Jean-Daniel Verhaeghe, en 2006, a corrigé les défauts du premier film en revenant vers un style infiniment plus simple, mais qui finit pas sombrer dans l'académisme. Si les adolescents d'ajourd'hui vont voir ce film, ce qui est loin d'être une certitude, je comprendrai que cela les rebute encore plus du roman. En fait, ce qui me gêne, ce sont peut-être les raisons que je devine sous-jacente au film. N'oublions pas qu'il y a trois ou quatre ans, un film anodin a eu contre toute attente un très joli succès en France, dans les salles. Les Choristes a séduit un public populaire sensible à la madeleine que lui tendait cette comédie de moeurs. La France faisait comme si elle vivait encore dans les années cinquante. Ce retour à l'ordre, à l'autorité, cette négation du mal des banlieues. Certes, de belles valeurs traversent ce film, mais quel anachronisme ! Du coup, au collège, et ailleurs, les chorales se sont multipliées. Une émission de télé réalité a profité de l'engouement pour cette époque où les délinquants n'existaient pas. Dans Le pensionnat, on retrouvait l'autorité du proviseur rétablie. Le grand Meaulnes semble suivre les traces de cet état d'esprit dans l'air du temps, ce que tendrait à confirmer la présence de l'acteur découvert dans les Choristes, Jean-Baptiste Maunier (tiens encore un prénom composé commençant par Jean !). C'est donc un film sage comme une image, totalement inoffensif, qui ne comprend rien aux tourments d'Augustin Meaulnes réduits à pas grand chose. La réalisation est tout juste du niveau d'un téléfilm français, tellement appliquée que n'y passe aucune magie. Mais qu'est devenu le charme bouleversant du roman ? Le pire dans cette adaptation, c'est la disparition presque totale d'un personnage primordial du livre, même s'il y apparaît assez peu : Frantz de Galais. Les scénaristes ont eu peur de la complexité des intrigues, et ont décidé d'en sacrifier une partie. Malheureusement, Frantz de Galais, le double fantasmé d'Augustin Meaulnes, perd toute sa signification, sa force. Disparu l'épisode des Bohémiens qui s'installent dans le village, disparue l'aide qu'apporte le bohémien (Frantz déguisé) pour permettre à Meaulnes de retrouver le domaine sans nom. Au-delà de cette faute de goût, l'adaptation est plutôt fidèle, mais tronquée, ce qui ne rend pas justice à la belle et savante construction narrative du roman. Si vous êtes comme moi des admirateurs du roman, passez votre chemin, la douleur serait trop forte.
mercredi 31 octobre 2007
Le grand Meaules de nos jours
lundi 29 octobre 2007
Humeurs mélancoliques d'un dimanche vieillissant
Comment expliquer la place particulière qu'occupent dans mon coeur certains moments privilégiés que la vie m'a offerts dans sa trop rare générosité? Je pense à des épisodes, parfois infimes, de ma vie, à quelques heures d'une grâce infinie partagées entre amis, instants subtils de plénitude sur lesquels frissonne une aile d'ange déployée sur nos fragiles épaules. En cette triste fin dominicale, alors que se sont dissipés les rayons du soleil, pourtant si généreux ce matin, transpire sous un ciel bas l'humeur sombre et douloureuse que je sens battre à la place de mon coeur, suie et encre noire mêlées. Un immense besoin d'amour, dont je n'ose évaluer l'ampleur, m'entend hurler, dans un silence assourdissant, le nom de ceux que j'aime ou qui m'ont, pour certains, fait l'honneur de traverser ma vie.
C'est en m'y voyant que j'ai la certitude que nous étions tous dans la même humeur ce soir-là, flottant dans les sphères silencieuses de l'amitié partagée. Je me rappelle aussi que tu fis une photo d'Alex en train de boire son café. J'ai oublié pourquoi, mais sur cette photo on le voit sourire comme rarement : le sourire d'un enfant heureux de partager un instant avec ses potes, qui le sait et se laisse pénétrer de la certitude que cet instant sera éternel.
