lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitres 1 et 2)

Voici la version remaniée et expurgée de WINTER. J'ai décidé que c'était la version director's cut.
Cette nouvelle, que vous me ferez peut-être l'honneur de lire, malgré sa longueur, je la porte en moi depuis près de trois ans. Mais je suis un grand fainéant, j'ai besoin d'être attiré par l'écriture, qu'une force supérieure à ma volonté m'y pousse, sinon je laisse en champ des projets d'histoires le plus souvent avortées.

Celle-ci a résisté avec une force inouïe à l'entonnoir d'oubli qui menace bien de mes projets quand je ne les exécute pas dans l'immédiat. A la source de ce récit, existe un clip vidéo de Tori Amos, sa chanson Winter mise en images par Cindy Palmano, sa réalisatrice attitrée. J'ai déjà édité un billet sur l'expérience que la chanteuse américaine a relatée au sujet du tournage de ce clip, expérience qu'elle confiait dans un commentaire qui accompagnait en bonus cette vidéo. (http://fred-lumineuxregrets.blogspot.com/2007/10/quelque-chose-denfantin.html )


La chanson Winter m'a toujours bouleversé, mais l'éclairage qu'en donne Tori Amos dans le double DVD qui réunit toutes ses vidéos a décuplé l'affection que je lui porte. Le clip de Cindy Palmano est une merveille d'innocence retrouvée, comme si, par sa technique désuète, la photographe avait retrouvé le chemin précieux de l'art primitif.


J'ai eu envie de relater à mon tour l'expérience d'un tournage auquel je n'ai pas assisté et dans lequel pourtant je conserve l'empreinte de ma présence. Les sentiments contradictoires qui animent mes personnages relèvent d'une part de ceux que Tori dans son commentaire a essayé de traduire, et d'autre part je m'efforce de recréer, en me laissant une marge d'invention sans laquelle il n'est point de création.






