mercredi 31 octobre 2007

Le grand Meaules de nos jours

Depuis sa création, l'unique roman d'Alain-Fournier est devenu l'oeuvre française la plus lue. Il est considéré comme l'un des cinq romans les plus importants du XX°siècle. Au fil des décennies, sa popularité n'a jamais été démentie. Des générations d'adolescents y ont puisé le secret indicible de leurs aspirations vers l'absolu. C'est qu'au-delà de l'époque où l'auteur l'a composée, cette histoire a atteint une indéniable universalité. Je sais à présent que ce n'est pas la romance sentimentale entre Augustin et Yvonne qui a défié les années. Il existe bien d'autres histoires d'amour autrement plus puissantes; je pense à Tristan et Yseult, à Roméo et Juliette, à Pelléas et Mélisande... En revanche, ce qu'Alain-Fournier avait compris avant tout le monde (n'oublions pas qu'il avait une vingtaine d'années quand son roman fut édité, quelle prescience tout de même !) c'est la part de rêve inhérente à chacun de nous, et qui chez l'adolescent atteint une dimension symbolique absolue. Dans ses aspirations à la plénitude, l'adolescent trouve un refuge aux angoisses liées à son avenir. Ayant déjà vécu le deuil de son enfance, il s'accroche à ses derniers rêves comme à une bouée. Augustin n'aime pas Yvonne en tant que personne mais en tant que fantasme absolu de la femme. N'est-ce pas, une fois passés les rêves de l'enfance, l'ultime mythe auquel l'homme doit se confronter ? N'oublions pas que Le grand Meaulnes est le roman de la désillusion, suprême lucidité d'un auteur précoce qui avait déjà perçu la tragédie humaine que seuls les quinquagénaires, d'habitude, comprennent. Alain-Fournier n'était plus un môme dans sa tête, mais ce qui rend son roman si bouleversant, c'est qu'Augustin, son double fantasmé, s'accroche avec une rage déchirante à ses rêves d'adolescent alors qu'il n'en est plus un déjà. Et il le fait sans aucun espoir. La vérité insoutenable que transperce le roman est celle-ci : les moments magiques que nous offre la vie, au hasard de nos rencontres, ne se reproduiront jamais plus. Tenter de les revivre nous condamnerait à errer sur le chemin des chimères les plus amères.
J'ai eu la douleur de constater, il y a environ deux ans, que ce roman n'est plus une référence pour les adolescents actuels, du moins ceux à qui j'enseigne, les 13-15 ans. Tout d'abord, ils ont trouvé "nul" le fait que cette histoire se déroule à une époque d'avant la TV, d'avant le cinéma, d'avant l'ordinateur, et surtout d'avant le téléphone portable. Le désintérêt croissant qu'ils ont manifesté a eu raison de ma foi d'enseignant : oui, sachez que la foi n'est pas une condition absolue pour être un bon professeur, encore faut-il qu'elle soit communicative. C'est le premier enseignement douloureux que ce métier m'a appris. On ne peut pas aborder un groupe d'élèves seulement animé par sa propre passion, cela est le meilleur moyen pour perdre pied, pour démissionner peut-être aussi. Devant l'incompréhension de mes élèves, j'ai dû interrompre l'étude du roman d'Alain-Fournier alors que nous n'étions pas encore arrivés à la scène de la fête dans le domaine sans nom. J'étais plus peiné que les élèves. Je ne crois pas qu'ils aient intentionnellement sabotté ce roman, mais cela était au-delà de leur entendement. Ils sont sensibles, à la rigueur, à la magie d'Harry Potter (c'est amusant), mais dans l'incapacité de percevoir une magie beaucoup plus intime, la magie intérieure, cette foi qui transcende les êtres sensibles et pour qui la vie est encore une source d'étonnement. La société a tué notre sens de l'implicite. Elle a rabaissé la vie au rang d'une fête foraine; seules les sensations fortes sont capables d'éveiller chez les adolescents un tant soit peu d'intérêt. Pour ne pas paraître réactionnaire, ce que je suis peut-être, je nuancerai mon constat en l'appliquant au milieu du collège. Les jeunes lycéens sont peut-être plus à même d'apprécier le roman d'Alain-Fournier.
Le plus désolant aussi, c'est l'impuissance du cinéma qui n'est jamais parvenu à traduire la flamme intérieure de ce beau roman. Peu de cinéastes s'y sont penchés, aussi je salue les tentatives sympathiques de Jean-Gabriel Albicocco et de Jean-Daniel Verhaeghe (deux prénoms composés commençant par Jean !).


Des deux films, celui d'Albicocco (1967) est le plus fidèle aux différentes intrigues entremêlées du roman. Le style d'Alain-Fournier est si fluide qu'il parvient à rendre invisible la complexité narrative de son oeuvre. Or, Albicocco ne parvient jamais à approcher cette fluidité essentielle à l'histoire. Son film, surtout dans sa première partie, est une aberration du point de vue du montage, beaucoup trop rapide et elliptique. Je défie ceux qui n'ont jamais lu le roman, ou qui n'en ont gardé qu'un vague souvenir, de comprendre ce qui se passe à l'écran au cours des vingt premières minutes. Le film est découpé en dépit du bon sens, et le choix de l'accent paysan, s'il se défend sur le papier, devient une erreur de plus sur pellicule car le spectateur rate des portions du dialogue essentielles à une bonne compréhension du récit. Pour traduire la magie de la fête dans le domaine sans nom, Albicocco opte pour une utilisation tout azimut des lentilles déformantes et autre buée sur l'objectif, ce qui fait mal aux yeux, et s'avère un contre sens par rapport à la remarquable simplicité des moyens dont use Alain-Fournier pour faire affleurer la magie à partir de rien : c'est ce que j'appelle l'état de grâce. Vouloir l'atteindre par le plus grossier des artifices est l'aveu criant d'une totale impuissance. Le meilleur atout de cette première adaptation, pourtant approuvée par la propre soeur de l'écrivain, Isabelle Rivière, demeure Brigitte Fossey qui illumine les séquences où elle apparaît de sa grâce fragile. Je ne peux plus voir Yvonne avec un autre visage que le sien.

Une des rares séquences réussies du film : la scène de la rencontre au bord de l'étang.






Jean-Daniel Verhaeghe, en 2006, a corrigé les défauts du premier film en revenant vers un style infiniment plus simple, mais qui finit pas sombrer dans l'académisme. Si les adolescents d'ajourd'hui vont voir ce film, ce qui est loin d'être une certitude, je comprendrai que cela les rebute encore plus du roman. En fait, ce qui me gêne, ce sont peut-être les raisons que je devine sous-jacente au film. N'oublions pas qu'il y a trois ou quatre ans, un film anodin a eu contre toute attente un très joli succès en France, dans les salles. Les Choristes a séduit un public populaire sensible à la madeleine que lui tendait cette comédie de moeurs. La France faisait comme si elle vivait encore dans les années cinquante. Ce retour à l'ordre, à l'autorité, cette négation du mal des banlieues. Certes, de belles valeurs traversent ce film, mais quel anachronisme ! Du coup, au collège, et ailleurs, les chorales se sont multipliées. Une émission de télé réalité a profité de l'engouement pour cette époque où les délinquants n'existaient pas. Dans Le pensionnat, on retrouvait l'autorité du proviseur rétablie. Le grand Meaulnes semble suivre les traces de cet état d'esprit dans l'air du temps, ce que tendrait à confirmer la présence de l'acteur découvert dans les Choristes, Jean-Baptiste Maunier (tiens encore un prénom composé commençant par Jean !). C'est donc un film sage comme une image, totalement inoffensif, qui ne comprend rien aux tourments d'Augustin Meaulnes réduits à pas grand chose. La réalisation est tout juste du niveau d'un téléfilm français, tellement appliquée que n'y passe aucune magie. Mais qu'est devenu le charme bouleversant du roman ? Le pire dans cette adaptation, c'est la disparition presque totale d'un personnage primordial du livre, même s'il y apparaît assez peu : Frantz de Galais. Les scénaristes ont eu peur de la complexité des intrigues, et ont décidé d'en sacrifier une partie. Malheureusement, Frantz de Galais, le double fantasmé d'Augustin Meaulnes, perd toute sa signification, sa force. Disparu l'épisode des Bohémiens qui s'installent dans le village, disparue l'aide qu'apporte le bohémien (Frantz déguisé) pour permettre à Meaulnes de retrouver le domaine sans nom. Au-delà de cette faute de goût, l'adaptation est plutôt fidèle, mais tronquée, ce qui ne rend pas justice à la belle et savante construction narrative du roman. Si vous êtes comme moi des admirateurs du roman, passez votre chemin, la douleur serait trop forte.

