dimanche 30 mars 2008

un écho au dernier billet de Fauna

Dans son dernier très beau billet, Fauna présente la maison de ses rêves d'enfant. Ce qu'elle y décrit a agi sur moi comme un coup de pied dans une mare de feuilles mortes. Des images se sont envolées parmi lesquelles se mêlent des souvenirs plus ou moins fantasmés, et d'autres issues de mes découvertes dans les salles obscures.
C'est ainsi que j'ai pensé à Tideland comme vision de la maison des rêves dont la tortuosité épouse les recoins troublants de l'enfance.
Je n'ai pu m'empêcher aussi d'accueillir les images fortes et ténébreuses, pleines de larmes et de tendresse, d'un beau film anglais de Bernard Rose, Paper House (1989), cinéaste oublié aujourd'hui (réalisateur de Ludwig Von B et de Candyman).
Pour vous, pour toi, Fauna, l'ouverture de ce film étrange, qui reste imparfait, mais dont la petite musique continue à égrener sa fébrile mélancolie.




Je ne pense pas qu'il existe une édition DVD de cette oeuvre singulière. Elle paraîtra peut-être un jour, noyée dans le torrent imbuvable des sorties du mois, et presque personne n'y prêtera attention. Si vous aimez Tideland, L'esprit de la ruche, Le 6°sens, Les innocents, ce film est alors pour vous, malgré ses touchantes imperfections.
C'est à ma connaissance le seul film qui aborde avec sensibilité et gravité l'importance du dessin dans la psychologie enfantine. La jeune héroïne de Paper house devra explorer les pièces de sa maison de papier pour trouver la force intérieure de faire son deuil d'un garçon de son âge que sa maladie a terrassé.

mercredi 26 mars 2008

3 ghost stories : entre tradition et modernité





Après m'être plongé, avec un plaisir évident et gourmand, dans l'univers si particulier des romans noirs de Ann Radcliffe, de Horace Walpole et de Charles Mathurin, je me suis retrouvé à penser à l'incarnation de cet univers au travers du cinéma. Cette littérature à la source de la sensibilité gothique a donné lieu à toutes sortes d'avatars modernes dont le cinéma s'est emparé souvent sans discernement aucun, contribuant de la sorte à la décadence du genre en soi.
Des films prenant pour cadre une maison hantée, il en existe une ribambelle, et j'avoue n'en avoir vu qu'un tout petit nombre. Je ne prétends pas ici traîter de manière exhaustive le genre de la Ghost Story telle que pratiquée par le 7°art.
Je ne retiendrai que trois films, probablement les meilleurs qui soient, même si je préfère en laisser certains de côté, et pas des moindres puisque j'ai décidé de ne pas aborder l'admirable film de Jack Clayton, The innocents, d'après le roman The turn of the screw d'Henry James. Cette oeuvre est à coup sûr la plus accomplie du genre, un modèle de l'époque victorienne, insurpassable.
Je voudrais m'arrêter quelques instants, en revanche, sur le film de Peter Medak, The changeling, sur celui de Robert Wise, The Haunting, et enfin celui de Richard Loncraine, Full circle.

Une belle histoire de fantôme se doit de posséder avant tout des qualités narratives indéniables. Avant l'ère de l'image, que la télévision a précipitée dans les foyers, le spectacle du soir était l'oeuvre du conteur. Le conteur n'est pas simplement celui qui raconte, mais c'est celui qui se substitue au livre, ou plutôt qui devient, au moyen d'une alchimie stupéfiante, un livre à lui seul, un livre aux pages grand ouvertes. Retrouver l'art du conteur est essentiel quand on prétend inviter le spectateur à déguster une Ghost Story. Le genre est codifié, et seul "le contage" (pardonnez-moi l'expression) est capable d'atténuer ce que le récit a de plus mécanique. Dans les trois films que je vais aborder, et comparer, vous retrouverez le motif commun à tout récit mettant en scène un fantôme : le château... la maison... hantés.

