dimanche 14 mars 2010

la monstrueuse banalité

Mercredi prochain, France 2 diffuse un documentaire, Le jeu de la mort, qui devrait, je l'espère, provoquer une onde de choc chez les téléspectateurs habituellement lobotomisés.

Ce documentaire interroge la fascination qu'exercent sur nous les jeux et autres divertissements de la télé réalité qui semblent ne connaître aucune limite dans leur course effrénée pour la surenchère la plus triviale. La chaîne britannique Channel 4 ne recherche-t-elle pas en ce moment des malades en phase terminale qui accepteraient de se faire momifier devant les caméras ? Jusqu'où la télé réalité peut-elle pousser le vice populiste à seule fin de faire monter les enchères des scores d'audience ? Quelle autorité la télé exerce-t-elle sur nous ?

Le jeu de la mort est un jeu factice dans la mesure où son principe s'inspire de la fameuse expérience qu'avait réalisée le chercheur en psychologie Stanley Milgram dans les années 60. 80 candidats ont été invités à y participer. Le tournage du jeu s'est déroulé en avril 2009. Les participants se sont soumis à l'autorité d'une fausse équipe de télévision, Tania Young l'animatrice du jeu étant en fait une comédienne et le réalisateur de l'émission, Christophe Nick, un cinéaste dirigeant en réalité un documentaire.
Le scénario de ce jeu "factice" est très simple : les candidats doivent faire mémoriser, en une minute, à un cobaye attaché à une chaise électrifiée, une liste de 26 associations de mots. A chaque erreur du cobaye, le participant lui envoie en guise de punition une décharge électrique graduée de 20 à 460 volts.
Si ce jeu vous est familier, c'est soit parce que vous avez lu le livre La soumission à l'autorité qu'a écrit Stanley Milgram suite à l'expérience qu'il a menée aux USA, soit parce que vous avez vu le film I comme Icare de Henry Verneuil qui relate en l'adaptant l'expérience de Milgram.
La question de Milgram portait sur la nature monstrueuse des actes qu'une autorité quelconque est capable de faire commettre à un individu lambda. En effet, qu'est-ce qui a pu pousser de jeunes soldats SS à accepter de livrer aux camps des milliers de juifs, de tsiganes et d'homosexuels en les envoyant aux douches à gaz ? Comment le pilote qui a lâché la bombe sur Hiroshima a-t-il été amené à obéir à l'ordre que ses supérieurs lui avaient donné ?


Voici un extrait du film I comme Icare de Henry Verneuil qui relate en l'adaptant l'expérience de Milgram. (à suivre...)







L'expérience de Milgram a démontré que l'obéissance absolue à des ordres barbares ne s'appliquait pas exclusivement au domaine militaire en temps de guerre, mais à toute forme d'autorité dès l'instant où elle est reconnue par le sujet, respectée et non remise en cause. Le domaine scientifique par exemple. Les hommes qui ont envoyé une décharge de 460 volts à l'individu qu'ils interrogeaient sous le prétexte que ses réponses étaient erronées n'avaient aucune intention malveillante envers ce dernier. Mais la présence d'un scientifique à leur côté, garant d'une caution qu'ils ne remettaient pas en cause, suffisait à ce qu'ils se sentent déchargés de toute responsabilité vis-à-vis de leurs actes meurtriers.

Le documentaire de Christophe Nick, mercredi soir à 20h35, tente d'observer ce que devient cette obéissance aveugle quand on la transpose du domaine scientifique à celui d'un jeu télévisé, le scientifique étant lui-même remplacé par une animatrice de jeu.
Est-ce que les candidats ont accepté d'infliger à l'homme attaché sur sa chaise électrique des décharges de plus en plus lourdes jusqu'à l'ultime, 460 volts étant fatale ? Y a-t-il eu un public discipliné qui applaudissait au bon moment ? La musique engendrait-elle un suspens digne d'Hitchcock ?
Sans illusion sur le résultat de cette nouvelle expérience télévisée, je crois que le débat qui s'ensuivra, animé par le vrai Christophe Hondelatte, devrait secouer pas mal de torpeurs et faire admettre aux téléspectateurs que les SS pour la plupart n'étaient pas des monstres.