Ah, Alix, tu resteras à jamais gravée dans mon coeur, ne serait-ce que pour notre promenade improvisée, en cette après-midi merveilleuse où la neige avait élu domicile une fois n'est pas coutume à Avignon. Nous étions chez toi, tous les deux, et tu t'es précipitée aux fenêtres pour admirer les flocons venus nous rendre visite. Tu as ouvert pour laisser entrer l'air vigoureux, et nous avons su alors que nous ne raterions pas cette occasion rare de découvrir Avignon sous un nouveau visage. Au moment de te vêtir, tu m'as montré le chapeau de feutre bordeaux que je t'avais offert à ton anniversaire, heureuse de le porter sur ta blonde cascade, lady suranée au bras de son amoureux. Je ne pouvais pas ne pas te photographier tant ta beauté dépassait l'entendement, riche de ton intelligence, de ton anticonformisme, de ta sensibilité et de tous les paradoxes qui te rendaient chère à mes yeux. Ton portrait est devenu l'une de mes plus grandes fiertés.
Ce même jour, notre errance enneigée nous a conduits, toi et moi, derrière le Palais des Papes, en direction du rocher des doms, dans les hauteurs du parc aveuglé où nous avons senti la douceur côtonneuse des cristaux liquides accroître, par simple contact apposé sur notre peau, la chaleur bouillonnante de notre sang. Au bord de la mare aux canards, tu as eu l'amabilité de te plier à mes désirs superflus de photographe inutile et t'es assise, malgré son humidité, sur le banc de la promenade. A cause de la neige sur mes lunettes et sur l'objectif, j'ai fait la mise au point sur le décor, de sorte que l'on te voit auréolée d'un flou. Je n'ai jamais considéré cela comme un défaut de la photo. En effet, c'est ainsi que je vois le monde, avec mon regard de myope invétéré. La netteté est la dictature de notre époque obsédée par la perfection technique, qui croit qu'une image mieux définie augmente sa qualité. Nous vivons une époque qui tue la dimension tactile inhérente à toute forme d'art. Il n'y a pas si longtemps encore, pour déveloper une photo, nous tranchions dans la pellicule, nous la plongions dans des bains magiques d'où s'échappaient des émanations achimiques que rien ne remplacera désormais. Nous avons perdu le sens des textures (obsédés que nous sommes par la surface lisse des images numériques); nous avons dégradé la valeur du temps (obsédés que nous sommes par la peur du temps mort qui ne peut conduire qu'à l'ennui). Le progrès nous a convaincu du droit qui est le nôtre d'obtenir sans délai l'objet de notre désir, et même avant de l'avoir désiré si possible; notre société a tué le désir, cette formidable et irremplaçable pulsion de vie. Quand je te vois sur ce banc, Alix, je me sens pénétré à la fois par la tendresse indicible lié à ton souvenir et par la sensualité de l'image jusque dont la texture me fascine
Marion, ma soeurette, je souris quand je te vois sur cette image, contre le mur du passage Urbain v, sous la voûte magnifique qui mène à Utopia. En effet, je sais que tu ne t'y reconnais pas. Ce n'est pas un portrait de toi que j'ai réalisé, mais une allégorie de la mélancolie qui m'habite, ma compagne de solitude, si douce et si cruelle. Je ne pouvais pas avoir meilleure soeur que toi, Marion. Nos vies nous ont éloignés, nous nous parlons peu, mais je pense quelquefois à toi, dans le silence de mon coeur, et toujours avec une profondeur intacte que méritent ta générosité et ton intégrité de citoyenne du monde.