Peter Medak signe avec The changeling l'oeuvre la plus modeste. Cela ne signifie pas que ce soit la moins pourvue de qualité. C'est aussi la plus récente des trois puisqu'elle date de 1979. A cette époque, tout a été raconté déjà sur le thème du fantôme et de la maison hantée. Peter Medak, réalisateur canadien, conscient d'arriver après l'Américain Robert Wise, l'Anglais Jack Clayton et dans une moindre mesure, le Canadien Richard Loncraine, ne tente même pas d'innover, ni du point de vue scénaristique ni de celui de la narration. C'est même à un récit tout ce qu'il y a de plus classique auquel il nous convie. A condition de maîtriser totalement son sujet et les codes classiques de la narration ainsi que de la réalisation, le style classique donne encore des leçons à tous les obsédés de la modernité qui voudraient nous en remontrer.

C'est le caractère admirablement linéaire de la narration qui séduit tout d'abord dans The changeling. Peter Medak n'a pas envie de lâcher son spectateur en chemin, alors il prend son temps, il déploie son récit jusqu'à lui donner une envergure que, faute de mieux, je qualifierai de "romanesque". Dès le prologue de son film, j'ai eu la certitude que je serais embarqué dans une histoire intense qui ne me décevrait pas. c'est le seul film dont l'ouverture me donne ce sentiment, avec dans un autre genre celle de Blade Runner.
Est-ce un hasard si à la source des trois oeuvres que j'ai choisies survient la mort ? Le pianiste interprêté par Georges C Scott, dans The changeling, assiste, impuissant, depuis l'intérieur d'une cabine téléphonique, au bord d'une route enneigé, à la percussion d'un camion et d'une voiture qui, en s'écrasant, prennent en sandwich la voiture où l'attendaient sa femme et sa fille.




l'accident tragique qui ouvre The Changelling
Dans Full circle, Julia (Mia Farrow), en tentant de sauver sa fille ayant avalé un morceau de pomme de travers, la tue alors qu'elle essayait sur elle une trachéotomie. Dans The haunting, de Robert Wise, il revient à Abigail de causer la mort de sa mère à cause d'une négligence dans les soins qu'elle devait lui promulguer. C'est exactement le même cas de conscience ressenti par le personnage principal de ce même film, Eléanor, interprêté par Julie Harris.
Par la souffrance qu'occasionne la perte d'un être cher, en particulier d'un parent, par le deuil impossible de prime abord qu'elle exige de supporter, la mort renvoie l'homme à l'absence de soi en le plongeant dans une névrose obsessionnelle. Le personnage de ces trois films est amené à traverser une période délicate de sa vie, acculé à une remise en question brutale et nécessaire s'il ne veut pas devenir fou. Cet état d'extrême sensibilité a deux avantages : le caractère universel de l'expérience du deuil, doublé de la perte d'un être cher, facilite l'identification entre le personnage et le spectateur. La solitude affective dans laquelle sont propulsés Georges C Scot, Mia Farrow et Julie Harris nous conduit à les suivre sans ménagement, à les accompagner. Tout l'art de Peter Medak consiste à ne pas bâcler cette première partie, celle du deuil. La lenteur du récit traduit admirablement la pesanteur du climat morose subi par le pianiste veuf de sa femme et de sa fille. Dans Full circle, Mia Farrow, après la mort de sa fille Kate, choisit, comme Georges C Scott dans The changeling, de s'isoler. Elle quitte son mari, et part vivre dans une demeure de style victorien qu'elle trouve en vente à un prix intéressant.


La demeure immense qu'achète Georges C Scott devrait lui permettre de trouver le calme auquel il aspire lorsqu'il a besoin de composer sa musique. Mia Farrow (Julia), elle, ne voit dans l'achat de sa demeure, que l'occasion d'un nouveau départ, sans son mari auquel elle ne se sent plus rattaché par l'intermédiaire de sa fille morte.



La demeure terrifiante de The changeling
Quant à Julie Harris (Eléanor), dans The haunting, le séjour qu'elle s'apprête à passer dans un château, auquel l'a conviée un professeur en parapsychologie, lui donne l'unique occasion de sa vie de vivre une expérience hors de chez elle, loin de sa famille à laquelle la lie un lourd secret dont elle se sent la victime.



le château gothique à souhait de The haunting, filmé avec un filtre infra rouge


La seconde qualité de ces trois films se concentre inévitablement sur la mise en scène de la demeure hantée. La manière de filmer couloir et large montée d'escaliers, chambres et salle de bain doit faire la différence avec les mauvais cinéastes.

