mercredi 11 novembre 2009

My Winnipeg


Amoureux de Melies ou de Griffith, de Proust, de David Lynch et de psychanalyse, ne ratez surtout pas My Winnipeg, une expérience cinéphilique "unique" due à notre très cher cinéaste canadien Guy Maddin, un artiste rare :
-Il n'a réalisé que 10 longs métrages en 23 ans de carrière.
-La distribution de ses films reste pour le moins élliptique et défaillante : c'est ainsi que nous découvrons ses oeuvres dans le désordre chronologique, quand certaines ne sont pas carrément occultées.
-Peu d'exploitants de salles osent projeter ses films en raison d'une ignorance abjecte ou d'une frilosité qui ne l'est pas moins, privant le public passionné d'un rendez-vous avec l'originalité et la poésie qui revigorent le 7°art mieux que n'importe quels films de Lynch réunis.
-Il fait partie de ces rares cinéastes dont je suis devenu un fervent admirateur. Je le compte parmi mon trio de cinéastes canadiens-fêtiche aux côtés de Atom Egoyan et David Cronenberg.

Les occasions de vivre une étourdissante expérience sensorielle sont si rares qu'il serait obscène de rater les films de Guy Maddin. Je n'en ai pas vu beaucoup, à peine trois longs-métrages ( Dracula : pages tirées du journal d'une vierge, Brand upon the Brain, My Winnipeg), parce que les médias ne parlent presque jamais de lui, parce que ses films sont mal diffusés en France et parce qu'il faut du temps aussi pour se forger une culture cinéphilique digne de ce nom. J'ai raté The saddest music in the world, mais j'aurai l'occasion d'un rattrapage en temps voulu.

My Winnipeg a été réalisé en 2007 et semble projeté sur certains de nos écrans alors que Guy Maddin jouit enfin en France d'une considération tardive : en effet, à Beaubourg, il nous est offert la chance de découvrir une rétrospective de son oeuvre. Quels chanceux, ces Parisiens !

Dores et déjà, My Winnipeg s'avère à mes yeux l'oeuvre la plus aboutie de son auteur, du moins la plus cohérente. Contrairement à ses habitudes, il ne s'agit pas cette fois d'une fiction élaborée à partir de ses souvenirs, mais d'un Documentaire au sens noble du terme. Attention, ne vous attendez pas à découvrir le travail austère d'un cinéaste qui, après s'être documenté sur une ville et avoir classé ses informations sur le sujet, vous en exposerait une vision objective, géographique, sociale et politique.
Les documentaires sont revenus sur le devant de la scène, et c'est tant mieux : ils interrogent notre Monde et en dénoncent les tares . Mais Guy Maddin se situe dans une démarche totalement, et irrémédiablement, différente. Loin de viser une impossible objectivité, il assume le caractère subjectif de sa vision et plonge au plus profond de lui-même pour interroger le rapport amour-haine qui l'unit à sa ville natale, la Winnipeg du titre, la ville la plus peuplée du Canada (Manitoba).