Derrière les villas où vivent toujours mes parents, en bordure du quartier avignonnais de Malpeigné, se trouvait ce chemin auquel on ne pouvait accéder qu'en transgressant une propriété privée. Le jardin que protégeaient de hauts murs d'un côté et une grille de l'autre a fini par devenir accessible dès lors que la demeure ancienne qu'il abritait s'est retrouvée abandonnée. Je m'y rendais souvent, seul ou avec un ami, une fois en compagnie de Véronique. C'est ce jour-là que j'ai photographié le chemin ensoleillé au bout duquel se cachait la mystérieuse bâtisse comme celle que découvrait Augustin Meaulnes après s'être égaré dans la campagne. Longtemps, le jardin et sa demeure ont habité mon âme, pèlerinage obligé de mes mercredi après-midi, à sonder les murs de la bâtisse abîmée pour en extraire le suc, la vie de la famille qui avait déserté ce lieu magique. J'imaginais dans les pièces vides et au coeur des escaliers effondrés la tournure qu'aurait pris mon enfance si mes parents avaient été propriétaires d'une si vaste maison affublée d'un donjon si empreint de mystère. Ce que ces lieux abandonnés me murmuraient avait un lien profond avec la solitude qui ne m'a jamais quitté, au-delà de ceux qui ont traversé ma vie. A présent, le domaine n'est plus, hormis dans le film secret de ma mémoire. Il m'en reste quelques clichés pris à des époques diverses, au fur et à mesure de la dégradation insidieuse de la demeure et de son jardin.
Au bout du chemin, à gauche, j'avais cru percevoir une infime vibration en provenance des fenêtres. Mon appareil photo a alors tenté d'en saisir l'écho. Les plantes qui gravissent la façade de la bâtisse sont les veines assêchées où autrefois circulait le flot de la vie. Je vous disais bien que l'horloge de ce lieu hanté bat toujours dans ma poitrine.
De toutes les photos que j'ai prises ce jour-là avec toi, Julia, dans le jardin de la Médiathèque d'Avignon, celle-ci n'est pas ma préférée. Mais je suis très fier de la texture des feuillages, dont sont tissées mes rêveries solitaires.
Pierre et Laurence, vous étiez la liqueur de mes rêves inassouvis. S'il était un couple digne des plus belles histoires d'amour que nous ait offertes la littérature, c'est bien vous que je choisirais. Dans le no man's land de mes études universitaires, vous étiez l'oasis, ma muse. Vous m'avez confié un jour le miracle lié à votre rencontre, cette petite clef attachée à la racine d'une plante grasse que vous aviez arrachée contre le mur de vos maisons natales respectives, clefs sur lesquelles étaient gravées les initiales de vos prénoms "P.L". A la fac de lettres, tout le monde devait vous croire de doux illuminés, mais moi je sais que cette histoire est vraie, de même qu'est troublant le parallèle que vous établissiez entre votre couple et celui, mythique, de Laure et Pétrarque. Pierre, tu écrivais des poèmes qui baignaient dans les roses de ton amour. Laurence, si menue, si délicate, et toi Pierre, tendre rêveur dans un corps qui aurait pu être taillé pour le rugby, je ne vous oublierai jamais. J'ai nourri à votre égard bien des fantasmes que je n'ose plus m'avouer, et dont vous n'avez jamais eu idée, je le sais. Qu'étais-je après tout pour vous, un jeune étudiant sympa, un peu à côté de la plaque donc plutôt attachant, mais sûrement une pièce rapportée d'infime valeur comparée à la noblesse de votre amour. D'ailleurs, une bulle vous accompagnait partout dans vos déplacements. Même quand on discutait avec vous, cela ne vous empêchait pas de vous adresser des messages subliminaux qui me rappelaient combien vous survoliez le monde étriqué qu'était le nôtre, dans des sphères que nul ne pouvait imaginer. Vous étiez heureux ensemble, nourris de la certitude qu'un jour vous quitteriez la France. Qu'êtes-vous devenus ?
jeudi 25 octobre 2007
Véronique ou les correspondances orgasmiques
Peu de cinéastes ont su traduire avec une telle finesse la mélancolie indicible qui succède à l'orgasme. Dans le souffle toujours ralenti de Véronique, et dans les sanglots qui la caressent, se déploient dans la durée du plan les émotions contradictoires qui traversent l'homme lorsqu'il a atteint, dans sa quête d'amour, le point de non-retour. La fragilité sur le visage d'Irène Jacob se teinte d'une plénitude rendue tactile par la caméra magique du cinéaste polonais.
Un autre orgasme sera filmé dans sa continuité vers la fin : sans doute le plus beau. Jamais une caméra n'avait approché à ce point l'intimité d'un visage, à l'exception de l'immense Ingmar Bergman.