Robert Wise réussit une mise en scène spectaculaire. Dans un noir et blanc aussi stupéfiant que dans The innocents, il multiplie les mouvements d'appareils censés suppléer à l'absence de toute manifestation visible du surnaturel. Autant qu'il le peut, c'est sa mise en scène qui se charge de suggérer une présence. La scène, à cet égard la plus remarquable, est celle de la première nuit au château, quand Eléonor et Zoé, toutes les deux réunies dans la même chambre, entendent, terrifiées, les bruits assourdissants qui frappent les couloirs et les portes du château. Par un aller-retour tétanisant entre le regard des deux femmes terrorisées et des plans tarabiscotés de la porte qu'elles redoutent de voir s'ouvrir, Robert Wise fait peser une tension que la bande sonore élève à un degré d'intensité incroyable.




Zoé et Eléanor entendent des bruits atroces dans le couloir



Dans Full circle, Richard Loncraine parvient à suggérer la présence du fantôme à l'aide de légers travellings, le plus souvent simplement latéraux. La caméra filme selon un axe décentré par rapport au personnage. Un plan montre Magnus (l'époux de Julia qui s'est introduit dans la nouvelle maison de sa femme) dans la salle de bain, cadré depuis le couloir, à l'extérieur de la pièce où Magnus vient de vomir. Par un léger travelling latéral vers la droite, soutenu par une note maintenue constante de synthétiseur, qui dévoile peu à peu la chambre de Julia, le cinéaste introduit un lien entre Magnus et la chambre. Nous comprenons alors qu'il n'en réchappera pas. L'ambiance est lourde à souhait, la mise en scène admirablement sobre.

L'art de filmer une fausse banalité intérieure (Full circle)



A ce jeu, Peter Medak dans The changelling n'est peut-être pas le plus subtil, mais assurément c'est celui qui réussit des scènes de pure terreur comme j'en ai rarement vues. Je n'ai retrouvé ce sens aigu de la terreur que dans les films de fantôme asiatiques dont le modèle indépassable est The ring. Quand le pianiste, intrigué tout d'abord, puis inquiété par des coups frappés sur les murs de sa demeure chaque matin, à la même heure, se met à en explorer les coins les plus secrets, le film devient, malgré la sobriété relative des moyens mis en oeuvre, d'une totale efficacité. La baignoire de la salle de bains me paraît aussi terrifiante que celle de Shinning, l'apparition du fantôme aussi, décuplée peut-être ici par le fait qu'il s'agit d'un enfant noyé.

D'où sort cette balle qui vient de dévaller l'escalier central ?


The changelling est le plus modeste des trois films. Ne se préoccupant pas de psychologie, il mise tout sur son histoire, une fort belle histoire qui prend la forme d'un récit d'investigation en vue de résoudre un mystère. Au final, une fois révélées les motivations du fantôme, la notion de manichéisme s'évapore. Tout se résume à un drame familial, le meurtre crapuleux du frère. Le titre The changeling n'a pas sa traduction en Français : il désigne un enfant de substitution, celui qui prend la place d'un autre. Il y a donc un meurtre à l'origine de la hantise qui sévit dans ce film. L'enquête de Georges C Scott (le pianiste) est passionnante de bout en bout : l'acteur investit son personnage avec un pouvoir de conviction exceptionnel qui entre pour une part importante dans l'impact du film.

Mia Farrow, dans Full circle, réussit aussi l'une de ses meilleures performances, qui renvoie naturellement à celle qui l'a rendue célèbre dans l'excellent Rosemary's baby, film par ailleurs surrestimé me semble-t-il. L'actrice parvient à suggérer l'évolution psychologique de Julia, avec une subtilité rare qui épouse chaque inflexion, même minime, de son personnage. Comme Georges C Scott, elle se lance dans une enquête qui la conduira à dévoiler un drame pour mieux essayer de le racheter. Si Georges C Scott compose un personnage positif car animé constamment du souci de justice, en revanche Mia Farrow écope d'un rôle nettement plus ambigu. Cette ambiguïté n'est suggérée que par petites touches imperceptibles, ce qui déstabilise le spectateur sans lui montrer du doigt la source de son malaise. C'est autrement plus subtil et complexe que la vision classique de Peter Medak.

Dans The haunting, Julie Harris se rapproche plus du personnage de Mia Farrow dans Full circle, à la seule différence que sa névrose ne laisse aucun doute, en raison de la présence de sa voix off qui commente les sensations de son personnage.