lundi 29 octobre 2007

Humeurs mélancoliques d'un dimanche vieillissant


Comment expliquer la place particulière qu'occupent dans mon coeur certains moments privilégiés que la vie m'a offerts dans sa trop rare générosité? Je pense à des épisodes, parfois infimes, de ma vie, à quelques heures d'une grâce infinie partagées entre amis, instants subtils de plénitude sur lesquels frissonne une aile d'ange déployée sur nos fragiles épaules. En cette triste fin dominicale, alors que se sont dissipés les rayons du soleil, pourtant si généreux ce matin, transpire sous un ciel bas l'humeur sombre et douloureuse que je sens battre à la place de mon coeur, suie et encre noire mêlées. Un immense besoin d'amour, dont je n'ose évaluer l'ampleur, m'entend hurler, dans un silence assourdissant, le nom de ceux que j'aime ou qui m'ont, pour certains, fait l'honneur de traverser ma vie.
Guillaume, je n'ai pas oublié cette étrange nuit chez Alexandre (voir photo ci-dessus). Amalia, Alex, toi et moi, revenions du cinéma UTOPIA. Je ne sais plus pourquoi nous nous étions laissé tenter par le film de Jodorowski, Santa Sangre. Après un heure trente de pur délire, entre Ken Russel et Federico Fellini, nous étions sortis de la salle dans la nébuleuse nocturne la plus totale. Alex nous avait reçus dans son appartement, comme il avait l'habitude de le faire à cette époque, étant le premier parmi nous à avoir quitté le cercle familial. Chez lui, nous nous affalions souvent sur la moquette, dont il ramassait, avec un soin maniaque proportionnel à la maniaquerie du propriétaire qui lui louait le logement, les peluches et effilures que nos souliers ne manquaient jamais d'effilocher. Son poste radio-cassettes-cd constamment allumé envoyait sur les murs des sons d'église (Dead can Dance), des rythmes tribaux (Morgoth, Morbid angel) ou des apesanteurs de voix féminines éthérées (Kate Bush). Que de nuits blanches nous avons passées chez Alex, que de monde nous y avons croisé, que de réflexions artistiques nous avons entremêlées, que de gueules gothiques nous avons tirées dans le sérieux ô combien solennel de notre jeunesse estudiantine marginale ! Dans notre cercle, il ne fallait surtout pas fréquenter les boîtes de nuit, ces lieux de divertissement pour jeunes lobotomisés adeptes de la pensée unique. Et pourtant, malgré ces heures et ces semaines passées chez Alex, parmi les épisodes chaotiques qui ont animé nos vies, rien n'égale pour moi cette nuit d'après Santa Sangre. Sur ma photo, on te voit, Guillaume, allongé, songeur, à côté d'Amalia dont la tête repose dans ses deux mains réunies, les coudes sur une couverture qui te sert d'oreiller. Je ne sais plus pourquoi j'ai pris cette photo, j'ai dû être sensible à l'atmosphère si particulière de cette soirée plus calme que d'ordinaire, plus insaisissable aussi. Mais il passait dans ce silence, dans notre fatigue ou notre lassitude, une réelle complicité qui vaut pour moi toutes les démonstrations amicales. Le temps avait suspendu son mouvement, au profit d'un flottement agréable, grisant, chaleureux. Nous faisions à l'époque énormément de photos ensemble. Nous les préparions comme de véritables courts-métrages : elles racontaient notre amitié, notre passion pour le cinéma fantastique et de science-fiction. Elles étaient extrêmement composées, parce que nous ignorions encore que la beauté existait dans l'état de nature. Nous étions les partisans de l'artifice, source unique de beauté. Qu'est-ce qui m'a pris alors de vous photographier, Amalia et toi ? Une photo spontanée, où vous ne posez pas, tout imprégnés que vous semblez de la justesse inouïe de l'instant miraculeux que nous vivions tous les quatre. Une photo entre tristesse et beauté, luxe, calme et volupté.
Comment ne pas avoir, Guillaume, une pensée émue pour le portrait de moi que tu fis un peu plus tard au cours de la même soirée, photo ratée s'il en est, mais soeur jumelle de la mienne, son pendant en quelque sorte ?
C'est en m'y voyant que j'ai la certitude que nous étions tous dans la même humeur ce soir-là, flottant dans les sphères silencieuses de l'amitié partagée. Je me rappelle aussi que tu fis une photo d'Alex en train de boire son café. J'ai oublié pourquoi, mais sur cette photo on le voit sourire comme rarement : le sourire d'un enfant heureux de partager un instant avec ses potes, qui le sait et se laisse pénétrer de la certitude que cet instant sera éternel.


Ah, Alix, tu resteras à jamais gravée dans mon coeur, ne serait-ce que pour notre promenade improvisée, en cette après-midi merveilleuse où la neige avait élu domicile une fois n'est pas coutume à Avignon. Nous étions chez toi, tous les deux, et tu t'es précipitée aux fenêtres pour admirer les flocons venus nous rendre visite. Tu as ouvert pour laisser entrer l'air vigoureux, et nous avons su alors que nous ne raterions pas cette occasion rare de découvrir Avignon sous un nouveau visage. Au moment de te vêtir, tu m'as montré le chapeau de feutre bordeaux que je t'avais offert à ton anniversaire, heureuse de le porter sur ta blonde cascade, lady suranée au bras de son amoureux. Je ne pouvais pas ne pas te photographier tant ta beauté dépassait l'entendement, riche de ton intelligence, de ton anticonformisme, de ta sensibilité et de tous les paradoxes qui te rendaient chère à mes yeux. Ton portrait est devenu l'une de mes plus grandes fiertés.

Ce même jour, notre errance enneigée nous a conduits, toi et moi, derrière le Palais des Papes, en direction du rocher des doms, dans les hauteurs du parc aveuglé où nous avons senti la douceur côtonneuse des cristaux liquides accroître, par simple contact apposé sur notre peau, la chaleur bouillonnante de notre sang. Au bord de la mare aux canards, tu as eu l'amabilité de te plier à mes désirs superflus de photographe inutile et t'es assise, malgré son humidité, sur le banc de la promenade. A cause de la neige sur mes lunettes et sur l'objectif, j'ai fait la mise au point sur le décor, de sorte que l'on te voit auréolée d'un flou. Je n'ai jamais considéré cela comme un défaut de la photo. En effet, c'est ainsi que je vois le monde, avec mon regard de myope invétéré. La netteté est la dictature de notre époque obsédée par la perfection technique, qui croit qu'une image mieux définie augmente sa qualité. Nous vivons une époque qui tue la dimension tactile inhérente à toute forme d'art. Il n'y a pas si longtemps encore, pour déveloper une photo, nous tranchions dans la pellicule, nous la plongions dans des bains magiques d'où s'échappaient des émanations achimiques que rien ne remplacera désormais. Nous avons perdu le sens des textures (obsédés que nous sommes par la surface lisse des images numériques); nous avons dégradé la valeur du temps (obsédés que nous sommes par la peur du temps mort qui ne peut conduire qu'à l'ennui). Le progrès nous a convaincu du droit qui est le nôtre d'obtenir sans délai l'objet de notre désir, et même avant de l'avoir désiré si possible; notre société a tué le désir, cette formidable et irremplaçable pulsion de vie. Quand je te vois sur ce banc, Alix, je me sens pénétré à la fois par la tendresse indicible lié à ton souvenir et par la sensualité de l'image jusque dont la texture me fascine

Véronique, je ne te remercierai jamais assez de la matinée que tu m'as accordée ce samedi-là, dans la cour intérieure d'une résidence avignonnaise au milieu de laquelle trônait ce superbe puits présent encore dans mes rêves et auquel tu resteras à jamais liée, toi la féminité avide et passionnée, farouche partisane de tous les excés. Tu ne pouvais pas me faire plus beau cadeau que ta réaction, le jour où je t'ai offert un tirage personnel de cette photo. Tu l'as regardée, curieuse de découvrir ce que j'avais bien pu percevoir dans cette cour dallée. Tu m'as dit : "C'est bien, je me plais quand je me regarde sur ta photo." Cela restera ma fierté intime. Je n'ai jamais su portraiturer les gens, et les femmes encore moins. Je n'ai pu accomplir l'acte artistique qu'avec celles qui ont partagé une certaine intimité avec moi, celles qui ont respecté mon regard, même si elles ne le comprenaient pas toujours. Dans ton portrait, Véronique, le dallage a autant d'importance que le puits et ta personne. J'aime sa surface nervurée et saupoudrée de taches à laquelle le transfert numérique ici ne rend malheureusement pas justice.


Marion, ma soeurette, je souris quand je te vois sur cette image, contre le mur du passage Urbain v, sous la voûte magnifique qui mène à Utopia. En effet, je sais que tu ne t'y reconnais pas. Ce n'est pas un portrait de toi que j'ai réalisé, mais une allégorie de la mélancolie qui m'habite, ma compagne de solitude, si douce et si cruelle. Je ne pouvais pas avoir meilleure soeur que toi, Marion. Nos vies nous ont éloignés, nous nous parlons peu, mais je pense quelquefois à toi, dans le silence de mon coeur, et toujours avec une profondeur intacte que méritent ta générosité et ton intégrité de citoyenne du monde.