Au départ, son projet est initié par une commande de la télévision canadienne. Réaliser un documentaire sur Winnipeg l'enchante guère, lui qui voue une saine abjection à la dictature du Réalisme qui envahit nos écrans jusque dans les nouvelles techniques numériques d'effets spéciaux qui, loin de faire place au rêve, visent au contraire à un rendu de plus en plus réaliste (voir les films catastrophe de M.Independance day et 2012).
S'il est une filiation à citer au film de Guy Maddin, c'est bien tout d'abord du côté des surréalistes qu'il faut aller la dénicher :
My Winnipeg est une ode bouleversante à sa ville natale dans laquelle le cinéaste a vécu pendant près de cinquante ans et de l'emprise de laquelle il lui fallait se libérer comme du giron maternel. Dès le titre, la présence incongrue du déterminant possessif "my" pose clairement les enjeux du projet documentaire. Guy Maddin ne va pas nous faire une visite touristique de sa ville natale : sous couvert d'une présentation de la capitale du Manitoba, Winnipeg est en fait le portrait en creux de son auteur. Ses images et son commentaire homonyme font revivre, non pas la ville, mais l'expérience qu'il a vécue de sa ville, à travers le prisme de sa mémoire élitiste et déformante.
C'est ainsi que le film est ponctué par le leitmotiv du voyage en train qui ramène le narrateur vers sa ville natale, retour que l'on imagine sans peine comme l'ultime. Le train est une allégorie du labyrinthe des souvenirs. L'homme penché à la fenêtre de son compartiment ne cesse d'observer Winnipeg en train de défiler dans un ballet hypnotique d'images enneigées, transpercées régulièrement par le passage des flocons comme les rayures d'une vieille bande filmique du temps du muet, et qui s'enfoncent au coeur de la nuit pendant que
le commentaire en voix off que récite le cinéaste fait place aux métaphores et autres associations d'idées libres qui identifient textuellement Winnipeg à une matrice castratrice, métaphore rendue possible par le dessin que forment les deux rivières fondant la ville. Le commentaire de Maddin explore sa psychée et propose de Winnipeg une image totalement subjectivée, et par conséquent d'autant plus authentique.

La folie du film consiste à décrire cette ville dans sa dimension fantomatique, celle des souvenirs et de la mémoire déformante, la ville des superlatifs, la ville somnambulique par excellence. J'ai pensé alors à la vision cauchemardesque que Lars von Trier proposait de la ville imaginaire d'Element of crime. Maddin, comme le von Trier de la première époque, est un cinéaste incantatoire qui pratique un cinéma aux vertus subliminales, ce que rend possible un travail sur le son absolument inouï. Les bruitages s'écoulent à foison dans
My Winnipeg. Alliés à la voix fatiguée de Guy Maddin et à une utilisation originale de la musique, ils nous plongent dans la texture dont sont faits les souvenirs, entre fantasmes et magie, poésie et humour.

Le montage du film donne lieu à une démonstration de la virtuosité de Guy Maddin qui mêle de la ville ses propres souvenirs (tirés de ses albums photos ou reconstitués par la magie du cinéma), des images d'archive couvrant des événements ou faits divers fondateurs de Winnipeg, et des trouées vertigineuses d'invention d'où jaillit l'irrationnel (ses rêves, ses fantasmes) dans une explosion de fantaisie.


(à suivre...)

mercredi 4 novembre 2009

Promenade parmi les ruines

Depuis ma rencontre avec les peintres William Turner et Caspar Friedrich, avec la poésie pré-romantique de Coleridge et de Wordsworth, l'école poétique française de Lamartine et de Nerval, je me sens habité par des paysages intérieurs de toute beauté. Relevant de l'indicible, ils m'interpellent tant que dès mon second billet j'ai essayé maladroitement de les amener à la surface de ma conscience. Naturellement, je n'avais fait qu'effleurer ces espaces précieux, véritables refuges de l'âme que la littérature gothique anglaise, à travers la prose sublime de Ann Radcliff, a su dépeindre avec tout le génie qui la caractérise.
Il est difficile de concevoir que ces paysages puissent exister, que nos pas puissent les fouler. Pourtant, c'est ce qui m'est arrivé à plusieurs reprises au cours de mes déambulations au village d'Oppède-le-vieux.



Ce charmant village figure parmi les plus beaux du Vaucluse avec ceux de Gordes, de Ménerbes et de Roussillon. Tous les villages du Luberon valent le détour ne serait-ce que pour l'art délicat avec lequel on a su les intégrer au paysage au point qu'ils semblent avoir jailli de la terre. Gordes vaut pour l'harmonie de l'agencement de ces maisons dont le charme évoque irrésistiblement celui d'un village de santons. Roussillon imprime la rétine pour l'ôcre de sa terre qui donne sa couleur aux maisons qu'il abrite.