I


Ne me demandez pas comment je me suis retrouvée embarquée dans cet avion à destination de New York, au milieu de ma tournée Under the pink qui vient de faire escale à Los Angeles.
Sachez que je n'ai pas pour habitude d'abandonner mon groupe à trois jours seulement d'un énorme concert, surtout en pleine période de réglages sono qui nous voit mettre au point la nouvelle set list et répéter ensemble pour jauger l'acoustique de la salle.
Et pourtant, je me suis taillée comme ça, en catimini, à la veille de nos répétitions. Je vous prie de croire qu'on me connaît dans le milieu pour mon ultra professionnalisme et mon exigence artistique. Je n'ai aucun scrupule non plus quand il me faut pousser un coup de gueule. Ca file droit après, c'est moi qui vous le dis. Quand je pense à la fillette qui entrait au conservatoire à huit ans, apeurée quand ses professeurs, avec un plaisir sadique, s'acharnaient à refouler toute créativité en elle, jusqu'à la dégoûter du piano, son instrument fêtiche qu'elle avait appris à dompter toute seule comme une grande; quand je pense à cette enfant qu'on avait laissée exsangue le jour où on lui avait assuré qu'elle n'aurait jamais l'étoffe d'une artiste, qu'elle serait peut-être tout juste bonne à faire danser les boîtes de nuit, je me sens fière de ma revanche, d'avoir su retrouver, grâce aux encouragements de mes parents, la voie de la création musicale pour laquelle je me savais destinée depuis mon jeune âge.
Je n'ai jamais considéré la musique comme un passe-temps, n'en déplaise à mes profs. Mes musicos sont là pour témoigner la discipline à laquelle je les soumets; contre les mauvaises habitudes du show biz, j'exige la ponctualité. Je veux que chacun se donne à deux cents pour cent. Il n'y a qu'à ce prix que la musique peut se frayer un chemin jusqu'à l'âme du public. Je suis convaincue que l'émotion musicale est le produit d'une rigueur de chaque instant. Autant j'écris mes textes dans la foulée d'une inspiration fougueuse que je ne retravaille presque jamais, autant j'interprète mes chansons en ne laissant aucune place au hasard.
Cela me tracasse quand j'imagine, demain matin, mes musiciens m'attendant, au début avec le sourire (Tiens, pour une fois qu'elle est en retard), puis avec inquiétude.
Qui d'autre que Cindy aurait pu me déroger à mes principes ? Elle a appelé mon portable sur les coups de 20 heures. J'étais allongée dans ma chambre d'hôtel après un repas bien arrosé à la bière auquel m'avaient conviée mes p'tits gars.
-Tori ?
-Cindy ! C'est toi ? Mais d'où tu m'appelles ?
-Faut que tu viennes... Vite !
-Tu déconnes ou quoi ? Tu sais où je suis ?
-A L.A, je crois bien...
-Oui, à L.A. Figure-toi, si tu l'ignores, que j'ai entamé une tournée et que je suis overbooquée jusqu'à mars prochain. Mais pourquoi tu m'appelles, bon sang ?
-Tu dois venir, vite. Tu me dois bien ça, non ? Rappelle-toi, “à la vie à la mort”, tu disais.
Cindy faisait allusion au pacte que nous avions contracté lors de notre première collaboration. A l'époque de Silent all these years, Cindy et moi avions été frappées par la connivence de nos univers. Elle admirait mes chansons, et je fus extrêmement touchée par son élégance graphique. Ses compétences en design et en photographie, elle les a mises au service de ses premiers clips qui témoignent une réelle sensibilité. C'est mon agent qui avait repéré dans divers magazines de mode les pubs de Cindy, identifiables à la palette subtile de leurs couleurs pastel, sa marque de fabrique, qui contrastent radicalement avec le cynisme ambiant à l'honneur généralement dans ce milieu. Les pubs de Cindy, et surtout ses photos personnelles parues dans de magnifiques ouvrages, m'évoquent certains travaux de Sara Moon, même si son univers entretient un rapport encore plus étroit avec le monde de l'enfance qu'elle est la seule, je crois bien, à assumer pleinement. Pas le regard d'une adulte sur l'enfance, mais celui d'une enfant dans toute sa naïveté. Sous sa direction, j'ai compris, au-delà de sa douceur naturelle que certaines mauvaises langues n'hésitent pas à qualifier de “mièvre”, que se profile une âme ardente qui revendique, n'en déplaise aux cyniques de la pub, sa propre vision du monde. Le combat est tellement déloyal que Cindy souffre de migraines chroniques. Alors ses traits se replient dans leur silence, son regard se durcit, l'angoisse la ronge. Mais la lumière jaillit toujours au bout du chemin. Et les clips Crucify et Silent all these years témoignent l'authenticité de sa démarche.
-Mais enfin, ma belle, tu réalises ce que tu me demandes ? Nous n'avons pas encore décidé la set liste du prochain concert. Et c'est dans deux jours...
-Je sais, tes concerts de samedi et dimanche. Viens, je t'en prie. J'ai besoin de toi.
D'habitude, en tournée, je refuse d'accorder la moindre place à l'inquiétude. J'évite toute situation stressante. Mais ce jour-là, j'ai vacillé à l'instant où j'ai perçu un déraillement dans la voix de Cindy.
Et quand elle a brandi le souvenir de notre pacte, j'ai senti mes dernières résistances flancher. Comme je doutais d'avoir le temps de réserver un avion, prenant les devants elle m'a avoué qu'elle m'avait déjà réservé une place dans le vol de 23 heures. Il me suffirait ensuite, une fois à New York, de prendre un taxi pour couvrir les vingt kilomètres me séparant de son studio à Manhattan. J'étais dans un tel état de stupeur que je ne me suis même pas demandé comment elle avait pu accomplir une telle prouesse, en un temps aussi restreint. Quand je vous dis que Cindy est capable de déplacer des montagnes !
Je suis dans l'avion depuis deux heures. J'ignore pourquoi Cindy m'a convoquée, je peste contre la folie qui m'a saisie.