Sur la musique de La double vie de Véronique
La musique jouée lors de la scène du concert étonne par l'étrangeté de sa tonalité. S'y mêlent à un point troublant l'ancien et le moderne, jusqu'à l'indécision, ce qui prête à la composition une note intemporelle. Lorsque Véronique, à son école, fait jouer ses petits élèves, nous reconnaissons, mais déformée par l'inexpérience émouvante des musiciens en herbe, la même mélodie. Elle est alors présentée comme l'oeuvre inédite d'un compositeur obscur du XVIII°siècle que l'on aurait récemment découvert : Van Den Budenmayer. Sur le livret qui accompagne la Bande Originale du film, cette composition est bel et bien créditée du même compositeur. Etant donné que nous l'entendons dans différentes orchestrations, le doute est permis quant au mérite réel de Sbigniew Preisner, pourtant seul compositeur crédité sur la pochette du disque. Dans Rouge, Irène Jacob, chez un disquaire, écoute une musique qui la transporte réellement. Au vendeur, elle demande s'il possède encore des exemplaires de ce disque. Il va en effet le lui chercher au fond de sa boutique et lui ramène un 33 tours dont la pochette crédite de nouveau Van Den Budenmayer. A la sortie de La double vie de Véronique, des mélomanes ont voulu se documenter sur ce compositeur inconnu mais ô combien génial. Il est drôle de constater que cet artiste obscur est en fait la création ludique de Sbigniew Preisner, le compositeur, réel celui-ci, de toutes les musiques des films de Kieslowski depuis Le décalogue. La supercherie rappelle celle de Pierre Louys, à l'époque des Chants de Bilitis, qui avait inventé une vraie-fausse poétesse dont lui-même, avec une modestie feinte, n'aurait été que le découvreur-traducteur.
samedi 20 octobre 2007
Edgar Poe et le cinématographe
Dans La chute de la maison Usher, Roger Corman compose des plans élégants certes, mais cette beauté formelle sent le théâtral, le confiné. Le cinéaste tente bien de créer une atmosphère gothique, sauf que l'univers de Poe est d'une sensibilité beaucoup plus proche du romantisme. Autrement dit, il est aberrant de se contenter de suivre la narration d'une nouvelle aussi emblématique de son art sans y insuffler une puissance visionnaire seule capable d'approcher l'esprit des oeuvres. Le maître-mot pour adapter Poe demeure la sincérité, la communauté d'esprit avec le romantisme. Les films doivent se donner avant tout à ressentir. Et cette sensitivité manque cruellement aux innombrables adaptations de Poe à l'écran.
De même que la France, grâce à Baudelaire, a su comprendre le génie de Poe mieux que ses compatriotes d'Outre Atlantique, de même c'est à un cinéaste de l'hexagone que nous devons l'adaptation la plus aboutie d'une de ses oeuvres.
Je n'ose imaginer la réaction des fans d'Edgar Poe qui, faute de mieux, s'extasient sur les films de Roger Corman auxquels ils ont établi une solide réputation, s'il avaient la chance un jour de découvrir La chute de la maison Usher de Jean Epstein. Quel choc cela ferait chez les Gothiques ! Quelle pitié je ressens envers ceux qui ne connaissent du gothique au cinéma que les films de Tim Burton. Tim Burton a un talent indéniable. On ne saurait nier sa sincérité, sa générosité, sa tendresse pour les inadaptés (Edward aux mains d'argent, Charlie et la chocolaterie), mais ses films se contentent de véhiculer une imagerie gothique de surface. Où sont passés les tourments du romantisme, la fièvre de la folie amoureuse, la violence des sentiments ? L'oeuvre d'Emilie Bronté, presque comme celle d'Edgar Alan Poe, n'a jamais trouvé son égal au cinéma parce que trop extrême, trop morbide, trop désespérée, trop visionnaire dans sa compréhension du mal.