Eleonora s'isole dans sa tête : la maison l'appelle : The haunting


The changelling, tout classique qu'il est, se conclut par la résolution d'un mystère. Tous les élements de l'intrigue trouvent un apaisement.

L'incendie purificateur de The Changeling


The haunting et Full circle se cloturent sans avoir tout résolu. Les questions qu'on se pose à la fin du film de Richard Loncraine sont tellement nombreuses qu'un trouble subsiste bien longtemps après sa vision. En ce sens, ce film propose une expérience déstabilisante proche de celle à laquelle nous conviait Peter Weir avec Picnic at Hanging Rock. Le plan final de Full circle est à ce titre un modèle de mise en scène. Ce travelling circulaire qui n'a rien de gratuit est une idée de mise en scène comme on n'en a qu'une seule dans sa putain de vie.

Julia rencontre Olivia : le génial plan final de Full circle


En définitive, Full circle s'avère le plus vicieux des trois films. En effet, l'histoire débute comme une traditionnelle ghost story dont Richard Loncraine nous laisse croire intelligemment que nous dominons les codes, d'où la croyance que nous avons de pouvoir anticiper les événements que Mia Farrow va devoir traverser au cours du récit. Peu à peu, le spectateur perd pied : l'enquête menée par Julia est classique, mais son classicisme est saboté de l'intérieur par le doute croissant qui s'empare du spectateur au sujet de l'héroine, au point qu'il finit par ne plus savoir quel crédit donner à celle qui mène l'enquête. L'intérêt du film n'est plus seulement la résolution d'un mystère, mais la gêne occasionnée par l'ambiguïté que révèle Julia. Après le dernier plan en travelling circulaire, le spectateur est irrésistiblement amené à reconsidérer chaque élément de l'enquête, et à l'interpréter différemment. L'ambiguïté de ce film fantastique exemplaire l'élève au niveau des Innocents de Jack Clayton. Henry James eût adoré le roman de Peter Straub, Julia, dont est adapté le film Full circle.







mardi 4 mars 2008

Romans noirs : les châteaux du refoulé


Depuis longtemps, une sensibilité gothique irrigue les canaux enchevêtrés de mes veines. Et pourtant, jusqu'à présent, je ne connaissais de la littérature gothique que des oeuvres secondaires ou des hommages rendus aux grands romans d'Ann Radcliffe ou de Horace Walpole. Bien sûr, le cinéma m'avait ouvert la voie avec le Nosferatu de Murnau et la version personnelle de ce mythe qu'en avait donné le cinéaste allemand Werner Herzog avec Isabelle Adjani dans le rôle de Lucy Harker (soit dit en passant c'est le seul film où je la supporte en tant qu'actrice) et Bruno Gans dans celui de Jonathan Harker; je n'avais pas manqué non plus l'inoubliable Dracula de Todd Browning avec Bella Lugosi ni le délicieux car subtilement parodique La marque du vampire du même Browning.

En littérature, je m'étais imprégné durablement des nouvelles les plus gothiques d'Edgar Alan Poe, La chute de la maison Usher (dont Jean Epstein en 1928 donnera une adaptation au cinéma à mon sens définitive car insurpassable, Ligeia, Morella. J'ai eu la chance aussi de découvrir un peu par hasard un chef d'oeuvre méconnu du genre : Hugues-le-loup (1866). Ce conte alsacien de Erckmann & Chatrian, qui réunit tous les ingrédients que j'adore dans tout récit gothique qui se respecte (un paysage de montagne mystérieux, ici transposé admirablement de l'Angleterre à l'Alsace, un château élevé aux coursives déchiquetées, un comte atrabilaire que terrifie une malédiction à laquelle il est certain de ne pouvoir échapper...). Le souffle romanesque qui se dégage de Hugues-le-loup, en cent cinquante pages à peine, continue à me refroidir et à me fasciner.
J'avais lu, plus récemment, Le château d'Argol de Julien Gracq, qui a rendu hommage à cette littérature sombre qu'il affectionnait dans sa jeunesse d'autant plus qu'elle était revendiquée par André Breton comme source d'influence majeure dans l'art surréaliste. Je dois cependant préciser que j'ai un problème avec l'écriture de Julien Gracq. Aussi admirable soit-elle, je déplore qu'elle soit totalement repliée sur elle-même. Son style se repaît de lui-même comme pour se donner une légitimité littéraire. La littérature gothique ne fut jamais considérée comme noble. Elle a pu passer à son époque comme un avatar du romantisme vieillissant, l'expression d'un genre en déclin qui ne se réduisait plus qu'à une mécanique de la peur, et tombait par conséquent dans la surrenchère grand guignol. Julien Gracq a écrit Le château d'Argol comme Marcel Proust écrivant A la recherche du temps perdu, d'une écriture d'un raffinement inouï, qui voudrait même faire paraître celle de Proust comme un sommet de vulgarité. Il expulse ainsi son lecteur à l'extérieur d'un récit complètement et inutilement hermétique, alors que la littérature gothique, par son sens du mystère, doit au contraire solliciter la participation du lecteur dont elle cherche à éveiller la sensibilité romantique.