II

Dès mon arrivée à l'aéroport de New York, j'ai senti flotter le sol sous mes pas. La lumière avait encore maille à se défaire des ombres nocturnes. Je suis montée dans un taxi. La route qui défilait silencieusement était enveloppée d'un voile de monotonie. Je me suis un peu assoupie.
A mon réveil, je me suis extirpée du véhicule. Dehors, l'air était agréablement frais, sans les griffures vivifiantes des mois d'hiver. Je me suis dirigée d'un pas alerte vers le studio de Cindy. J'ai frappé trois fois. Comme personne ne répondait, j'ai fini par appuyer sur la poignée.
Dans le couloir étroit, le peu de lumière provenait d'une vitre murale située à mi chemin du rez de chaussée et de l'étage où se trouvait l'appartement de Cindy. J'étais étonnée par le calme qui régnait dans l'immeuble. A ma droite sur le palier, s'ouvrait le studio où nous avions tourné le clip de Silent all these years. J'en ai vu sortir un jeune homme vêtu d'une combinaison de peintre. C'est à peine s'il a prêté attention à moi. En le voyant bailler à s'en décrocher la machoire, j'ai deviné qu'il avait bossé toute la nuit. Cindy sait s'entourer de gens qui lui sont entièrement dévoués, sans avoir jamais besoin d'user de son autorité. Comment ne pas donner à une femme si talentueuse et si généreuse ?
Je me suis glissée à mon tour dans le studio. Le sol était entièrement bâché sous des nappes de plastique tachées de flaques blanches. Tous les murs affichaient une surface uniformément blanche. Sous les étendues de plastique, mes pas foulaient un sol lui-même immaculé.
-Tori ! Enfin, t'es là.
Je la retrouvais, ma chère Cindy, venue se serrer dans mes bras. Je sentais sa respiration profonde et son effort pour en maîtriser les flux. Ma présence semblait réellement la soulager.
-Tu dois avoir soif, non ?
-Pas vraiment.
-Mais un café, ça te dit ?
-Alors, si c'est un café...
Elle s'est dirigée vers une table posée contre le mur dans le prolongement de la porte d'entrée. En soulevant le levier d'une grosse bonbonne en inox, elle a fait couler un café fumant dans un gobelet en plastique qu'elle m'a tendu en me désignant une chaise.
-Miss, nous débarrassons maintenant, nous avons terminé.
-Parfait, faites donc.
C'étaient les peintres qui venaient retirer, après leur boulot, leurs outils, pots de peinture et rouleaux. En les regardant s'activer, j'ai pris conscience des dimensions de la salle. Cindy s'est mise à sourire.
-Non, tu rêves pas. La salle est bien plus petite.
-En effet, qu'est-ce qui se passe ?
-C'est à cause du mur là-bas, tu vois ? Mes p'tits gars, c'est eux qu'ont posé cette fausse cloison. Comme ils l'ont peinte en blanc, on ne la distingue pas des vrais murs. Mais si tu t'en approches, tu remarqueras qu'elle ne rejoint pas totalement les deux bouts de la pièce. Il reste un espace, une ouverture. Mais ce n'est pas par là que tu entreras. Tu vois l'encadrement au milieu du mur ?
Mes yeux s'égaraient à glisser sur cette surface blanche. C'est alors qu'en fronçant les paupières j'ai compris enfin de quoi il retournait. Comme pour le passe-plats traditionnel des cuisines américaines, on avait aménagé à même la cloison un espace rectangulaire. Mais il était masqué par le fait que la pièce, de l'autre côté de la cloison, présentait les mêmes murs blancs. Les peintres avaient promené leurs rouleaux sur chaque centimètre carré du studio.
-Cindy, je t'en prie, tourne pas autour du pot. J'peux plus tenir. Dis-moi pourquoi tu m'as appelée.
Une lueur furtive a vibré dans ses yeux. De silhouette plutôt fine, Cindy passe pour quelqu'un de délicat. Sa chevelure noire, qu'elle n'a plus coupée depuis l'adolescence, retombe en une cascade aux reflets bleutés jusqu'au bas du dos. Son large et beau regard noir déploie une infinie douceur qui s'incarne évidemment dans sa voix limpide. Ses petites lèvres semblent presque s'excuser d'exister ; en revanche, quand elles s'étirent, même timidement, elles éclairent d'un sourire radieux son visage qu'on aurait envie d'embrasser avec l'intention folle de lui soutirer une infime part de son élégance.