Je voudrais remercier Patrick Brion (le célèbre programmateur du ciné-club de France 2) grâce à qui j'ai pu découvrir, ô plaisir rare, ce film oublié de 1928. J'étais au lycée à l'époque, mon père l'avait enregistré, et je l'avais visionné un mercredi après-midi. L'esprit de Poe, projeté sur l' écran, était si fort, si envoûtant, que j'ai passé l'après-midi à me mater en boucle La chute de la maison Usher, véritablement obsédé par les images incroyables jaillies de l'oeil fertile de Epstein. C'est bien simple, ce film n'a qu'un seul équivalent : le Nosferatu de Murnau. Mais si le film muet allemand est une symphonie de l'horreur, le film muet de Epstein serait une sonate de l'indicible épouvante.
Epstein a compris que pour atteindre la durée d'un long métrage, à l'époque une heure cinq, il ne fallait surtout pas diluer les drames de Poe, mais au contraire brasser plusieurs thèmes même s'il faille pour cela emprunter des éléments à plusieurs nouvelles. C'est ainsi que La chute de la maison Usher, dont un assistant à la mise en scène n'est autre que le débutant Luis Bunuel, fusionne deux récits : Usher et Le portrait ovale. Son film s'inscrit dans un romantisme sauvage qui n'élude pas l'obsession morbide ni la torture que peut susciter l'amour fou. La maison de Roderick est le reflet extérieur de son esprit tourmenté. Bien des scènes ici mériteraient de figurer dans une anthologie de ce qu'il faut faire pour créer une ambiance :
-le peintre qui peint sa femme, laquelle dépérit de jour en jour
-les travellings novateurs au ras du sol dans les couloirs
-la traversée hallucinante de la forêt pour porter le cercueil jusqu'au tombeau de Madeline
-l'attente finale de Roderick assis sur son siège à bascule tandis qu'autour de lui la raison se dérègle jusqu'à la hantise
-l'errance nocturne de Madeline après sa sortie du tombeau
-la destruction du château
Il est inutile de tout citer : ce film est un chef d'oeuvre qui a dû terrasser à l'époque André Breton et les surréalistes. La mise en scène de Jean Epstein aurait pu souffrir de son caractère trop théorique sans la puissance de ses images. Tout le film travaille au corps le montage (superposition d'images-ralentis-inserts visant à transcrire la notion littéraire de synesthésie). Tout est réuni pour dilater la temporalité : les plans de coupe sur l'horloge dans laquelle la caméra pénètre jusqu'à montrer en gros plan le mouvement impressionnant de son balancier, les plans sur ses aiguilles vacillantes, les gros plans sur le visage de Roderick donnent la sensation d'un écoulement hyperréaliste du temps qui traduit avec une force exceptionnelle l'attente finale précédent l'irruption dans le château de Madeline avec son suaire.
Mais qu'attend notre pays, si fier de sa cinéphilie, pour faire paraître une édition DVD digne de ce monument français honteusement méconnu ? Les Américains, eux, ont su lui rendre les faveurs qu'il mérite.
J'ai eu la chance de trouver cette édition DVD à Paris, en import uniquement. Les intertitres français (le film est muet, rappelons-le, mais néanmoins dialogué) y sont lus en Anglais par Jean-Pierre Aumont. La musique choisie pour accompagner les images a été supervisée en 1980 par l'historien et critique musical Rolande de Candé à partir de thèmes médiévaux adaptés. C'est avec cette même bande sonore que j'avais découvert le film au ciné-club de Patrick Brion. Il m'est impossible de concevoir une autre musique. Ces mélodies mélancoliques médiévales épousent les images comme une soeur jumelle et je suis certain que Epstein lui-même les eût approuvées.
lundi 15 octobre 2007
Quelque chose d'enfantin
Je suis très sensible à l'art de Cindy Palmano, fidèle collaboratrice de Tori Amos qui a mis en images quelques-unes de ses chansons. Ce sont peut-être les plus intimes de la chanteuse américaine.