Un peu plus tard, ARTE a prévu de consacrer un reportage sur les candidats ayant participé au Jeu de la mort afin de questionner l'expérience qu'ils ont vécue. Comment se défendront ceux qui sont allés jusqu'au bout du jeu, c'est-à-dire qui ont littéralement exécuté l'homme soumis à leurs questions ? Cela risque d'être une émission passionnante voire terrifiante qui en apprendra forcément beaucoup sur la mauvaise foi.

Retrouvons-nous ici pour en débattre à notre tour. Aurez-vous trouvé l'expérience légitime ou totalement inconsciente ?

mardi 9 mars 2010

Un patriarche s'éteint...

Papi Léon est décédé hier matin, lundi 08 mars 2010. Il n'a pas attrapé la grippe H1 ni aucun cancer qu'il est de bon ton d'incriminer quand un terrien se retire définitivement du monde. Il n'était pas atteint de sénilité ni d'aucune maladie qui supprime bêtement au compte goutte la mémoire du disque dur. Il ne buvait pas, du moins pas au-delà du verre de vin conseillé par tout médecin respectable ; il ne fumait pas, du moins pas depuis que ma mémoire a pu fixer son souvenir au point de rendre matérielle sa silhouette décharnée. Certes, l'art culinaire de sa femme était le seul vice auquel il se fût abandonné en toute licence, une cuisine généreuse issue d'une longue tradition paysanne que concoctait chaque jour ma regrettée grand-mère et dans laquelle s'époumonnaient d'insatiables foie gras, produits d'une sirose provoquée par mamie en personne à force d'enfoncer l'entonnoir dans le cou effilé des oies qu'elle élevait en ville, dans leur petite maison fermière, de liquoreuses soupes de légumes où surnageait un peu du verre de vin versé dans le creux de l'assiette, de luisantes frites baignées dans l'huile du foie gras, sans omettre bien sûr les souriantes oreillettes offertes au gré des envies de grand-mère toujours prête à faire mijoter dans son foyer les interdits de l'enfance.
Non, papi est mort du haut flétri de ses 89 ans, en parfaite santé, après son petit-déjeuner habituel de la matinée. Lundi, il a ouvert les yeux sur les promesses d'une nouvelle journée. Même si mamie l'avait quitté quinze ans plus tôt, même s'il ne s'était plus senti d'entretenir le grand jardin de son petit domaine en ville et avait rejoint de lui-même la maison de retraite qui l'hébergeait et soignait sa mélancolie, il savait en se levant ce matin-là qu'il retrouverait Pascaline, sa petite amie avec qui il partageait quelques promenades et des sorties au bal ; il ne pouvait plus conduire, lui le fondu de voitures (des Citroën, cela va sans dire !), ses yeux ne le lui permettant plus depuis récemment (pensez donc, 89 ans !), mais le scénario bien rodé de la vie lui faisait poser le pied au sol chaque matin après une bonne nuit de sommeil, à se coucher tôt pour se lever plus tôt encore ; la pulsion vitale donnait encore du sens à sa solitude, qui se mesurait au rétrécissement progressif de son univers. Et ce matin-là, lundi 08 mars, pas plus tard qu'hier, son coeur a sonné le glas, sans avertissement, avec l'autorité que lui confèrent des millions d'années de vie animale. Un patriarche s'est éteint dans l'intimité fiévreuse de ses toilettes (oui, la faucheuse n'attend pas, c'est là son moindre défaut, elle attend assez pour qu'on ne proteste pas quand vient son tour).

De papi, je voudrais garder quelques images que les années ont tricotées dans l'alcôve de mon disque dur : tout d'abord, cette photo qui croupit dans un album de famille, chez mes parents, et dans laquelle papi se dresse du haut de son mètre 80, devant le placard à chaussures de ma maison d'enfance. Une photo banale, ... sauf pour moi, ton petit-fils. Tu n'as jamais su l'importance que revêtait à mes yeux ce portrait de toi et du petit bout de chou que j'étais à l'époque (4 ans, 5 ans ?), celui que tu retiens de tes bras immenses et qui affiche la même expression sérieuse que toi, expression à jamais identifiée à ta personne : mélange de gravité, d'austérité et d'autorité. Oui, papi, à 4 ans déjà j'étais vieux comme toi. Je savais l'inanité de la vie, l'éphémère des rares instants magiques où chaque être aimé doit nous quitter un jour ou l'autre. Mes parents n'ont qu'une photo de toi et moi réunis : celle-ci. Mais à quoi aurait-il servi d'en faire d'autres quand la seule et unique a capturé un soixantième de seconde d'une vérité éternelle comprise de moi seul et de toi ?