Derrière les villas où vivent toujours mes parents, en bordure du quartier avignonnais de Malpeigné, se trouvait ce chemin auquel on ne pouvait accéder qu'en transgressant une propriété privée. Le jardin que protégeaient de hauts murs d'un côté et une grille de l'autre a fini par devenir accessible dès lors que la demeure ancienne qu'il abritait s'est retrouvée abandonnée. Je m'y rendais souvent, seul ou avec un ami, une fois en compagnie de Véronique. C'est ce jour-là que j'ai photographié le chemin ensoleillé au bout duquel se cachait la mystérieuse bâtisse comme celle que découvrait Augustin Meaulnes après s'être égaré dans la campagne. Longtemps, le jardin et sa demeure ont habité mon âme, pèlerinage obligé de mes mercredi après-midi, à sonder les murs de la bâtisse abîmée pour en extraire le suc, la vie de la famille qui avait déserté ce lieu magique. J'imaginais dans les pièces vides et au coeur des escaliers effondrés la tournure qu'aurait pris mon enfance si mes parents avaient été propriétaires d'une si vaste maison affublée d'un donjon si empreint de mystère. Ce que ces lieux abandonnés me murmuraient avait un lien profond avec la solitude qui ne m'a jamais quitté, au-delà de ceux qui ont traversé ma vie. A présent, le domaine n'est plus, hormis dans le film secret de ma mémoire. Il m'en reste quelques clichés pris à des époques diverses, au fur et à mesure de la dégradation insidieuse de la demeure et de son jardin.

Au bout du chemin, à gauche, j'avais cru percevoir une infime vibration en provenance des fenêtres. Mon appareil photo a alors tenté d'en saisir l'écho. Les plantes qui gravissent la façade de la bâtisse sont les veines assêchées où autrefois circulait le flot de la vie. Je vous disais bien que l'horloge de ce lieu hanté bat toujours dans ma poitrine.

De toutes les photos que j'ai prises ce jour-là avec toi, Julia, dans le jardin de la Médiathèque d'Avignon, celle-ci n'est pas ma préférée. Mais je suis très fier de la texture des feuillages, dont sont tissées mes rêveries solitaires.


Pierre et Laurence, vous étiez la liqueur de mes rêves inassouvis. S'il était un couple digne des plus belles histoires d'amour que nous ait offertes la littérature, c'est bien vous que je choisirais. Dans le no man's land de mes études universitaires, vous étiez l'oasis, ma muse. Vous m'avez confié un jour le miracle lié à votre rencontre, cette petite clef attachée à la racine d'une plante grasse que vous aviez arrachée contre le mur de vos maisons natales respectives, clefs sur lesquelles étaient gravées les initiales de vos prénoms "P.L". A la fac de lettres, tout le monde devait vous croire de doux illuminés, mais moi je sais que cette histoire est vraie, de même qu'est troublant le parallèle que vous établissiez entre votre couple et celui, mythique, de Laure et Pétrarque. Pierre, tu écrivais des poèmes qui baignaient dans les roses de ton amour. Laurence, si menue, si délicate, et toi Pierre, tendre rêveur dans un corps qui aurait pu être taillé pour le rugby, je ne vous oublierai jamais. J'ai nourri à votre égard bien des fantasmes que je n'ose plus m'avouer, et dont vous n'avez jamais eu idée, je le sais. Qu'étais-je après tout pour vous, un jeune étudiant sympa, un peu à côté de la plaque donc plutôt attachant, mais sûrement une pièce rapportée d'infime valeur comparée à la noblesse de votre amour. D'ailleurs, une bulle vous accompagnait partout dans vos déplacements. Même quand on discutait avec vous, cela ne vous empêchait pas de vous adresser des messages subliminaux qui me rappelaient combien vous survoliez le monde étriqué qu'était le nôtre, dans des sphères que nul ne pouvait imaginer. Vous étiez heureux ensemble, nourris de la certitude qu'un jour vous quitteriez la France. Qu'êtes-vous devenus ?

jeudi 25 octobre 2007

Véronique ou les correspondances orgasmiques

Dans La double vie de Véronique, le beau film de Krzystof Kieslowski, quatre scènes en état de grâce, lumineuses , ouvrent de magnifiques correspondances entre l'art, la vie, la mort, l'amour. Elles se répondent elles-mêmes par un subtil jeu d'échos :
-tout d'abord, l'orgasme comme quête de la beauté absolue traduite par deux scènes de chant pami les plus belles qu'il m'ait été donné à ressentir au cinéma. Le film s'ouvre sur une chorale d'étudiantes parmi lesquelles brille l'organe incandescent de Weronica qui pousse l'ultime note de la composition jusqu'aux limites de l'asphyxie, alors que ses camarades, à bout de souffle, se sont tues depuis près de trente secondes. Ce qui irradie l'écran alors, c'est le visage d'Irène Jacob, d'une pureté inouïe, comédienne exceptionnelle couronnée à Cannes de la palme de la meilleure actrice en 1991. Weronica engage toute son âme dans ce chant empreint d'une joie profonde, inaltérable, que le ciel arrose de sa pluie mordorée. Il se dégage de cette allégresse intérieure une intensité presqu'insoutenable. Nous venons d'assister à l'expression resplendissante d'un orgasme artistique. Plus tard, dans la partie polonaise du film, nous retrouvons Weronica en tenue de choriste solo au cours d'un concert à l'opéra. La musique étrange et belle que fait vibrer l'orchestre déploie un crescendo qui s'apparente, là encore, à la montée en puissance d'une joie irradiante. La voix de Weronica s'envole (mais était-ce possible ?) vers des cîmes inimaginables. Au comble de l'orgasme, elle s'effondre. Quoi de plus normal ! Nous savions déjà la fragilité de son coeur qu'elle ne ménage pas parce que là est sa nature irrépressible : vivre l'instant présent dans la quête infinie de l'intensité émotionnelle; être perméable à tout ce qui l'entoure, depuis le grotesque d'un passant exhibitionniste jusqu'à la compassion dirigée sur cette vieille femme courbée qui souffre pour jeter une bouteille dans le contener à verres. Cette image, nous la retrouverons plus loin dans la partie française du film, ainsi que dans la Trilogie Bleu Blanc Rouge qui esquissera à partir d'elle une évolution subtile du civisme (depuis l'indifférence jusqu'à la fraternité).
-l'art est admirablement confondu avec la pulsion de vie : c'est en succombant à la pâmoison que Weronica dévie la trajectoire du film, jusqu'alors centrée sur elle, vers une autre jeune femme, Véronique, son double identique dans la différence. Est-ce un hasard si Véronique se sent habitée par le fantôme de l'autre Weronica au moment de ce qui apparaît à l'écran comme son premier orgasme ? D'ailleurs la bande sonore relie les deux personnages, et à la note ultime de la soprano succède le petit cri d'agonie de Véronique, à la différence sublime qu'il s'agit pour elle alors d'une naissance : à elle-même, à l'amour, à la vie, à l'autre qui vibre en elle, près d'elle.

Peu de cinéastes ont su traduire avec une telle finesse la mélancolie indicible qui succède à l'orgasme. Dans le souffle toujours ralenti de Véronique, et dans les sanglots qui la caressent, se déploient dans la durée du plan les émotions contradictoires qui traversent l'homme lorsqu'il a atteint, dans sa quête d'amour, le point de non-retour. La fragilité sur le visage d'Irène Jacob se teinte d'une plénitude rendue tactile par la caméra magique du cinéaste polonais.

Un autre orgasme sera filmé dans sa continuité vers la fin : sans doute le plus beau. Jamais une caméra n'avait approché à ce point l'intimité d'un visage, à l'exception de l'immense Ingmar Bergman.

Sur la musique de La double vie de Véronique

La musique jouée lors de la scène du concert étonne par l'étrangeté de sa tonalité. S'y mêlent à un point troublant l'ancien et le moderne, jusqu'à l'indécision, ce qui prête à la composition une note intemporelle. Lorsque Véronique, à son école, fait jouer ses petits élèves, nous reconnaissons, mais déformée par l'inexpérience émouvante des musiciens en herbe, la même mélodie. Elle est alors présentée comme l'oeuvre inédite d'un compositeur obscur du XVIII°siècle que l'on aurait récemment découvert : Van Den Budenmayer. Sur le livret qui accompagne la Bande Originale du film, cette composition est bel et bien créditée du même compositeur. Etant donné que nous l'entendons dans différentes orchestrations, le doute est permis quant au mérite réel de Sbigniew Preisner, pourtant seul compositeur crédité sur la pochette du disque. Dans Rouge, Irène Jacob, chez un disquaire, écoute une musique qui la transporte réellement. Au vendeur, elle demande s'il possède encore des exemplaires de ce disque. Il va en effet le lui chercher au fond de sa boutique et lui ramène un 33 tours dont la pochette crédite de nouveau Van Den Budenmayer. A la sortie de La double vie de Véronique, des mélomanes ont voulu se documenter sur ce compositeur inconnu mais ô combien génial. Il est drôle de constater que cet artiste obscur est en fait la création ludique de Sbigniew Preisner, le compositeur, réel celui-ci, de toutes les musiques des films de Kieslowski depuis Le décalogue. La supercherie rappelle celle de Pierre Louys, à l'époque des Chants de Bilitis, qui avait inventé une vraie-fausse poétesse dont lui-même, avec une modestie feinte, n'aurait été que le découvreur-traducteur.


samedi 20 octobre 2007

Edgar Poe et le cinématographe

Si Edgar Alan Poe avait connu le cinématographe, qu'en aurait-il pensé ? Notre sensibilité familière avec les oeuvres du poète américain nous incline à croire qu'il en eût été charmé. Son art littéraire entretient un rapport obsessionnel avec l'image dans sa description de la paranoïa et du fétichisme le plus macabre : souvenons-nous des dents de Morella. De même que l'auteur dans son propre pays n'a jamais joui en son temps d'une bonne réputation, de même le cinéma américain n'a jamais su transcrire visuellement ses histoires les plus extraordinaires.