Dans ces clips, il ne se passe pour ainsi dire rien de remarquable a priori. Réalisés visiblement avec un budget dérisoire, ils poussent la sobriété jusqu'au stylisme le plus enfantin. "Winter" n'échappe pas à cette règle déjà entamée avec "Silent all these years". Cindy Palmano joue avec une délicatesse infinie de la douceur des tons pastel. La palette de couleurs est limitée au blanc, au bleu, avec, parfois, des éclats d'orange et de rouge qui se remarquent d'autant plus. Plutôt que d'illustrer bêtement la chanson (mais les textes hermétiques et complexes de Tori le permettent-ils ?), la réalisatrice préfère traduire une atmosphère, une humeur, qui révèlent la chanson à elle-même. Dans "Winter", Tori joue avec des enfants déguisés comme pour une représentation théâtrale naïve où leurs visages sont auréolés de pétales de fleurs.
Puis, la jeune femme se dirige vers le mur de droite dans lequel est pratiquée une ouverture correspondant à un cadre de fenêtres vide. Elle l'enjambe et la caméra en un lent travelling franchit la cloison en plan de coupe. Quand elle ressort de l'autre côté du mur, Tori n'est plus vêtue de son tricot ni de son jean bleus, mais porte un ensemble blanc comme la pièce immaculée dans laquelle elle vient de pénétrer, et au milieu de laquelle trône un piano blanc lui aussi. On le sait, cet instrument est inséparable de la chanteuse depuis son jeune âge. Quand elle en joue, il devient un prolongement d'elle-même, il fait corps avec elle, et traduit ce que ses textes peut-être ne parviennent pas à exprimer.
Dans la dernière partie du clip vidéo, soudain la palette de couleurs pastel s'enrichit de couleurs flamboyantes au premier rang desquelles s'affirme la chevelure rousse de Tori, tandis qu'un vent furieux la fait onduler comme une touffe d'algues battue par les courants. Dans une coupe, s'envolent des fleurs multicolores qui viennent se poser sur le sol jusqu'à former un cercle et dessiner au centre des motifs qui lui donnent l'apparence d'un emblème mystérieux. C'est lors de ce passage lyrique que l'orchestre s'éveille de manière inattendue. Tori n'y est plus la même, plus femme fatale qu'enfant. Puis, l'écran devient noir, et les mains de Tori depuis le haut, abaissent cet écran jusqu'à révéler un gros plan de son visage. Alors qu'elle franchit une dernière fois le mur dans le sens inverse, le plan s'élargit légèrement et la montre vêtue comme au début de la chanson, mais sur son visage un voyage s'est imprimé, qui vibre d'une douleur muette dans ses yeux fatigués.
L'absence de ponctuation du texte ne m'a pas permis encore de traduire cette chanson, mais le message qu'on y entend dans refrain est à peu près celui-ci : son père dit à Tori qu'elle doit apprendre à vivre seule car il ne sera pas éternellement auprès d'elle malgré son amour. Cindy Palmano était la mère d'un petit garçon depuis trois ou quatre ans, et cette expérience de la maternité a influencé les deux clips "Silent all these years" et "Winter", le second étant une variation autour des thèmes du premier. "Silent all these years" est sans doute plus riche du point de vue des idées visuelles qu'y déploie la réalisatrice-photographe, mais "Winter" me touche davantage parce que la sobriété y reste de mise, parce qu'une émotion ténue traverse ce clip d'une beauté qui devient déchirante. Tori a été dirigée par trois femmes : Cindy Palmano (la réalisatrice), Karen Binns (la styliste), et Lesley Chilkes (la maquilleuse). Toutes les trois, lors du tournage, se sont ouvertes sur leur lien avec un homme, que ce soit leur père ou quelqu'un qui remplisse à leurs yeux ce rôle, à moins que ce ne soit le père qu'elles auraient aimé avoir. Il y avait donc correspondance entre le thème de la chanson et leurs préoccupations sur le plateau de tournage. Cela a dû créer cette ambiance délicate et profonde que je ressens à la vision du clip. Tori a dit, dans son commentaire : "Je me souviens, Cindy avait vraiment besoin que je traverse une étape du passé, celle de la déception que l'on ressent en grandissant. C'est ce que je devais ressentir dans cette dernière partie du clip. J'ai filmé ça à la fin. Parfois on filme les gros plans au début parce qu'on a meilleure mine, mais Cindy ne voulait pas que j'aie meilleure mine." Ce temps, Tori en a eu besoin pour trouver l'émotion que lui demandait d'exprimer Cindy Palmano. La chanteuse a dû passer du temps avec les enfants sélectionnés lors du casting et présents sur le tournage. Et au cours des jeux auxquels ils l'ont fait participer, Tori a senti monter en elle ce sentiment oublié, enfoui en chacun de nous. Ses pleurs ont obligé la maquilleuse à refaire son maquillage. Et Cindy a pu filmer le second franchissement du mur par une Tori métamorphosée, montrant la douleur de la femme quand vibre en elle le deuil réactivé de l'enfant qu'elle fut jadis.