Il me manquait, dans ma culture gothique, la lecture des grandes oeuvres de référence à laquelle je me suis donc attelé depuis l'été 2007. C'est ainsi que j'ai pu déguster l'art consommé de madame Radcliffe dont Les mystères d'Udolphe (1796) comptent parmi les plus belles pages que j'ai pu lire sur les paysages de montagne. Ann Radcliffe ne s'est jamais rendue en Italie, pays où elle a situé l'action principale de son livre. Les paysages qu'elle décrit admirablement, soulevant même l'admiration de Victor Hugo, de Baudelaire et de Lamartine, sont en fait la transcription par écrit de tableaux que l'auteur avait pu admirer dans différents musées. Comme dans les toiles de Turner ou de Caspar Friedrich, le paysage n'intéresse Ann Radcliffe que dans la mesure où il est animé par le regard contemplatif d'un voyageur romantique. Plus que le paysage, ce sont les émotions qu'il soulève que la romancière exalte. Dans son roman, le plus connu de sa carrière, les montagnes d'Italie abritent le château d'Udolphe, silhouette féodale monstrueuse côtoyant les précipices dans une vision saisissante du purgatoire. Dans cet édifice isolé, Emilie, jeune femme, se retrouve emprisonnée par le mari de sa tante qui veut s'emparer du château qui devrait pourtant revenir par héritage à Emilie. Il ne se passe presque rien du point de vue événementiel dans Le château d'Udolphe. L'art de dame Radcliffe consiste à suggérer des fausses pistes, à ouvrir des perspectives terrifiantes qui se dissimulent sous les replis de la réalité tangible, créant de la sorte une ébauche de ce qu'on appellera plus tard le suspens.

J'ai lu sur ma lancée l'autre roman de Ann Radcliffe, Le confessionnal des pénitents noirs (1797), autre modèle de récit terrifiant, admirablement écrit et bien senti. Ce roman convoque là encore des motifs chers à la sensibilité gothique : deux jeunes amoureux dont l'amour est contrarié par des parents qui s'opposent à leur bonheur et qui vont même, c'est le cas de la mère, faire leur malheur. Elena, comme Emilie dans Udolphe, se retrouve à son tour emprisonnée dans un édifice isolé, cette fois prenant l'apparence d'un couvent. Un moine terrifiant y joue un rôle ambigu, figure à la fois du bandit crapuleux qui n'a de reconverti que la toge qui le recouvre et du père torturé qui retrouve la trace de sa fille, qu'il n'avait jamais connue jusqu'alors. Autant Udolphe était un roman contemplatif et d'atmosphère, autant Le confessionnal... regorge de péripéties mouvementées qui lui donnent un air feuilletonnesque très agréable.


Je n'ai pas encore lu Le moine de Lewis ni Melmoth de Mathurin, mais cela ne saurait tarder. En ce moment, je suis plongé dans un roman étonnant, qui aborde les territoires, neufs pour l'époque, de la schizophrénie : c'est le fort destabilisant Les élixirs du diable (1816) de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Les rivages gothiques ici s'estompent, au profit d'une étude impressionnante sur le Mal. Le récit suit les mésaventures d'un moine, le frère Médard, qui profite d'une mission qu'un autre frère lui a confiée, pour fuir la vie monacale et entrer dans le monde infesté par le Mal qui, déjà l'habite. Son voyage est ponctué de crimes abominables, et le récit se double du motif du double cher à Hoffmann. Certaines pages sur la folie sont tétanisantes. Quelle modernité !
Les photos de cet article sont de Simon Marsden.