Tout d'abord, Poe n'a pas écrit un seul roman, et cela pose un délicat problème aux cinéastes qui ont voulu l'adapter : en effet, au cinéma point ne semble de salut en dehors des longs métrages. Une oeuvre courte ne saurait rivaliser avec la noblesse du format long. Un film doit durer une heure et demie. Roger Corman dans les années soixante est le cinéaste américain qui a le plus souvent adapté les nouvelles célèbres de Poe : La chute de la maison Usher, Le masque de la mort rouge, Ligeia, Le puits et le pendule, L'enterré vivant, Le corbeau... Mais la volonté de conserver la dramaturgie resserrée des nouvelles (un décor unique, très peu de personnages) liée à celle de tirer le métrage au format d'un long aboutit à une dilution indigeste de leur puissance dramatique. Le plus grave est quand la nouvelle de Poe, mise en évidence par le titre, ne devient qu'un prétexte, ou un point de départ à un scénario qui part ensuite dans d'autres directions éloignées des intentions du poète. C'est le cas, à ce que j'en ai lu, du film Le corbeau qui devient un festival de grandes gueules du cinéma d'épouvante de l'époque, Vincent Price, Peter Lorre et Boris Karloff.

Dans La chute de la maison Usher, Roger Corman compose des plans élégants certes, mais cette beauté formelle sent le théâtral, le confiné. Le cinéaste tente bien de créer une atmosphère gothique, sauf que l'univers de Poe est d'une sensibilité beaucoup plus proche du romantisme. Autrement dit, il est aberrant de se contenter de suivre la narration d'une nouvelle aussi emblématique de son art sans y insuffler une puissance visionnaire seule capable d'approcher l'esprit des oeuvres. Le maître-mot pour adapter Poe demeure la sincérité, la communauté d'esprit avec le romantisme. Les films doivent se donner avant tout à ressentir. Et cette sensitivité manque cruellement aux innombrables adaptations de Poe à l'écran.

De même que la France, grâce à Baudelaire, a su comprendre le génie de Poe mieux que ses compatriotes d'Outre Atlantique, de même c'est à un cinéaste de l'hexagone que nous devons l'adaptation la plus aboutie d'une de ses oeuvres.

Je n'ose imaginer la réaction des fans d'Edgar Poe qui, faute de mieux, s'extasient sur les films de Roger Corman auxquels ils ont établi une solide réputation, s'il avaient la chance un jour de découvrir La chute de la maison Usher de Jean Epstein. Quel choc cela ferait chez les Gothiques ! Quelle pitié je ressens envers ceux qui ne connaissent du gothique au cinéma que les films de Tim Burton. Tim Burton a un talent indéniable. On ne saurait nier sa sincérité, sa générosité, sa tendresse pour les inadaptés (Edward aux mains d'argent, Charlie et la chocolaterie), mais ses films se contentent de véhiculer une imagerie gothique de surface. Où sont passés les tourments du romantisme, la fièvre de la folie amoureuse, la violence des sentiments ? L'oeuvre d'Emilie Bronté, presque comme celle d'Edgar Alan Poe, n'a jamais trouvé son égal au cinéma parce que trop extrême, trop morbide, trop désespérée, trop visionnaire dans sa compréhension du mal.

Je voudrais remercier Patrick Brion (le célèbre programmateur du ciné-club de France 2) grâce à qui j'ai pu découvrir, ô plaisir rare, ce film oublié de 1928. J'étais au lycée à l'époque, mon père l'avait enregistré, et je l'avais visionné un mercredi après-midi. L'esprit de Poe, projeté sur l' écran, était si fort, si envoûtant, que j'ai passé l'après-midi à me mater en boucle La chute de la maison Usher, véritablement obsédé par les images incroyables jaillies de l'oeil fertile de Epstein. C'est bien simple, ce film n'a qu'un seul équivalent : le Nosferatu de Murnau. Mais si le film muet allemand est une symphonie de l'horreur, le film muet de Epstein serait une sonate de l'indicible épouvante.

Epstein a compris que pour atteindre la durée d'un long métrage, à l'époque une heure cinq, il ne fallait surtout pas diluer les drames de Poe, mais au contraire brasser plusieurs thèmes même s'il faille pour cela emprunter des éléments à plusieurs nouvelles. C'est ainsi que La chute de la maison Usher, dont un assistant à la mise en scène n'est autre que le débutant Luis Bunuel, fusionne deux récits : Usher et Le portrait ovale. Son film s'inscrit dans un romantisme sauvage qui n'élude pas l'obsession morbide ni la torture que peut susciter l'amour fou. La maison de Roderick est le reflet extérieur de son esprit tourmenté. Bien des scènes ici mériteraient de figurer dans une anthologie de ce qu'il faut faire pour créer une ambiance :

-le peintre qui peint sa femme, laquelle dépérit de jour en jour


-les travellings novateurs au ras du sol dans les couloirs

-la traversée hallucinante de la forêt pour porter le cercueil jusqu'au tombeau de Madeline

-l'attente finale de Roderick assis sur son siège à bascule tandis qu'autour de lui la raison se dérègle jusqu'à la hantise

-l'errance nocturne de Madeline après sa sortie du tombeau

-la destruction du château

Il est inutile de tout citer : ce film est un chef d'oeuvre qui a dû terrasser à l'époque André Breton et les surréalistes. La mise en scène de Jean Epstein aurait pu souffrir de son caractère trop théorique sans la puissance de ses images. Tout le film travaille au corps le montage (superposition d'images-ralentis-inserts visant à transcrire la notion littéraire de synesthésie). Tout est réuni pour dilater la temporalité : les plans de coupe sur l'horloge dans laquelle la caméra pénètre jusqu'à montrer en gros plan le mouvement impressionnant de son balancier, les plans sur ses aiguilles vacillantes, les gros plans sur le visage de Roderick donnent la sensation d'un écoulement hyperréaliste du temps qui traduit avec une force exceptionnelle l'attente finale précédent l'irruption dans le château de Madeline avec son suaire.

Mais qu'attend notre pays, si fier de sa cinéphilie, pour faire paraître une édition DVD digne de ce monument français honteusement méconnu ? Les Américains, eux, ont su lui rendre les faveurs qu'il mérite.

J'ai eu la chance de trouver cette édition DVD à Paris, en import uniquement. Les intertitres français (le film est muet, rappelons-le, mais néanmoins dialogué) y sont lus en Anglais par Jean-Pierre Aumont. La musique choisie pour accompagner les images a été supervisée en 1980 par l'historien et critique musical Rolande de Candé à partir de thèmes médiévaux adaptés. C'est avec cette même bande sonore que j'avais découvert le film au ciné-club de Patrick Brion. Il m'est impossible de concevoir une autre musique. Ces mélodies mélancoliques médiévales épousent les images comme une soeur jumelle et je suis certain que Epstein lui-même les eût approuvées.

lundi 15 octobre 2007

Quelque chose d'enfantin

Existe-t-il expérience plus bouleversante que revivre avec plus de vingt cinq ans de retard cet instant "insensible" où nous avons basculé dans le monde adulte ? C'est le souvenir profondément émouvant que nous relate la chanteuse Tori Amos dans les commentaires audio qui accompagnent le clip de "Winter", l'une de ses plus belles chansons qu'elle a écrite et composée en l'honneur de son père.




Je suis très sensible à l'art de Cindy Palmano, fidèle collaboratrice de Tori Amos qui a mis en images quelques-unes de ses chansons. Ce sont peut-être les plus intimes de la chanteuse américaine.
Dans ces clips, il ne se passe pour ainsi dire rien de remarquable a priori. Réalisés visiblement avec un budget dérisoire, ils poussent la sobriété jusqu'au stylisme le plus enfantin. "Winter" n'échappe pas à cette règle déjà entamée avec "Silent all these years". Cindy Palmano joue avec une délicatesse infinie de la douceur des tons pastel. La palette de couleurs est limitée au blanc, au bleu, avec, parfois, des éclats d'orange et de rouge qui se remarquent d'autant plus. Plutôt que d'illustrer bêtement la chanson (mais les textes hermétiques et complexes de Tori le permettent-ils ?), la réalisatrice préfère traduire une atmosphère, une humeur, qui révèlent la chanson à elle-même. Dans "Winter", Tori joue avec des enfants déguisés comme pour une représentation théâtrale naïve où leurs visages sont auréolés de pétales de fleurs.

Puis, la jeune femme se dirige vers le mur de droite dans lequel est pratiquée une ouverture correspondant à un cadre de fenêtres vide. Elle l'enjambe et la caméra en un lent travelling franchit la cloison en plan de coupe. Quand elle ressort de l'autre côté du mur, Tori n'est plus vêtue de son tricot ni de son jean bleus, mais porte un ensemble blanc comme la pièce immaculée dans laquelle elle vient de pénétrer, et au milieu de laquelle trône un piano blanc lui aussi. On le sait, cet instrument est inséparable de la chanteuse depuis son jeune âge. Quand elle en joue, il devient un prolongement d'elle-même, il fait corps avec elle, et traduit ce que ses textes peut-être ne parviennent pas à exprimer.