Le sourire me reprend quand je te vois encore retirer à table, à la fin du souper, tes imitations de dents fixées sur une résine de la couleur du métal, et te mettre à les sucer dans un horrible bruit de succion qui pénétrait dans ma chair jusqu'au dégoût. Tous les convives profitaient du spectacle gratuit de ta gourmandise lorsqu'il s'agissait de lécher les traces de soupes ou de viande abandonnées sur ton appareil. Mais personne ne disant rien, je me taisais aussi, retenant les questions qui me tarabustaient : comment pouvais-tu retirer tes dents à volonté ? Je ne le comprendrais que longtemps plus tard, à l'âge de 12 ans, une fois opéré d'un quiste de la mâchoire qui m'avait valu cinq dents arrachées à vie, me réduisant à l'état de vieillard condamné à sucer sa soupe.

L'instant du repas revêt une importance capitale pour comprendre ce qui t'est reproché dans la famille Frayssinhes. Tu mangeais avec gloutonnerie tous les bons plats de ton épouse qui savait recevoir les invités surprise. Quand il y avait à manger pour 2, il y en avait aussi pour 6. Mamie consacrait sa matinée et une partie de son après-midi pour te satisfaire... et jamais ne te venait un remerciement, jamais la plus infime expression de reconnaissance envers ta femme. Cousine Myriam ne te pardonnera jamais d'avoir réduit la vie de mamie à sa maison, à ses poules dont elle coupait la tête avec une sauvagerie qui me terrifiait, surtout quand je voyais le volatile décapité tenter malgré tout de s'enfuir dans un geyser de sang digne d'un film gore de Sam Raimi. Tu passais tes après-midi dieu savait où. Tu n'avais de compte à rendre à personne. Tous les prétextes étaient bons pour quitter ton domaine. Ta satisfaction commençait dès que tu entrais le pied dans l'une des innombrables Citroën qui se sont succédé dans ta longue vie. Tu aimais la belle mécanique, la douce musique des moteurs silencieux, le claquement de la portière sur le palais de ta DS. Tu aimais te caler dans le fauteuil du conducteur et admirer le tableau de bord rutilant de ta nouvelle acquisition. Où partais-tu avec tes trésors ? Quelles contrées allais-tu explorer, quelles aventures poursuivre de tes assiduités ?
En fait, tu restais la plupart du temps en ville, tu allais tester la température dans les couloirs de la mairie pour humer le dur labeur de la politique, pour entendre du Maire ou de l'un de ses proches ce que tu désirais entendre au sujet des sempiternels bêtisiers de droite. La Droite, la Dextra, l'Adroite, avait toujours deux têtes d'avance sur la Gauche, la Sinistra, de sinistre présage. Tu revenais de ces discussions avec les hauts dignitaires politiques fier de la conviction inébranlable qui t'habitait inlassablement et qui te poussait à rejeter tous les arguments qu'on pouvait te rétorquer. Ton rêve revêtait les atours glorieux des USA, le pays des libertés, le pays des migrants, le pays de la réussite, de la richesse, le pays grandiose aux immeubles ciel à gratter.

Des années et des années et des années à parler des USA, à les citer en exemple... jusqu'au jour où le rêve a failli s'exaucer. Un peu tardivement peut-être. Tu avais déjà dépassé l'âge des grands projets. Tu te sentais malade à moins que tu n'eusses eu peur tout simplement. Peur de prendre le Concorde que tu avais passé ton temps à admirer sur l'écran cathodique. Peur de quitter ton pays, peur de laisser le petit monde portatif dans lequel tu te sentais si bien. Mon père avait souhaité t'offrir l'Amérique pour tes 70 ans (je ne sais plus exactement), plus que L'Amérique même, New York l'éternelle, cité de verre où n'existe ni chomage ni clochards, ni quartiers sinistrés comme Harlem ou le Bronx. Tu n'as pas explosé de joie le jour où mon père t'a confié le projet qu'il envisageait pour toi, pour lui, pour vous. Je ne t'ai jamais surpris dans l'enthousiasme comme dans le désespoir. Les émotions, tu les réprimais derrière le masque de ton impassibilité. Mais je savais que le cadeau de ton beau-fils représentait à tes eux ce que le Père Noël représente pour l'enfant qui s'apprête à recevoir pour la première fois de ses mains blanches le cadeau enchanté. Ce voyage, tu aurais pu le faire, tu aurais pu le vivre : tu t'es contenté de le rêver, prétextant des soucis de santé.