-C'est mon père... Il... Il... nous a quittés.
On se sent toujours emprunté dans de tels moments, ne sachant quel geste amorcer, quelle parole soutenir. J'ai simplement replié mes mains dans la sienne et caressé son regard que j'ai trouvé d'une immense beauté à cet instant. J'avais rencontré le père de miss Palmano deux ou trois fois, notamment à la fin du tournage de Silent all these years. Les parents de Cindy ayant beaucoup apprécié mon premier album Little eartquake avaient tenu à me recevoir dans leur coquette villa de banlieue. J'avais été un peu gênée par l'austérité de M. Palmano. Il s'exprimait peu, écoutait beaucoup, qualités que je suis loin de partager. C'est sans doute pour cela que ces gens m'intimident tant. Ils gardent pour eux le fond de leur pensée. Quant à moi, je ne retiens aucune émotion. Quand je me sens exaltée, je saoule les gens de paroles, quand je déprime, je le fais supporter à mes proches. Je suis incapable de feindre, de raisonner mes élans affectifs comme mes replis sur moi. Apprendre la mort de M. Palmano m'a pourtant bouleversée. L'émotion, que Cindy maîtrisait presqu'aussi bien que lui, a jailli soudain.
-A sa mort, je n'ai eu de cesse de penser à toi.
-A moi ?
-Oui... Enfin, à l'une de tes chansons. Winter.
Winter, je l'avais écrite il y a fort longtemps, c'était même la plus ancienne chanson de Little earthquake. Je devais avoir vingt ans à peine quand j'ai composé cette balade en hommage à mon père, une façon de lui transmettre de façon indirecte ma reconnaissance bien tardive.
-Voilà, il faut que je réalise le clip de ta chanson.
-T'es folle ! Mais avec quel argent ? T'en as même pas parlé à mon agent.
-Tori, arrête. Je fais pas ce film pour vendre une marque de parfum ou de fringues. Je le fais pour lui... mon père.
-Alors, c'est pour ça que tu m'as fait venir ? Pour me donner un rôle dans ton clip ?
-Oui, à la seule différence que cette fois j'aurai aucune promotion à la clef, toi non plus d'ailleurs.
-Et mes p'tits gars alors, qu'est-ce que j'leur dis ? Combien de temps ça prendra ton tournage ? Samedi j'ai un concert à L. A...
-T'inquiète pas, vendredi soir tu repartiras par l'avion de minuit.
-T'as déjà prévu le retour ?
J'étais éberluée par l'efficacité avec laquelle Cindy avait planifié les deux journées de travail qui nous attendaient. Je retrouvais intact son sens de l'organisation. Elle affirmait pour la première fois aussi son indépendance artistique. Ce film ne lui serait pas dicté par des fins publicitaires. Au vestiaire, la mode pour une fois ! Elle avait investi son âme dans ce projet qui avait jailli du nid une nuit au point de l'avoir réveillée, n'apaisant son tourment qu'une fois griffonnées sur un bout de papier les quelques cases du storyboard qu'elle avait déjà conçu pendant son sommeil. Elle avait en tête tout le déroulement du clip, chaque plan, chaque scène, chaque séquence, enfin presque. Je sais qu'elle a toujours de nouvelles idées qui surgissent sur le plateau et bouleversent souvent le plan de tournage. Elle savait exactement ce que j'allais y faire, comment j'allais me déplacer.
Une agitation grandissante dans le couloir de l'immeuble nous a alertées.
-Les voilà, mes techniciens, ils arrivent avec tout leur matos. Viens, montons à mon appart. Je vais t'expliquer ton rôle.
Les électriciens encombraient déjà l'entrée de l'immeuble. J'ai toujours été impressionnée par la tonne de matos qu'ils transportent avec eux : cables interminables enroulés comme des serpents noirs, autant de pièges pour les pieds distraits, trépieds à rallonge à ne surtout pas renverser sous peine de détruire des ampoules surpuissantes d'un prix exorbitant. Ils savaient très bien ce qu'il leur restait à faire puisque, sans attendre les directives de Cindy, ils se sont dirigés vers le studio du rez de chaussée.