Dans la dernière partie du clip vidéo, soudain la palette de couleurs pastel s'enrichit de couleurs flamboyantes au premier rang desquelles s'affirme la chevelure rousse de Tori, tandis qu'un vent furieux la fait onduler comme une touffe d'algues battue par les courants. Dans une coupe, s'envolent des fleurs multicolores qui viennent se poser sur le sol jusqu'à former un cercle et dessiner au centre des motifs qui lui donnent l'apparence d'un emblème mystérieux. C'est lors de ce passage lyrique que l'orchestre s'éveille de manière inattendue. Tori n'y est plus la même, plus femme fatale qu'enfant. Puis, l'écran devient noir, et les mains de Tori depuis le haut, abaissent cet écran jusqu'à révéler un gros plan de son visage. Alors qu'elle franchit une dernière fois le mur dans le sens inverse, le plan s'élargit légèrement et la montre vêtue comme au début de la chanson, mais sur son visage un voyage s'est imprimé, qui vibre d'une douleur muette dans ses yeux fatigués.

L'absence de ponctuation du texte ne m'a pas permis encore de traduire cette chanson, mais le message qu'on y entend dans refrain est à peu près celui-ci : son père dit à Tori qu'elle doit apprendre à vivre seule car il ne sera pas éternellement auprès d'elle malgré son amour. Cindy Palmano était la mère d'un petit garçon depuis trois ou quatre ans, et cette expérience de la maternité a influencé les deux clips "Silent all these years" et "Winter", le second étant une variation autour des thèmes du premier. "Silent all these years" est sans doute plus riche du point de vue des idées visuelles qu'y déploie la réalisatrice-photographe, mais "Winter" me touche davantage parce que la sobriété y reste de mise, parce qu'une émotion ténue traverse ce clip d'une beauté qui devient déchirante. Tori a été dirigée par trois femmes : Cindy Palmano (la réalisatrice), Karen Binns (la styliste), et Lesley Chilkes (la maquilleuse). Toutes les trois, lors du tournage, se sont ouvertes sur leur lien avec un homme, que ce soit leur père ou quelqu'un qui remplisse à leurs yeux ce rôle, à moins que ce ne soit le père qu'elles auraient aimé avoir. Il y avait donc correspondance entre le thème de la chanson et leurs préoccupations sur le plateau de tournage. Cela a dû créer cette ambiance délicate et profonde que je ressens à la vision du clip. Tori a dit, dans son commentaire : "Je me souviens, Cindy avait vraiment besoin que je traverse une étape du passé, celle de la déception que l'on ressent en grandissant. C'est ce que je devais ressentir dans cette dernière partie du clip. J'ai filmé ça à la fin. Parfois on filme les gros plans au début parce qu'on a meilleure mine, mais Cindy ne voulait pas que j'aie meilleure mine." Ce temps, Tori en a eu besoin pour trouver l'émotion que lui demandait d'exprimer Cindy Palmano. La chanteuse a dû passer du temps avec les enfants sélectionnés lors du casting et présents sur le tournage. Et au cours des jeux auxquels ils l'ont fait participer, Tori a senti monter en elle ce sentiment oublié, enfoui en chacun de nous. Ses pleurs ont obligé la maquilleuse à refaire son maquillage. Et Cindy a pu filmer le second franchissement du mur par une Tori métamorphosée, montrant la douleur de la femme quand vibre en elle le deuil réactivé de l'enfant qu'elle fut jadis.






Je ressens le besoin de traduire en mots cette expérience de Tori. Cela sera le sujet de ma prochaine nouvelle. Je ne veux rien inventer, c'est Tori qui m'a fourni l'histoire. Je vais la retranscrire fidèlement. Mon enjeu est de taille : traduire ce sentiment que tout homme a ressenti ou ressentira un jour, car j'y vois la tragédie humaine. Nous vivons dans l'oubli de cette douleur. Dans ma nouvelle, Tori sera une chanteuse débordée par son emploi du temps, entre la réalisation de ses clips, ses concerts, ses séances photos en vue d'illustrer le livret de son prochain album, ses nuits passées à écrire inlassablement toutes les émotions qui l'habitent, ses heures passées à enrichir son site internet personnel, ses réponses aux lettres de ceux qui se reconnaissent en elle... Vivre de son art, en particulier dans le show biz, fait de tout chanteur un manager de son commerce, ce qui doit être décuplé quand on est une femme ne voulant rien devoir à personne et désirant conserver son intégrité absolue. Et au coeur de sa vie réglée au millimètre près, survient le tournage de "Winter" qui se révèle une expérience sensorielle inoubliable, qui la fera changer fondamentalement, et renforcera son courage, tout en lui rappelant les valeurs essentielles avec lesquelles il est bon et juste de rester connecté. Alors que Tori ne chantait jamais "Winter" en concert, elle lui accorde désormais la place qui lui est dûe. Mais cela, c'est mon histoire, et il faudra que je l'écrive : projet ambitieux et délicat, comme j'en ai l'habitude, mais seuls ces projets me stimulent, m'aident à vivre.

mercredi 10 octobre 2007

Le vent Paraclet ou la solitude de l'homme occidental


Sur les conseils de Holly, j'ai emprunté à la médiathèque un livre de Michel Tournier, auteur français qui ne m'est nullement familier. J'ai choisi Le vent Paraclet comme point de départ car il s'agit d'une sorte d'autobiographie intellectuelle où il s'explique sur ses oeuvres et nous offre l'opportunité de pénétrer dans "l'antichambre" (encore merci à Holly pour cette belle expression) de Vendredi ou les limbes du Pacifique et du Roi des Aulnes. Tout ce qu'il raconte concernant son rapport à la germanité a été pour moi une découverte. Je retiens aussi l'idée qui préside à son ambition d'écrivain : si Gide, son auteur préféré, déclarait écrire des livres faits pour être relus, en revanche Tournier, lui, ambitionne écrire des romans pour être lus une fois, avec l'espoir que ses oeuvres agissent sur le lecteur comme une reconnaissance, à la manière des grands récits fondateurs qui mettent en scène des personnages élevés au rang de mythe, au point que leur nom est devenu un emblême qui recouvre même l'auteur qui les a créés. Tournier rêve pour l'avenir que seules ses oeuvres restent dans l'inconscient collectif, même si son patronyme en tant qu'écrivain doive rejoindre l'oubli.


Il est un passage de son Vent Paraclet qui m'a bouleversé par sa justesse : évoquant le mythe de Robinson, il écrit : "Robinsonse présente d'abord comme le héros de la solitude. Jeté sur une île déserte,orphelin de l'humanité tout entière, il lutte des annéescontre le déserspoir,la crainte de la folie et la tentation du suicide. Or il me semble que cette solitude grandissante est la plaie la plus pernicieuse de l'homme occidental contemporain. L'homme souffre de plus en plus de solitude, parce qu'il jouit d'une richesse et d'une liberté de plus en plus grandes. Liberté, richesse, solitude ou les trois faces de la condition moderne. Il y a encore moins d'un siècle, l'Europeen était lié par sa famille, sa religion, son village ou le quartier de sa ville, la profession de son père. Tout cela pesait sur lui et s'opposait à des changements radicaux et à des options libres. C'est à peine s'il choisissait sa femme, et il ne pouvait guère en changer. Et toutes ces sujetions s'aggravaient du poids des contraintes économiques dans une société de pénurie et d'apreté/. Mais cette servitude soutenait et réchauffait en même temps qu'elle écrasait. On retrouve cela aujourd'hui quand on voyage dans les pays dits sous-développés. A coup sûr pas sous l'angle des relations inter-humaines. Dans ces pays, rarement un sourire adressé à une inconnue reste sans réponse. Il vous revient aussitôt, comme la colombe de l'archhe de Noé fleurie d'un rameau d'olivier. Spontanément un enfant vous aborde dans la rue et vous invite à venir prendre le thé avec sa famille(...) Après cela, débarquant à Marseille ou à Orly, on a froid au coeur en voyant ces visages de bois, tous ces visages morts, en sentant les ondes répulsives émises par chacun à l'encontre de tous les autres. Oui, nous vivons enfermés chacun dans notre cage de verre..."

Ici, Michel Tournier exprime une évidence dès qu'on fait l'effort d'observer les gens autour de soi. Je ne puis aborder quelqu'un dans la rue sans qu'il ne trouve mon élan social louche. On se comporte comme s'il fallait un code pour aller vers autrui. Je mets cela sur le compte de la peur, de l'égocentrisme, de l'indifférence, de la paresse.

Voilà au fond la source principale de ma douleur secrète et quotidienne.

lundi 8 octobre 2007

Quand la nuit m'habite...