Oppède-le-Vieux dégage une humeur autrement plus profonde que celle de ses voisins provençaux. Il s'agit bien d'un village provençal compte tenu de sa situation géographique, à quelques kilomètres à peine de Cavaillon, à l'entrée de la chaîne du Luberon. On y accède par la Départementale 176. Il s'agit d'un village médiéval juché sur un éperon rocheux et installé dans un écrin de verdure constitué de la forêt du petit Luberon. Face à lui, sur l'autre versant, s'étend la plaine alluviale du Coulon.


Oppède-Le-Vieux perché sur son éperon rocheux


L'ascension est la clé du voyage pour qui souhaite visiter Oppède


Oppède est divisé en deux depuis le début du XX°siècle, quand les villageois sont descendus de son éperon rocheux pour bâtir à ses pieds Oppède-les-Poulivets. C'est ainsi que la vie a peu à peu quitté le village initial, ses vieilles bâtisses se dépeuplant au fil des décennies jusqu'à tomber en ruines.

Oppède est constitué de quatre points stratégiques dans sa partie élevée : ses fortifications dont il ne reste que de rares vestiges, la chapelle des Pénitents blancs en montant vers l'église Notre Dame Dolidon qui date du XVI°siècle et son château féodal perché sur son éperon rocheux qui domine la forêt du petit Luberon.


Les ruines du château féodal surplombant le village

Se promener à Oppède, c'est comme glisser sur les pépites d'un poème dont les vers jailliraient à chaque foulée. C'est comme écouter une complainte médiévale murmurée sur des instruments anciens. C'est remonter le temps et rejoindre une époque d'avant l'électricité. En arrivant au village après la traversée d'un jardin étagé, on aperçoit d'abord la Collégiale et les ruines du château qui rivalisent de séduction et de mystère en se jouant des toits et des arbres qui les dissimulent pour mieux les révéler et les révèlent pour mieux les dissimuler.


Les ruines entraperçues comme une promesse des merveilles à venir.
(photo : Fred ou Béa)



L'entrée du village se fait par cette ruelle qui s'ouvre sur la place principale.
(photo : Béa)



Encore quelques pas et voilà que s'ouvre la ruelle sur une place magnifique gorgée de soleil au fond de laquelle se dresse un clocher dont l'arcade témoigne qu'il devait s'agir autrefois d'une des portes d'une enceinte à présent disparue. Le Petit Café qui étale sa paresse dans un angle de la place, à l'ombre d'un arbre au déploiement généreux, constitue en quelque sorte, pour une part non négligeable, l'âme du village où quelques poètes du dimanche ou déçus de l'enfer urbain viennent savourer un petit déjeuner d'antan.


La place avec le Petit Café à l'angle où Charlotte Rampling vient boire son café tous les matins dans le film de François Ozon : Swimming pool



Vue opposée à la précédente image : la porte-clocher de la place


Ici, est abolie toute nuisance sonore. Il ne viendrait nullement à l'esprit de déranger le maître de ces lieux chargés d'histoire : le silence... qui enveloppe les maisons de pierre du vieux village, s'immisce dans leurs jointures et décline sa mélodie subliminale sur tous les tons : celui de la lumière projetant son ombre sur des façades sans âge, celui du souffle discret qui soulève un rêve de feuillage frémissant.


Longévité de la pierre, permanence du végétal, tombeau des hommes
(photo : Fred)

Il ne reste presque rien d'Oppède, seules quelques demeures restaurées par de riches mécènes, nostalgie d'une aristocratie florissante gouvernée par le culte du beau. Quand on longe les façades de ces habitations exsangues aux vertes veines apparentes, on ne peut que se sentir happé par les vers de Lamartine et de Gérard de Nerval qui respiraient en ces contrées fantomatiques l'impermanence des sentiments et la solitude, punition des êtres à la sensibilité exacerbée.

"Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses voeux importuner le sort;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
(...)

Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne,
Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux;
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours."

Alphonse de Lamartine, Le vallon, Méditations poétiques


L'entrée d'Oppède, une fois franchie l'arcade du clocher
(photo : Fred ou Béa)



Gérard de Nerval retrouvera-t-il Sylvie sur les pavés grossiers qui gravissent la colline jusqu'au château en ruine ?
(photo : Fred ou Béa)

Parfois, me vient ce sentiment étrange et pénétrant que derrière l'agonie de ces murs palpite le rêve d'une vie antérieure que j'aurais vécue au sein d'une de ces demeures médiévales. Pourquoi suis-je né indésirable à l'ère du pétrole et tant regretté par la classe féodale, parmi les hermines de pourpres et le chant des Trouvères à la Cour d'Aliénor d'Aquitaine ?


(photo : Fred)


Parfois, le long d'une muraille, un domaine j'aperçois à l'abri des regards, sur mes pieds hissé, entre les barreaux d'une grille, d'élégants vitraux qui me narguent de leur occulte silence.


Quand la lumière insuffle un semblant de vie au vitrail aveugle
(photo : Béa)

Ne vous attendez surtout pas à trouver une floppée d'artisans à Oppède, comme il s'en trouve dans tout village qui ne vit plus que du commerce, piège à touristes en mal d'authenticité. La seule artiste permanente qui y ait élu domicile demeure Dame Nature qui s'applique, avec tous les outils que lui inflige le Temps, à distiller la décrépitude des murs parmi les végétaux qui se dressent au gré des arabesques de leur bon vouloir. En passant ce qui avait jadis été une porte, j'ai accédé à un puits d'ombre et de lumière dans lequel les murs en ruine servaient de décor à une végétation rebelle. La mort et la vie s'harmonisent avec un rare bonheur à Oppède.




Laissons-nous charmer par ces demeures seigneuriales restaurées offrant un soupçon de promesse même si condamnées à rejoindre les ruines leurs voisines . Elles bercent le promeneur de l'illusion d'une vie aristocratique disséminée parmi les loques d'un village où résonnent tant d'images fantasmatiques.
Les portes et fenêtres désespérément closes de ce domaine me condamnent à demeurer à la frontière du rêve et à flirter en imagination avec des banquets dressés dans des salles vastes comme une cathédrale et des cages d'escaliers de pierre en spirales sporadiquement trouées de meurtrières.




(photo : Béa)



(photo : Fred)



(photo : Fred)

Au sommet d'Oppède, se dressent la Collégiale, superbe église en rénovation grâce aux soins d'un oppédois amoureux de sa région et du village et, un peu plus élevé encore pour qui aime l'escalade et flirter avec le vide, le château féodal où la seule vie qui filtre est le sifflement du mistral qui s'engouffre dans ses fenêtres percées et ses façades en lambeaux.


Notre Dame Dolidon au sommet du village



Notre Dame de Dolidon vue depuis les hauteurs du château



Vue aérienne de Notre Dame de Dolidon et du château

Autrefois, quand je gravissais l'éperon rocheux pour atteindre l'église et le château, et que je passais devant les vestiges harmonieux des demeures du village, une profonde mélancolie me gagnait, irrépressible, tournoyante, sans que je sache jamais si elle était générée par ces lieux chargés d'histoire ou si c'était mon spleen intérieur qui colorait de tristesse et de beauté ces vieilles pierres et ces escaliers envahis de plantes.
A présent, les humeurs qui affluent vers moi me caressent davantage. Un sourire amène sa touche jaune à ma mélancolie indicible parce que cette ascension dans le temps de jadis, je ne la fais plus seul. Dans ma main, s'est lovée une autre main délicate et sensible, celle de Béatrice qui m'accompagne dans mes déambulations, et par sa présence le village se voit pousser des fleurs.


(photo : Fred)