(à suivre...)

WINTER (chapitre 3)


III

Mon amie et moi sommes montées au premier étage. Son appartement n'a pas changé. C'est un loft de 200 mètres carré avec sa kichenette dans un angle, un superbe canapé incurvé délimitant la partie séjour, tandis que les deux autres tiers de l'espace, Cindy les a aménagés de façon à s'octroyer un très large atelier personnel où sont entreposés ses planches à dessins, ses feutres, compas, règles, crayons, sa bibliothèque. Dans un coin, trône son labo photo.
-Je ne m'en sers presque plus à présent, tu sais. Avant, je pouvais passer des heures à peaufiner mes propres tirages. Mais ça, c'était avant l'ère informatique. Maintenant mon labo c'est ça.
Elle m'a montré un large bureau sur lequel était branché son ordinateur. Sur son plan de travail, elle a tenu à me montrer ses croquis d'une précision ahurissante. C'est émouvant d'accompagner chaque étape d'une création depuis sa genèse, encore balbutiante, jusqu'à sa phase définitive, quand toutes les idées ont enfin trouvé leur place et leur cohérence. J'apparaissais sur toutes les esquisses, et toujours cette impression de douceur et de tendresse qui s'en dégage.
-Il y aura des enfants dans ton clip ?
-Oui, ce sera une variation de Silent all these years. On y explorera les mêmes thèmes.
-Mais plusieurs enfants, tu te rends compte de la difficulté...
La dernière fois, nous avions eu recours à une fillette qui ne cessait de jouer à cache-cache avec moi. Par ses multiples facéties, elle venait parasiter les plans où j'évoluais. Un seul enfant déjà avait ralenti le tournage, alors plusieurs enfants, je n'osais pas imaginer la perte de temps. Serais-je libérée à temps pour rejoindre mes gars ? Pourrais-je être à l'heure à mon dernier concert ?
-T'inquiète pas, me rassurait Cindy, on y arrivera. Parmi les enfants, il y aura mon petit Thomas et le chéri de Lesley.
-Oh, Lesley, quel bonheur de la revoir !
-Tu sais, j'ai trouvé mes collaborateurs idéaux, je serais conne d'en changer.
Je me sentais en totale adéquation avec Cindy. Un artiste qui ne peut se passer de collaborateurs a tout à gagner à se constituer une famille de gens qui connaissent son univers et sont prêts à apporter leur touche à son édifice. Mon amie a su créer autour d'elle un espace aussi intime que créatif. Tous ses techniciens comptent parmi ses meilleurs amis. Elle entretient avec eux une relation de confiance réciproque. Je n'ai pas encore vraiment créé ce champ de complicités autour de moi, mais je m'y attèle.
Cindy avait tellement minuté ce tournage qu'elle était capable d'assurer mon retour à L.A dans les temps impartis. Rien ne serait laissé au hasard ; elle tiendrait sa promesse comme d'habitude. Lorsqu'elle a tenté de m'exposer certains aspects du clip, je n'ai pas tout saisi. En effet, comme beaucoup d'artistes, mon amie n'est pas à l'aise lorsqu'il s'agit de traduire avec des mots des émotions relevant principalement de l'intuition. Ses photos, fort heureusement, parlent pour elle; elle s'y projette à deux cents pour cent.
Trois coups à la porte ont fait dire à Cindy : "Tiens, voilà Karen !" En effet, a surgi une jeune femme qui transportait dans un caddie à roulettes tout son matériel. Même si je n’avais pas aperçu son visage, je l’aurais identifiée sans problème à l’énergie incroyable qu’elle dégage quand elle entre quelque part. Elle provoque toujours des étincelles, une manière qui lui est propre de se déplacer, donnant l’impression d’un manque total d’organisation, souvent en déséquilibre sur un pied ou l’autre, ne tenant pas en place, charriant un flot de paroles ininterrompu qui semble, quand on la connaît bien, masquer une grande timidité. Dès qu’elle m’a reconnue, elle s’est précipitée vers moi et m’a serrée contre elle avec une fougue qui m’a coupé le souffle. Typique de Karen, ça.
-Karen, tu fais comme chez toi, je vous laisse toutes les deux. Moi, je descends, je vais voir si les techniciens ont besoin d'aide.
Karen, déjà, avait rejoint la partie atelier de l'appart, ajoutant des commentaires enthousiastes aux croquis de notre amie. Elle cherchait à s'imprégner, m'a-t-elle précisé, de l'esprit qui présidait à ce clip pour lequel elle avait amené tout son barda.
-T'as mis tout ça dans ce petit caddie ? je me suis étonnée.
Elle est partie dans un franc éclat de rire, la tête renversée en arrière qui mettait en valeur ses lèvres grand ouvertes. J'adore le rire de Karen, généreux, communicatif, capable de dérider un zombie. Elle a jeté sur moi son regard noir que traversait pourtant une bonne humeur irrésistible.