La nuit me fascine littéralement depuis que j'ai passé l'âge d'avoir peur du noir. Les nombreux livres et films oeuvrant dans le genre fantastique, dont je me suis rassasié, m'ont permis, peu à peu, de me libérer des monstres tapis sous mon lit ou derrière le placard mural. Je crois que là réside le sens profond de notre attirance pour l'inexpliqué ou les mondes parallèles et surnaturels : en effet, ces oeuvres, et les auteurs qui les conçoivent, traîtent de nos peurs ancestrales qui nous renvoient à l'enfant enfoui en nous. Devenir adulte, nous apprend-on, consiste à enfermer notre esprit dans les oeillères du rationalisme hors duquel, prétend-on, il n'est point de salut. La réalité n'est pas si simple : nous avons autant besoin de nos peurs que nos poumons de l'oxygène. Supprimer ses peurs à l'enfant est un crime inexpiable.
A force d'affronter les miennes, au gré des pages tremblantes de Edgar Alan Poe, de Henry James ou de Edith Wharton, j'ai franchi une dimension de la nuit que j'ignorais. La nuit, c'est un velours noir déposé comme une veilleuse sur notre monde conscient, c'est une caresse étrange parce qu'elle nous annonce notre fin prochaine. On peut la fuir, par crainte de l'inconnu, mais on peut aussi l'accueillir, voire l'habiter.
Des artistes qui me sont chers en ont fait leur muse. Je voudrais vous convier à une promenade musicale au coeur des heures sombres. N'ayez pas peur, laissez-vous transporter par la froide sensualité d'une écharpe lunaire autour de votre nuque.
Angelo Badalamenti et David Lynch ont exploré la profondeur de la nuit et nous ont ramené de leur introspection un disque splendide : Floating into the night (1989, Warner Bros). Jusqu'alors le compositeur italien se mettait au service des films de son compatriote américain. Pour la première fois depuis le début de leur collaboration (rappelez-vous Blue Velvet), le cinéaste prête son talent d'écriture à des chansons composées par Badalamenti.
A cette époque, brille sur nos écrans cathodiques une série qui a totalement révolutionné le petit écran : Twin Peaks, dont le générique a sensibilisé les spectateurs aux odes électroniques et planantes de Badalamenti. Sur les notes égrenées d'une guitare basse s'écoule une mélodie simple comme un bonjour. Dans cette série, Lynch pastiche les séries noires dont il reprend la mécanique narrative du "Qui a tué..?" avec une pléiade de personnages tous plus suspects les uns que les autres. L'enquête de l'agent Dale Cooper s'enfonce dans le mystère qui unit les habitants de la ville, jusqu'à débusquer le mal qui se cache au coeur de la forêt. Mais bientôt il devient évident que la résolution de l'intrigue n'est pas ce qui intéresse le cinéaste plus enclin à sonder ses thèmes de prédilection : le rêve, le mal, l'amour. Twin Peaks est empreint d'une poésie champêtre où la forêt joue un rôle essentiel comme lieu de l'inconscient ou comme scène primitive de la barbarie. C'est cet aspect de la série (le plus romantique si je puis me permettre l'expression) est celui qui a présidé à la conception du disque Floating into the night. Pour son premier essai dans l'écriture de chansons, David Lynch déploie un talent poétique surprenant de part sa naïveté. Ses textes, avec une réelle économie de moyen, font affluer du tréfonds de la nuit les échos d'un romantisme désabusé, une ode à l'amour perdu sur laquelle plane l'ombre de la mort. En voici un exemple :
I FLOAT ALONE
"Floating through this darkness
All alone
Love is gone in darkness
Cold as a stone
Searching through the shadows you have known
Love's gone
Bare as a bone"
C'est la sécheresse du texte qui, ici, l'éloigne du lyrisme cher aux Romantiques.
Toutes les chansons de Floating into the night racontent des histoires d'amour, ou plutôt nous donnent à entendre une voix féminine d'outre-tombe qui ressasse jusqu'à l'obsession son dépit amoureux. Le disque, par l'homogénéité de son thème, peut s'apparenter à un album conceptuel sur la souffrance d'une jeune fille qui se noie dans le rideau opaque de la nuit. Ce qui est fascinant, c'est la coexistence de cette naïveté quasi enfantine des textes de Lynch et de l'omniprésence de la nuit; pas la nuit circonstanciée (ce moment d'une journée où nous dormons), mais la nuit véritable matière organique qui recouvre nos angoisses et notre détresse.
Voici un second exemple.
INTO THE NIGHT
"Into the night
I cry out
I cry out your name
Into the night
I search out
I search out your love..."

Lynch fait aussi intervenir un bestiaire qui lui est familier depuis le film Blue Velvet : le rossignol (symbole de l'amour)

THE NIGHTINGALE

"The nightingale

It said to me

There is love

Meant for me
This nightingale
It flew for me
And told me
That it found my love
...
My heart flies
With the nightingale
Through the night
All across the world

I long to see you

To touch you

To love you
Forever more "
On y rencontre aussi un cygne, symbole de la fragilité des sentiments.
THE SWAN
"You made the tears of love
Flow like they did when i saw
The dying swan...
I want your smile
I dreamt of your swan smile
And then wings moved the air
Water rings widened
As bells sounded
in the night

Then your smile died
On the water
Il was only a reflection
Dying with the swan"

Mais le texte le plus impressionnant demeure le dernier du disque : la jeune fille éplorée se dématérialise, fondue dans la nuit, créant une atmosphère spectrale en apesanteur.
THE WORLD SPINS
"Moving near the edge at night
Dust is dancing in the space
A dog and bird are far away
The sun comes up and down each day
Light and shadow change the walls
Halley's comet's come and gone
The things i touch are made of stone
Falling through this night alone
...
Love
Don't go away
Come back this way
Come back and stay
Forever and ever"
Au diapason des beaux textes minimalistes de Lynch, Angelo Badalamenti plonge dans la mélancolie de ses nappes aériennes de clavier d'où émergent parfois un saxophone solitaire, quelques relents d'un rock 50' déglingué évoquant l'univers velouté de Chris Isaac, ainsi que des percussions légères, réminiscences d'un jazz de minuit fatigué.
Mais ce disque ne serait pas ce qu'il est sans le chant éthéré de Julee Cruise qui promène sa voix désabusée sur le fil du rasoir, entre tristesse et beauté, froideur et tendresse.
Deux moments en état de grâce habitent cette oeuvre envoûtante : le premier survient lors de la chanson I remember, quand les percussions s'accélèrent et qu'une flûte reproduisant l'envol des oiseaux souligne la strophe suivante :
"It's a dream
You and me
It can't be real
I never felt a wind
So happy so warm
That sent seven little red birds up my spine
Singing"
N'est-ce pas une magnifique description sensitive de ce que pourrait ressentir une jeune fille lors de son premier baiser amoureux ? La métaphore des oiseaux est une merveille de délicatesse.
L'autre moment magique concerne la chanson I float alone, quand, à la fin de la seconde strophe, et avant que n'enchaîne la suivante, le piano de Badalamenti devient soudain d'une lourdeur solennelle, tandis que souffle un vent nocturne emplissant l'espace sonore, accompagné de bruitages évoquant le grincement d'une grille. Pendant quelques secondes, c'est le rideau de la nuit qui enveloppe l'auditeur, avec une puissance suggestive étourdissante.
Il est un autre disque qui donne à mes nuits leur texture particulière : il s'agit du The pearl d'Harold Budd et Brian Eno (EG records, 1984). L'instrumentation se réduit ici à un piano extrêmement réverbéré que tapissent en fond sonore les traitements électroniques dont seul Eno a le secret. Existe-t-il musique plus douce que celle-ci, plus apaisante ? Les compositions de Budd au piano s'écoulent au ralenti sur des motifs répétés qui accordent autant d'importance aux notes qu'à leur résonnance. Le silence alors s'invite dans les interstices laissés par les notes. L'idée est simple, l'effet extraordinaire. Mais ce qui fait selon moi la beauté si troublante du disque, c'est son mystère que dissimulent les mélodies minimalistes. En effet, l'univers de The pearl s'avère trompeur : sous la simplicité des compositions, se cachent des abîmes de perversité dont le titre Dark-Eyed Sister est le reflet le plus étrange. Le caractère épuré de la masse sonore met en évidence sa fausse sérénité. Chaque composition ressemble à la partie émergée d'un iceberg, elle suggère plus qu'elle ne dévoile, elle se veut l'écho d'un univers plus sombre et torturé qu'il n'en a l'air.