Je ressens le besoin de traduire en mots cette expérience de Tori. Cela sera le sujet de ma prochaine nouvelle. Je ne veux rien inventer, c'est Tori qui m'a fourni l'histoire. Je vais la retranscrire fidèlement. Mon enjeu est de taille : traduire ce sentiment que tout homme a ressenti ou ressentira un jour, car j'y vois la tragédie humaine. Nous vivons dans l'oubli de cette douleur. Dans ma nouvelle, Tori sera une chanteuse débordée par son emploi du temps, entre la réalisation de ses clips, ses concerts, ses séances photos en vue d'illustrer le livret de son prochain album, ses nuits passées à écrire inlassablement toutes les émotions qui l'habitent, ses heures passées à enrichir son site internet personnel, ses réponses aux lettres de ceux qui se reconnaissent en elle... Vivre de son art, en particulier dans le show biz, fait de tout chanteur un manager de son commerce, ce qui doit être décuplé quand on est une femme ne voulant rien devoir à personne et désirant conserver son intégrité absolue. Et au coeur de sa vie réglée au millimètre près, survient le tournage de "Winter" qui se révèle une expérience sensorielle inoubliable, qui la fera changer fondamentalement, et renforcera son courage, tout en lui rappelant les valeurs essentielles avec lesquelles il est bon et juste de rester connecté. Alors que Tori ne chantait jamais "Winter" en concert, elle lui accorde désormais la place qui lui est dûe. Mais cela, c'est mon histoire, et il faudra que je l'écrive : projet ambitieux et délicat, comme j'en ai l'habitude, mais seuls ces projets me stimulent, m'aident à vivre.
mercredi 10 octobre 2007
Le vent Paraclet ou la solitude de l'homme occidental
lundi 8 octobre 2007
Quand la nuit m'habite...
Lynch fait aussi intervenir un bestiaire qui lui est familier depuis le film Blue Velvet : le rossignol (symbole de l'amour)
THE NIGHTINGALE
"The nightingale
It said to me
There is love
I long to see you
To touch you
Then your smile died
On the water
Il was only a reflection
Dying with the swan"
Après avoir effleuré les heures sombres avec Floating into the night, pénétré le mystère d'une perle enténébrée avec The pearl, il ne nous reste plus qu'à fusionner avec la nuit. Nul mieux que Steve Roach n'a plongé sa musique dans l'encre noire de la prêtresse de nos songes. Il lui a consacré deux albums : Midnight moon (Projekt, 2000) et Streams and currents (Projekt, 2002), ce que j'ai écouté de plus troublant et de plus envoûtant de toute ma vie de mélomane. Steve Roach est un compositeur californien de musique électronique. Il évolue dans la sphère d'une musique ambiante, comme l'a définie Brian Eno (c'est à dire une musique généralement sans percussions, souvent sans mélodie particulière, et dont la discrétion confine à l'effacement. C'est bien simple, l'ambiant music est une musique qui s'oublie; on ne l'écoute pas forcément, même si ce n'est pas interdit, on la ressent plutôt comme on peut se laisser envahir par une humeur. Cette musique pénètre dans les fibres de l'air ambiant comme un désodorisant sonore). Après avoir rendu hommage aux paysages de son Arizona natale, et exploré les rythmes tribaux des aborigènes d'Australie, Steve Roach ne pouvait pas ignorer un autre champ d'investigation primaire : le monde nocturne. Il le fait en développant un univers sonore qui porte à présent sa signature : le soundworld. C'est un écran sonore immatériel, complètement mouvant, qui tapisse l'espace quadriphonique et dont les motifs sont toujours les mêmes-jamais les mêmes. Il m'est extrêmement délicat de décrire l'effet sur l'auditeur de ce son que Roach a créé. Il s'en dégage une sérénité qui vise