-D'abord, mon caddie n'est pas si petit qu'il en a l'air. Ensuite, j'ai pas apporté toute ma garde-robes. Tu penses bien que 'dy m'a développé en long en large et en travers ce qu'elle imaginait pour ton personnage. J'ai pris que le nécessaire. Tu veux voir ?
-Oui, montre.
Karen a déballé son attirail, comme un marchand roublard prêt à tout pour vendre sa camelote. Elle en a extirpé des vêtements de diverses textures et couleurs.
-Tu connais 'dy et son aversion pour les couleurs flashy. Elle m'a demandé du blanc pour la partie centrale du clip...
-La partie centrale ?
-Ah, je vois, elle t'a pas encore briffée...
-C'est que... t'es arrivée... et...
-Bon, je vois. Ecoute. Tu seras vêtue de blanc de la tête aux pieds dans la seconde partie. C'est la partie jeune fille.
-Ah bon ! Elle me voit en jeune fille ?
-Pour ça, demande-lui. Moi, j'te dis ce que j'ai compris. Il y a une régression, je crois. Enfin, tu me comprends... On remonte le temps. Au début, t'es une jeune femme, puis une jeune fille, enfin un enfant. C'est bizarre, elle m'a dit “un enfant et une femme mûre à la fois”.
-Tu déconnes.
-Non, juré, demande à 'dy, j't'assure, c'est c'qu'elle a dit.
-Mais comment je vais jouer ça moi ?
-Ca, c'est ton problème, tu crois pas ?
Elle m'a décoché l'un de ses regards de biais dont elle a le secret et qui correspond chez elle à l'instant “vâcherie”. Une manière rude de répondre, sans appel. Presque deux ans plus tôt, j'aurais pu me sentir froissée, mais plus maintenant. Je connais bien Karen. Je sais que la vie est loin de l'avoir épargnée, mais elle n'en tient pas compte, comme si elle avait décidé une bonne fois pour toutes de ne vivre que l'instant présent et d'en profiter au maximum.
Elle m'a demandé d'essayer deux pulls à col roulé afin de s'assurer qu'elle ne s'était pas trompée de taille. Le premier était vert, le second, rigoureusement identique, blanc. Une fois rassurée, elle m'a présenté les deux jupes, toutes plutôt chaudes, assorties aux deux pulls. Enfiler une jupe culotte m'a rappelé mon enfance, quand maman m'achetait encore mes vêtements. Je n'aimais pas les jupes culotte, mais impossible de le faire comprendre à maman. Elle a parfois ses lubbies.
-C'est pour ça que je les ai choisies, parce qu'elles m'évoquent l'enfance à moi aussi. C'que j'ai pu souffrir avec ce truc qui me remontait jusqu'au cou ! Wouah ! La dégaine ! Vise la touche que t'as !
Karen en rajoutait dans la dérision. Mes musiciens auraient été les premiers surpris s'ils m'avaient vue dans cet état. Le comble a été atteint quand la styliste m'a tendu deux paires de collants-laine. Le contexte excepté, j'aurais pu penser qu'elle se moquait de moi. Naturellement, je n'ai pu échapper à la séance d'essayage. Karen m'a demandé de marcher un peu. Spontanément, j'ai retrouvé la démarche que je devais avoir étant fillette, de petites enjambées empruntées, gauches et timides.
-Si tu te voyais... Ma parole, si tu te voyais !
Je ne remercierai jamais assez Cindy de m'avoir tirée de là. Elle se tenait sur le seuil de son appart, éberluée, tournant vers Karen un regard agacé et a fini par lui lancer :
-Mais qu'est-ce que c'est cette horreur ? Où t'as déniché ça ?
-Quoi ? C'est mon travail, j'ai pensé qu'il n'y avait rien de tel que deux pulls à col roulé et deux jupes culotte pour symboliser le retour à l'enfance de ton personnage.
-C'est ridicule ! Comment t'as pu penser une chose pareille ? Tori, enlève-moi ça, vite !
Elle venait de s'adresser à moi du ton de la mère expéditive qui n'accepte aucune remarque et qu'une colère cataclysmique emporterait si j'avais le malheur de lui désobéir. Je dois préciser que je n'ai eu aucun remord lorsque je me suis débarrassée de mes accoutrements, mais, alors que je me dirigeais vers mes propres vêtements de ville, Karen, d'un bras tendu qui me barrait le passage, m'a figée sur place. Je me suis retrouvée ballotée en petite tenue, entre deux marâtres qui se disputaient la palme du bon goût. Incapable d'intervenir, amusée de me sentir si frêle et si honteuse, j'ai croisé les bras sur ma poitrine. Je me demande de quoi j'aurais eu l'air si un technicien avait eu la riche idée de paraître à cet instant.
-Tori, c'que tu portais quand t'es arrivée, c'est bien, je trouve.
Cindy ne plaisantait pas, malgré l'air ahuri de la styliste qui n'avait plus qu'à remballer ses affaires, pendant que je renfilais mon pantalon gris et mon petit débardeur bleu ciel qui remontait juste au-dessus du nombril.
-C'est parfait, Tori, tu restes comme ça. Est-ce que tu peux venir s'il te plaît, j'ai besoin de vérifier quelques placements de caméra.
(à suivre...)