Après avoir effleuré les heures sombres avec Floating into the night, pénétré le mystère d'une perle enténébrée avec The pearl, il ne nous reste plus qu'à fusionner avec la nuit. Nul mieux que Steve Roach n'a plongé sa musique dans l'encre noire de la prêtresse de nos songes. Il lui a consacré deux albums : Midnight moon (Projekt, 2000) et Streams and currents (Projekt, 2002), ce que j'ai écouté de plus troublant et de plus envoûtant de toute ma vie de mélomane. Steve Roach est un compositeur californien de musique électronique. Il évolue dans la sphère d'une musique ambiante, comme l'a définie Brian Eno (c'est à dire une musique généralement sans percussions, souvent sans mélodie particulière, et dont la discrétion confine à l'effacement. C'est bien simple, l'ambiant music est une musique qui s'oublie; on ne l'écoute pas forcément, même si ce n'est pas interdit, on la ressent plutôt comme on peut se laisser envahir par une humeur. Cette musique pénètre dans les fibres de l'air ambiant comme un désodorisant sonore). Après avoir rendu hommage aux paysages de son Arizona natale, et exploré les rythmes tribaux des aborigènes d'Australie, Steve Roach ne pouvait pas ignorer un autre champ d'investigation primaire : le monde nocturne. Il le fait en développant un univers sonore qui porte à présent sa signature : le soundworld. C'est un écran sonore immatériel, complètement mouvant, qui tapisse l'espace quadriphonique et dont les motifs sont toujours les mêmes-jamais les mêmes. Il m'est extrêmement délicat de décrire l'effet sur l'auditeur de ce son que Roach a créé. Il s'en dégage une sérénité qui vise le sublime, voire le mysticisme. Dans Streams and currents et Midnight moon, il expérimente en ajoutant à sa liste d'instruments électroniques une guitare électrique. N'ayant jamais joué de cet instrument, il tâtonne, explore ses possibilités avec la fraîcheur de qui n'est pas formaté. Les sonorités qu'il génère à partir de ses improvisations guitaristiques sont absolument surprenantes. La réverbération importante lors de l'enregistrement rapproche les cordes pincées d'un clavier électronique. La musique de Streams and currents, totalement improvisée au cours des heures profondes de septembre, dans son studio personnel qu'il a appelé Timeroom, est la plus insaisissable que je connaisse, d'une fluidité inouïe, totalement informe et pourtant cohérente. Si vous n'aviez qu'un seul disque de Steve Roach à acheter, parmi la cinquantaine de ceux qu'il a composés, ce serait celui-ci, à condition que vous soyez prêt à ouvrir votre âme poétique, à recevoir la nuit jusque dans votre salon pour la sentir se répandre en vous au point de vous sentir habité par elle, quitte à ne plus entendre la musique. D'ailleurs, il est écrit à l'intérieur du livret "créée pour être lue en mode lecture répétée à faible volume". Les sonorités sont d'une telle subtilité qu'aucune écoute ne pourrait venir à bout des richesses de cette oeuvre. Steve Roach a peut-être, comme nul autre, créé la musique de l'inconscient.





vendredi 5 octobre 2007

Peter Greenaway ou l'art du pastiche


Récemment, MK2 productions a eu l'excellente initiative d'éditer, pour la première fois en France, en DVD, l'oeuvre magnifique de Robert Mulligan, The Other (1972). Cela n'était que justice, compte tenu de sa qualité inversement proportionnelle à son relatif anonymat. Ce n'est pas le premier cadeau avec lequel nous régale Marin Karmitz, ancien cinéaste français réputé pour ses documentaires politiques-période mai 68-reconverti depuis en producteur avisé qui applique dans sa défense du cinéma d'Art et d'Essai (cette appellation, quelle horreur vraiment !), les mêmes recettes libérales dont usent et abusent les multiplex. Autant cette démarche, qui vise l'esprit dialectique, me semble difficilement tenable, autant je trouve salutaires ses éditions DVD. Avant The Other, nous avons eu la chance d'admirer un coffret 4 DVD réunissant les premiers films de Krzysztof Kieslowski (La cicatrice, L'amateur, Le hasard, Sans fin), une superbe édition de La double vie de Véronique et bien d'autres merveilles, notamment Brève histoire d'amour (à mon sens, le chef d'oeuvre de Kieslowski, version longue d'un épisode du monumental Décalogue sur le thème de la luxure, film dont j'aurai l'occasion de vous reparler pour vous dire tout le bien que j'en pense, et pourquoi).
Et avant ces éditions consacrées au cinéaste polonais, MK2 a permis à tous les amateurs de Peter Greenaway de combler une frustration énorme en leur offrant un vrai cadeau de Noël : un coffret 4 DVD réunissant certes The draughman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) et Zoo, mais surtout des trésors insoupçonnés : les premières oeuvres de Greenaway (de nombreux courts-métrages, un moyen-métrage et un long-métrage intitulé The falls, couvrant la période 1963-1980, soit antérieure à Draughman's Contract.

Si vous êtes sensible aux films iconoclastes de Greenaway, et que le silence tombé sur lui depuis quelques années vous est insupportable, alors vous vous devez d'acquérir ce coffret qui vous fera remonter jusqu'aux sources du génie greenawayen (pardonnez-moi l'expression, mais tout ce qui concerne cet artiste me transporte, et mon sens de la mesure en prend un coup ! ) J'irai même plus loin : ses courts-métrages, au-delà de leur amateurisme évident (du point de vue technique uniquement, bien sûr), rivalisent sans aucun doute avec ses oeuvres les plus célèbres comme Drawning by numbers, The belly of an architect, Zoo. Ce ne sont pas des ébauches, l'oeuvre d'un talent en train de naître, mais bien l'éclosion d'un esprit vif à l'humour irrésistible (si tant est qu'on soit sensible à l'humour british). C'est bien simple, je ne vois pas très bien avec quels artistes le comparer, même si Peter Greenaway est un cousin de Raoul Ruiz, de Federico Fellini. En littérature, c'est davantage du côté de Jarry et de la pataphysique qu'il faudrait aller trouver des résonnances.
Il est évident que si vous n'avez rien vu de lui, et que vous commencez par le long-métrage The falls (près de 3h), vous avez des risques de décrocher rapidement, vaincu par KO tant le délire de son univers y est poussé à un degré qu'il n'atteindra plus jamais par la suite. Même l'univers des Monty Python est enterré, croyez-moi. En fait, le seul frein à l'achat de ce coffret indispensable, c'est son prix. Mais pour le reste...
Quel est le contenu de ses "early films, 1963-1980" ? Isolons pour le moment les courts-métrages qui durent chacun en moyenne 20 minutes.
"Intervals" est le plus ancien. C'est une oeuvre expérimentale qui prend pour cadre Venise, en noir et blanc, sur une musique enjouée de Vivaldi et le son d'un métronome qui scande la mesure au rythme d'un montage ultra rapide. Le film montre des plans fixes et des gens qui marchent, qui s'arrêtent, des bateaux qui passent. Les déplacements se font vers la droite ou vers la gauche, sur un travail hallucinant des plans de coupe qui n'hésitent pas parfois à faire se succéder deux plans identiques montées en sens inversé. L'ironie rieuse de Greenaway se résume à ce tour de force de ne jamais montrer l'eau de la ville.
"H is for House" est une liste de mots et d'images commençant par la lettre "h". Les images sont celles d'une maison de campagne. Le film semble couvrir l'espace d'une journée, tandis qu'on voit dans le jardin une mère et son très jeune enfant en train de manger, de se promener. Le commentaire récite des mots de l'alphabet (article "h") dont la diversité sémantique et phonétique finit par créer le vertige, tant ces mots sortis de leur contexte se succèdent sans aucun sens de l'harmonie ni de la logique (autre qu'alphabétique). C'est ainsi que nous ne nous étonnons plus que Heaven, Hell, Hitler, Happiness soient réunis à la lettre H du dictionnaire tant ils sont ici vidés de leur signification : en effet la voix qui les cite (probablement celle de Greenaway) est en décalage avec les images d'un film super 8, un film familial où le cinéaste filme sa femme et son enfant.
"Windows" entretient une parenté évidente avec le précédent court-métrage dans la mesure où il est issu sans conteste d'un film familial de Greenaway où le cinéaste filme sa maison, surtout l'intérieur puisque tous les plans cadrent des fenêtres, tandis qu'un commentaire en total décalage entre le débit et le contenu de ce qu'il raconte énonce sous forme de liste des statistiques de gens qui sont morts par défenestration. Le ton inflexiblement sérieux du commentateur (encore Greenaway ?) masque autant qu'il dévoile le caractère farfelu de cette liste qui, si elle s'avérait le résultat d'un travail phénoménal de recherche, n'en demeurerait pas moins absurde dans son souci maniaque d'organisation. En effet, les exemples de défenestrations relatées sont eux-mêmes rangés selon un ordre rigoureux qui suit soit l'heure de la journée, soit l'âge des défenestrés, soit le motif de la chute... C'est irracontable, ça s'écoute avec le vertige et le rire intérieur : c'est du Greenaway pur jus.
"Dear phone" pousse loin l'ironie du cinéaste. Greenaway s'est toujours interrogé sur le cinéma en tant que moyen d'expression artistique et se montre même sévère à l'encontre de son utilisation habituelle. Il affirme que rares sont les cinéastes qui ont su bien se servir de l'outil cinématographique et conclut que la plupart des films s'avèrent des illustrations de textes empruntés à la littérature, alors que les cinéastes auraient pu développer la spécificité du langage cinématographique. Prenant cette idée à la lettre, dans Dear Phone, il filme des textes (feuilles manuscrites) tandis qu'un commentaire raconte des histoires liées à des problèmes de communications téléphoniques).
"A Walk Through H" est la merveille de ses courts-métrages (40 minutes environ) qui condense l'art de Greenaway, sa fascination hallucinante pour les listes. Ce film est une prouesse technique puisque le cinéaste, selon ses dires, filme en gros plan "une série de cartes de descriptions, probablement réalisées par un ornithologue qui voit, glorifie et comprend le monde à travers son propre intérêt pour les oiseaux. Chaque carte s'efface à mesure que le voyageur les utilise..." Même cette présentation de Greenaway ne donne aucune idée de l'originalité d'un film admirable, d'une beauté plastique époustouflante. La caméra pénètre les tableaux et nous entraîne dans un voyage envoûtant et délirant. On y entend déjà la musique de son accolyte, Michael Nyman, son compositeur attitré à cette époque, jusqu'à Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Il va de soi que les cartes de descriptions ne sont pas l'oeuvre de l'ornithologue Tulse Luper, contrairement à ce qu'affirme le commentaire, mais bien de Greenaway lui-même qui a fait des études aux Beaux Arts avant de se tourner plus tard vers le cinéma.
"Vertical feature remake" est un film incroyable, qui, selon l'auteur, "est une célébration autant qu'une critique de la théorie structuraliste". Je ne m'aventurerai pas là non plus à entrer plus en détail : c'est irracontable.
Une de mes amies, Florence, a comparé la démarche intellectuelle de Greenaway à celle de l'écrivain Italo Calvino et, dans une moindre mesure, à celle d'Umberto Eco. Je suis plutôt d'accord avec elle. On retrouve chez ces écrivains, mais aussi chez Borgès, un sens de l'autodérision qui mèle érudition extrême et pastiche des discours de la critique universitaire.
"The falls" : ce long métrage d'une folle originalité est l'oeuvre de Greenaway qui côtoie sans trembler l'idée que je me fais du génie. J'ai horreur d'employer ce terme parce que je ne m'autorise pas en principe à juger si un artiste est un génie. Mais Greenaway est un tel falsificateur, si roublard, qu'il parvient sans peine à me le faire croire par moment. En tout cas, Borgès eût adoré The falls, je parie. Toujours sur une musique de Michael Nyman, il s'agit d'une série de 92 biographies (imaginaires mais présentées avec un sérieux qui vise le pastiche) qui, sous forme de documentaires de 2 à 3 minutes chacun, réunie des personnes "touchées par l'apocalypse du VEI (le "Violent Evénement Inconnu"), un phénomène associé aux oiseaux..."
Le seul regret concernant le contenu de ce coffret DVD réside dans l'absence du court-métrage 26 bathrooms (1985) où Greenaway étudie le rapport étrange que les Anglais entretiennent avec leur salle de bains. En suivant l'alphabet, il répertorie ainsi 26 exemples de salles de bains, de la plus rustique à la plus louffoque, en passant par la plus raffinée. Il y a dans le montage une virtuosité qui donne une ampleur kaléidoscopique à ce documentaire iconoclaste, qui ironise sur le rapport ambigu que les Anglais entretiennent avec leur intimité, ce mélange détonnant de puritanisme et d'anticonformisme.
J'ai la certitude de n'avoir fait que survoler ce coffret DVD. Il y a aussi les commentaires du cinéaste sur ZOO qui sont un modèle du genre et éclairent le film sur la démarche de l'auteur : fascinant. C'est que l'oeuvre de Greenaway m'impressionne tellement que je me sens ridiculement malingre à ses côtés. Si j'ai pu susciter chez vous la curiosité à l'égard de cet artiste, j'estimerai mon travail réussi.
A bientôt.