le sublime, voire le mysticisme. Dans Streams and currents et Midnight moon, il expérimente en ajoutant à sa liste d'instruments électroniques une guitare électrique. N'ayant jamais joué de cet instrument, il tâtonne, explore ses possibilités avec la fraîcheur de qui n'est pas formaté. Les sonorités qu'il génère à partir de ses improvisations guitaristiques sont absolument surprenantes. La réverbération importante lors de l'enregistrement rapproche les cordes pincées d'un clavier électronique. La musique de Streams and currents, totalement improvisée au cours des heures profondes de septembre, dans son studio personnel qu'il a appelé Timeroom, est la plus insaisissable que je connaisse, d'une fluidité inouïe, totalement informe et pourtant cohérente. Si vous n'aviez qu'un seul disque de Steve Roach à acheter, parmi la cinquantaine de ceux qu'il a composés, ce serait celui-ci, à condition que vous soyez prêt à ouvrir votre âme poétique, à recevoir la nuit jusque dans votre salon pour la sentir se répandre en vous au point de vous sentir habité par elle, quitte à ne plus entendre la musique. D'ailleurs, il est écrit à l'intérieur du livret "créée pour être lue en mode lecture répétée à faible volume". Les sonorités sont d'une telle subtilité qu'aucune écoute ne pourrait venir à bout des richesses de cette oeuvre. Steve Roach a peut-être, comme nul autre, créé la musique de l'inconscient.
vendredi 5 octobre 2007
Peter Greenaway ou l'art du pastiche
Et avant ces éditions consacrées au cinéaste polonais, MK2 a permis à tous les amateurs de Peter Greenaway de combler une frustration énorme en leur offrant un vrai cadeau de Noël : un coffret 4 DVD réunissant certes The draughman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) et Zoo, mais surtout des trésors insoupçonnés : les premières oeuvres de Greenaway (de nombreux courts-métrages, un moyen-métrage et un long-métrage intitulé The falls, couvrant la période 1963-1980, soit antérieure à Draughman's Contract.
Si vous êtes sensible aux films iconoclastes de Greenaway, et que le silence tombé sur lui depuis quelques années vous est insupportable, alors vous vous devez d'acquérir ce coffret qui vous fera remonter jusqu'aux sources du génie greenawayen (pardonnez-moi l'expression, mais tout ce qui concerne cet artiste me transporte, et mon sens de la mesure en prend un coup ! ) J'irai même plus loin : ses courts-métrages, au-delà de leur amateurisme évident (du point de vue technique uniquement, bien sûr), rivalisent sans aucun doute avec ses oeuvres les plus célèbres comme Drawning by numbers, The belly of an architect, Zoo. Ce ne sont pas des ébauches, l'oeuvre d'un talent en train de naître, mais bien l'éclosion d'un esprit vif à l'humour irrésistible (si tant est qu'on soit sensible à l'humour british). C'est bien simple, je ne vois pas très bien avec quels artistes le comparer, même si Peter Greenaway est un cousin de Raoul Ruiz, de Federico Fellini. En littérature, c'est davantage du côté de Jarry et de la pataphysique qu'il faudrait aller trouver des résonnances.
Il est évident que si vous n'avez rien vu de lui, et que vous commencez par le long-métrage The falls (près de 3h), vous avez des risques de décrocher rapidement, vaincu par KO tant le délire de son univers y est poussé à un degré qu'il n'atteindra plus jamais par la suite. Même l'univers des Monty Python est enterré, croyez-moi. En fait, le seul frein à l'achat de ce coffret indispensable, c'est son prix. Mais pour le reste...
Quel est le contenu de ses "early films, 1963-1980" ? Isolons pour le moment les courts-métrages qui durent chacun en moyenne 20 minutes.