WINTER (chapitre 4)


IV

Le studio au rez de chaussée débordait d'agitation. Dans deux coins de la salle, trônaient des éclairages qui formaient sur le sol des serpentins noirs enchevétrés. Je n'ai aucun sens de la technique, c'est pourquoi j'admire tant ceux qui la maîtrisent au point de la mettre au service de l'art. Cindy m'a montré de plus près la fausse cloison du fond, celle dans laquelle avait été pratiquée l'ouverture rectangulaire. Elle voulait s'assurer, pour les deux scènes d'ouverture et de clôture du clip, que je pouvais la franchir sans difficulté. La première fois n'a pas été très concluante. En effet, je devais lever ma jambe droite à une hauteur inhabituelle qui s'accordait assez mal à ma propre démarche.
-Il faut que tu puisses marcher normalement et franchir le mur sans trop d'effort, me disait la réalisatrice.
Après plusieurs essais, j'ai fini par prendre le pli en limitant de façon satisfaisante certaines contorsions corporelles indésirables selon Cindy. Une dernière fois, elle m'a demandé de traverser la cloison pendant qu'elle accompagnait latéralement mon déplacement, ses deux mains esquissant l'objectif d'une caméra, en un seul plan qui partait d'un côté de la cloison pour se terminer de l'autre côté.
-Chouette, s'est-elle écriée, j'ai mon plan. C'est génial. Comme je ne comprenais pas vraiment son intention, elle a pris ma place et m'a demandé de la suivre à mon tour comme elle l'avait fait avec moi à l'instant. J'ai alors compris que c'était un plan classique qui donnait la sensation magique au spectateur de passer à travers la cloison.
-Tu portes ton débardeur bleu et ton pantalon gris au début du plan et, ensuite, de l'autre côté de la cloison, tu ressors tout de blanc vêtue.
-C'est impossible en un seul plan, ai-je rétorquée, naïve que j'étais.
J'ai entendu rire quelqu'un derrière moi. C'était un techniciens qui modifiait l'orientation d'une lampe.
-Sur la table de montage, c'est un jeu d'enfant, un plan pareil.
-Je suis chanteuse, moi, ai-je ajouté pour ma défense.
-Et j'adore vos chansons, s'est exclamé un autre gars perché sur une échelle et ajustant un filtre blanc devant un spot.
Après les techniciens éclairagistes, a débarqué un ami de Cindy avec son matériel sono. Durant les tournages, mon amie diffuse toujours en direct et dans de bonnes conditions sonores la musique que son clip est censé illustrer. Je n'apprécie pas trop de me plier aux règles ridicules du play back. Je préfère les vidéos qui ne montrent pas l'artiste en train de chanter. Cindy adore me voir chanter au contraire. C'est autour de moi qu'elle tisse peu à peu son univers visuel. Autant je n'ai aucun souci avec mon image médiatique, autant je ne me supporte plus dès qu'on me filme en train de chanter. Cindy m'a avoué une fois qu'elle comprenait ma pudeur et ma gêne, alors même qu'elle me sait loin d'être timide.
A l'apparition de Buster, la réalisatrice a subitement laissé au placard sa réserve habituelle. Elle a serré dans ses bras l'enfant qui lui réclamait un baiser. A califourchon sur elle, le garçon lui a présenté son nez qu'elle s'est empressé de connecter au sien. Cela peut sembler un cliché, je le sais, mais être témoin d'un instant d'intimité entre eux deux m'a émue à un point qui m'a surprise moi-même. Je me suis rendu compte alors que Cindy occupait dans ma vie une place privilégiée, plus importante en tout cas que je ne l'aurais cru au départ.
Quand les parents des jeunes figurants ont commencé à investir le studio, cela a fait monter d'un cran le volume sonore. La responsable du casting s'entretenait avec chacun d'eux. Parfois, elle m'interpellait pour qu'un père puisse avoir l'honneur de me serrer la main. Je ne sais jamais quoi dire dans ce genre de situation. Au-delà de mon image médiatique, je ne maîtrise en aucun cas l'impact que peut avoir Tori sur ses fans. J'en suis toujours très touchée, avec le sentiment étrange que l'artiste qu'ils viennent féliciter à la fin du concert a peu de rapport avec moi. Tel père demandait l'autorisation de rester pendant le tournage afin de partager l'expérience unique que son fils allait vivre. Cindy, à contrecoeur, a dû refuser sous le motif qu'un enfant, s'il sait que ses parents sont présents, perd alors l'état d'innocence qu'elle cherche justement à saisir avec la plus grande vérité possible.
Les quatre garçons n'ont pas tardé à se familiariser les uns avec les autres. Même Buster, que j'ai connu autrefois aussi timide que sa mère, discutait déjà avec eux. L'un d'eux est venu me trouver et, d'un sourire désarmant, m'a demandé :
-C'est toi qui chantes ?
-Oui, mais ce sera pour du faux cette fois.
-Ah bon, pourquoi ?
-Ca, il faut que tu demandes au monsieur qu'est là-bas, celui avec le casque sur les oreilles, en train de régler le son...
Tous les quatre n'ont pas attendu la fin de ma phrase pour se précipiter vers le pauvre technicien qui a vu se ruer sur lui les garçons avides de questions.
J'ai senti en moi monter l'exaltation de la scène, l'envie de donner le meilleur de moi-même, bien que je pense n'avoir aucun talent de comédienne. J'étais quelque peu effrayée par les perspectives du scénario élaboré par Cindy. Serais-je capable de suggérer au spectateur les différentes étapes que traverse mon personnage au fur et à mesure qu'il rajeunit ? Cela me paraissait un défi insurmontable. Et pourtant, une petite voix, que je connais bien car elle m'accompagne partout dans mes activités professionnelles, me lançait l'obligation d'être parfaite, ce qui augmentait le trac.
(à suivre...)