jeudi 4 octobre 2007

Paysages intérieurs : l'inquiétante banalité




Depuis l'enfance, j'entretiens un lien étrange et puissant avec certains lieux (réels ou imaginaires). Quand j'étais en classe de CP, sur le mur, au-dessus du bureau de mon maître, étaient affichés des tableaux naïfs qui figuraient les mêmes paysages fantasmés que nos inusables cartes de voeux, autant d'images d'épinal qui me transportaient loin, loin, dans un monde à la fois si proche du nôtre et incroyablement différent. La différence tenait peut-être à la lumière particulière qui baignait ces paysages enneigés, parfois plongés sous la luminescence d'une lune éternelle, à l'harmonie muette qui s'en dégageait et qui représentait pour moi quelque chose du Home (je ne connais pas de mot français qui traduise aussi justement ce que je ressentais). Je suis persuadé qu'il existe certains endroits sur terre auxquels nous relie une indicible humeur, parfaits reflets de notre intériorité, qu'aucun mot ne saurait traduire. Pour moi, la plage des Anglaises à Bandol, la colonie de Ferrassière près de Sault, au pied du Ventoux dans le Vaucluse. Et pour vous ?

Les Romantiques, surtout allemands comme le peintre Caspar Friedrich, l'avaient compris. Werner Herzog demeure l'un des très rares cinéastes contemporains (honteusement oublié depuis une dizaine d'années) à avoir su saisir l'étrange stupeur dans laquelle nous jettent des lieux connectés à ce que nous avons de plus intime, parfois même relevant de l'inconscient ou du subliminal. Dans son beau film, Coeur de verre, la séquence finale sur et autour de l'île est un moment magique parce que ce lieu représente pour Herzog son paysage intérieur. Il n'y a plus aucun dialogue, seules s'impriment dans la rétine des images sublimes, grandioses, mystiques, comme le cinéaste en a le secret. Rappelez-vous l'ouverture inoubliable de Aguirre ou la colère de dieu. Dans Nosferatu, fantôme de la nuit, quand Isabelle Adjani scrute anxieusement l'horizon qui se confond avec la texture de l'image comme si un drap était tendu entre elle et la mer, Herzog nous donne à sentir le poids de son attente, sa crainte de ne voir jamais revenir Jonathan. Autour d'elle, se dressent les tombes vermoulues d'un cimetière ancestral. Cette composition est digne de Caspar Friedrich. Un autre moment magique s'offre à nous lors du voyage de Jonathan, quand il s'enfonce dans la forêt des Carpathes après avoir quitté l'auberge où il a passé la nuit. Baluchon en bandoulière, il traverse le décor d'une forêt mythique. Il ne se passe rien de concret. Nous savons bien que tant qu'il n'a pas rejoint le château du comte Dracula, il ne court aucun danger. Encore une séquence sans dialogue, uniquement servie par les musiques de Popol Vuh et de Wagner, et les images sublimes de Herzog qui sait filmer le voyage, donner à sentir sa durée. Il joue en peintre inspiré avec la lumière mouvante du paysage, quand, vers le soir, s'amoncellent les nuages dans le ciel, jusqu'à le recouvrir totalement, tandis que Jonathan, toujours de dos, tarde à reprendre sa marche.

Le premier tableau à m'avoir réellement envoûté par son approche inquiétante du paysage intérieur est celui de Andrew Wyeth, Christina's world. Un regard inattentif ne perçoit d'abord qu'une image plane, réservant de grands espaces vides. Une jeune fille est allongée sur l'herbe dans un paysage de campagne qui évoque certains endroits des Etats-Unis comme le Connecticut. Sa position semble indiquer qu'elle amorce le mouvement de se relever. Nous la découvrons de dos. Longtemps, je n'ai jamais su expliquer ce que je ressentais devant ce tableau. Mais, il était indéniable que le peintre avait réussi à toucher une corde en moi qui vibrait dans un silence assourdissant, d'autant plus inquiétante que rien dans le motif de l'oeuvre apparemment ne justifie cette angoisse. Le secret de cette oeuvre réside en fait dans une particularité du personnage qui y est représenté. La jeune fille, si mes souvenirs sont exacts serait la soeur du peintre. Et si vous prêtez attention à la position de son corps, vous comprenez qu'il recèle un malaise. Christina est une handicapée. Wyeth l'a peinte sans ses béquilles, désorientée dans ce vaste paysage dont les proportions s'étirent à l'infini. Ce tableau me semble aussi fort que certains chefs d'oeuvre d'Edvar Munch. La filiation avec Hopper aussi s'avère indéniable. Plus tard, je me suis rendu compte que d'autres artistes avaient capté de ces paysages de campagne américaine la même sournoise impression d'étrangeté. Je pense à Robert Mulligan qui, dans son méconnu The Other, a su dépeindre, avec l'aide de la lumière, la douceur de ces paysages plombés par l'été. Ce cadre idyllique semble en harmonie avec les jeux de Niles et Holland, les deux frères jumeaux qui y passent leurs vacances, dans l'insouciance de l'enfance. Et pourtant, très vite dans le film, une sensation amère se glisse dans notre regard. La campagne est trop douce, le soleil trop doré, les champs de blé trop blonds, les deux enfants trop angéliques. Il s'agit d'une vision hyperréaliste qui introduit un malaise. Philip Ridley, dans The reflecting skin (L'enfant cauchemar : le titre français est une insulte à cette oeuvre forte), a su se souvenir de The Other au point de filmer ces paysages américains avec la même sensibilité buccolique un rien excessive. Il est même allé jusqu'à pulvériser les champs de blé avec une pluie de peinture dorée, lors de la séquence d'ouverture, quand le petit Seth traverse le champ pour rejoindre ses camarades avec le crapaud dans ses mains.

Le décor d'un film requiert pour moi une importance capitale; or il est malheureusement sacrifié au profit de la mode du gros plan. John Carpenter, Peter Weir et Werner Herzog ne l'ont jamais oublié. Je pense au beau film de Alan Rickman (grand comédien britannique), The winter guest, avec Emma Thompson, qui a donné le rôle principal au décor de son histoire, cette station balnéaire écossaise dont la mer est intégralement gelée (vision de pur cinéma, impressionnante). Il n'y a pas à proprement parler d'intrigue, seuls des personnages apparaissent, se croisent, souffrent, s'aiment, joue.. Mais la texture de l'image, alliée à une bande son très douce du regretté Michael Kamen, baigne le film entier dans une ambiance côtonneuse très réussie, qui envoûte et finit par émouvoir au-delà des mots.

Bonjour

J'ouvre mon journal en souhaitant à tous les futurs visiteurs la bienvenue. J'ignore quelle forme il prendra, mais je le veux aussi personnel que possible, reflet de mes goûts, de mes passions. J'y traiterai de cinéma, de théâtre, de musique, de littérature, d'art.