En revanche, tu n'aurais raté pour rien au monde les Actualités de la 1 qui t'offraient deux fois par jour, à 13h et à 20h, les nouvelles du monde dont tu te rassasiais pour les régurgiter à ta famille quand un événement donnait raison à ton parti de Droite. Personne n'avait le droit de s'asseoir sur ton fauteuil à l'heure des Informations nationales sous peine d'être remballé comme un vulgaire chat de gouttière qui se serait abandonné à ses besoins sur la laine du canapé.

Les enfants. Ca y est ! Le mot est lâché ! Les enfants, ces indécrôtables fouineurs qui dérangeaient toujours la calme ordonnance du jardin que tu entretenais si maniaquement. Des enfants, ce n'est pas ce qui manquait dans la famille, à commencer par les tiens. 6 enfants, dont 2 filles. On connaît la force exponentielle de la procréation, alors on ne sera pas surpris quand de tes 6 enfants jailliront par magie 13 petits enfants, autant de soucis, autant d'espiègleries. Pourquoi les enfants d'aujourd'hui crient-ils autant ? Pourquoi s'échinent-ils à vouloir prendre la parole à table, à tort et à travers, quand ils pourraient baisser les yeux sur leur assiette et se taire pour manger sagement comme les frères du Petit Poucet ? Mais pourquoi les enfants courent-ils sur le gravier dans les allées de ton domaine et dérangent-ils ce que tu as mis des heures à aplanir ? Pourquoi montent-ils sur le canapé pour s'arracher les cheveux au cours de luttes sauvages réitérées ? Mais pourquoi donc piétinent-ils ta pelouse au risque d'y imprimer l'empreinte de leurs souliers de feu ? Pourquoi ont-ils le don d'utiliser ton étable au bord du jardin comme planque à cache-cache ? Pourquoi montent-ils sur tes cerisiers en été ? Quelle lubie leur prend-il à se hisser ainsi sur leurs branches ? Pourquoi effraient-ils les poules du poulailler ? Les enfants, tu les as toujours eus sur le dos, ta vie durant, et mamie n'a rien trouvé de mieux, une fois tes enfants mariés et devenus parents de 13 adorables mouflets, que d'accueillir sous son toit des jeunes de la DDAS, comme si d'élever les siens ne lui avait pas suffi ! Avec la DDAS, de plus, sont servis en prime avec les enfants leurs problèmes familiaux, leurs histoires de divorces et d'abandon, leurs coups et blessures. Et par dessus tout, ces moutards sans manières sont devenus les compagnons de jeu de tes propres petits enfants, avant de devenir pour eux comme membres à part entière de la vaste fratrie.

Les reproches ne manquent pas à ton sujet, même du côté de mes cousins. Tout le monde sait, ou a fini par savoir, la lamentable histoire du fils que tu n'as jamais reconnu, le fils aîné fruit de l'union sacrilège de ta femme avec un père biologique que les années ont recouvert du voile pudique, mais ô combien pratique, de l'anonymat. Je sais que tu n'as pas souvent ouvert à mamie les bras de ta tendresse ni élargi pour elle les pans de l'univers étroit auquel la destinait son statut de femme, d'épouse et de mère. Tu étais toi-même le fruit d'une éducation qu'il est facile à présent de qualifier de rétrograde, mais que tu n'as jamais eu les moyens de contester. Tu n'as pas été un père ni un mari tendre : tu apportais l'argent à la maison, et c'est déjà beaucoup.

Je te laisse papi, rasséréné d'avoir évoqué quelques images de toi... pas grand chose... des miettes de pain qu'égrènera ma mémoire tant qu'elle ne sera pas gangrenée par la maladie de l'oubli.

A bientôt.

ton petit-fils