peut-être les raisons que je devine sous-jacente au film. N'oublions pas qu'il y a trois ou quatre ans, un film anodin a eu contre toute attente un très joli succès en France, dans les salles. Les Choristes a séduit un public populaire sensible à la madeleine que lui tendait cette comédie de moeurs. La France faisait comme si elle vivait encore dans les années cinquante. Ce retour à l'ordre, à l'autorité, cette négation du mal des banlieues. Certes, de belles valeurs traversent ce film, mais quel anachronisme ! Du coup, au collège, et ailleurs, les chorales se sont multipliées. Une émission de télé réalité a profité de l'engouement pour cette époque où les délinquants n'existaient pas. Dans Le pensionnat, on retrouvait l'autorité du proviseur rétablie. Le grand Meaulnes semble suivre les traces de cet état d'esprit dans l'air du temps, ce que tendrait à confirmer la présence de l'acteur découvert dans les Choristes, Jean-Baptiste Maunier (tiens encore un prénom composé commençant par Jean !). C'est donc un film sage comme une image, totalement inoffensif, qui ne comprend rien aux tourments d'Augustin Meaulnes réduits à pas grand chose. La réalisation est tout juste du niveau d'un téléfilm français, tellement appliquée que n'y passe aucune magie. Mais qu'est devenu le charme bouleversant du roman ? Le pire dans cette adaptation, c'est la disparition presque totale d'un personnage primordial du livre, même s'il y apparaît assez peu : Frantz de Galais. Les scénaristes ont eu peur de la complexité des intrigues, et ont décidé d'en sacrifier une partie. Malheureusement, Frantz de Galais, le double fantasmé d'Augustin Meaulnes, perd toute sa signification, sa force. Disparu l'épisode des Bohémiens qui s'installent dans le village, disparue l'aide qu'apporte le bohémien (Frantz déguisé) pour permettre à Meaulnes de retrouver le domaine sans nom. Au-delà de cette faute de goût, l'adaptation est plutôt fidèle, mais tronquée, ce qui ne rend pas justice à la belle et savante construction narrative du roman. Si vous êtes comme moi des admirateurs du roman, passez votre chemin, la douleur serait trop forte.