WINTER (chapitre 5)


V

Quand Lesley est arrivée avec son enfant, ni une ni deux, Cindy lui a arraché Ben des mains.
-Salut, je t'emprunte Ben. Tori et toi, vous montez à l'appart. Et fais gaffe avec le maquillage, vas-y tout doux.
J'étais ravie de revoir Lesley que j'avais croisée la première fois sur le tournage d'un clip de Trent Reznor où son art du maquillage avait ébloui mon ex. Lesley était une des rares gothiques de mon entourage à posséder cette élégance qui ne trompe pas. Sa démarche artistique outrepassait allègrement le cadre purement décoratif qui domine généralement la sphère gothique. Bien que ses tenues vestimentaires, d'un goût toujours affirmé, correspondent bien esthétiquement à la noirceur de mise chez les romantiques, elle peut tenir une vraie conversation hors des limites autorisées habituellement à tous ceux qui se réclament de ce mouvement et qui ont une fâcheuse tendance à l'obsession mono-maniaque.
Gothique, elle l'est jusque dans ses fibres maternelles au point qu'elle ne se sent pas obligée de garder automatiquement le masque figé de la souffrance. Une secrète mélancolie l'habite, j'en suis sûre, ce qui ne l'empêche pas par ailleurs d'afficher une certaine légèreté dans ses propos et ses manières. J'aime Lesley pour sa délicatesse dont elle ne se sert pas comme arme de séduction. C'est une femme épanouie, simple dans sa manière d'aborder les autres, et même capable de fantaisie.
Dans l'appart de Cindy, elle a déballé son attirail, ses poudres, rimmel, pinceaux à lèvres, fard, tubes de rouge, et s'est choisi un coin tranquille, près des fenêtres, pour y installer son espace de travail. Dans la partie kichenette, elle a repéré un tabouret vissant sur lequel elle m'a fait asseoir.
-Cindy veut du naturel... du naturel, tu comprends ça, ma Tori ?
-Je crois plutôt qu'elle te l'a précisé par précaution. Pour pas que tu me mettes trois couches de fond de teint blafard.
Elle s'est mise à rire car elle percevait très bien ce que ma remarque comportait de pied de nez au cliché le plus répandu chez les Gothiques.
-Tu vas voir ce que tu vas voir, m'a-t-elle affirmé, ou plutôt ce que tu ne vas rien voir.
En même temps, elle a commencé à me tamponner le front et les joues avec un pinceau très fin dont le parfum volatil s'est mis à tourner dans ma tête. Elle accomplissait ses gestes avec une concentration extrême qui ne lui interdisait aucunement de tenir une conversation.
-Figure-toi, je lui ai avoué, qu'hier j'étais à L.A...
-Ah bon ? Me dis pas que t'étais de concert !
-Si, justement. Cindy m'a contactée en début de soirée. Ma tournée se termine là-bas qu'après-demain. C'est tout Cindy ça, me contacter au dernier moment. Elle me laisse pas le choix...
-Si, le choix de refuser, le droit de n'être pas disponible.
-Est-ce que t'y crois, toi, à ça, dès qu'on parle de Cindy ?
Lesley n'a pas gardé longtemps le ton sentencieux de sa remarque et a dû se rendre à l'évidence.
-Ouais, t'as raison, c'est vrai. J'sais pas c'qu'elle a Cindy, elle peut tout se permettre, personne lui résiste.
-Et toi, elle t'a prévenue à quel moment ?
-Y'a quelques jours à peine. Remarque, j'ai eu plus de chances que toi. En même temps, il est vrai que je mène pas ton train de vie.
-Et pourtant je suis là, tu vois, fidèle au poste, on se plie en quatre pour Cindy. J'adore son univers, mais je doute cette fois que nous ayons le temps de tout finir en deux jours...
-T'es bien pessimiste !
-Lucide, tu veux dire. Parce que Cindy est une perfectionniste, tu sais ça. Elle n'avancera jamais sans avoir la preuve qu'elle n'oublie aucune des possibilités techniques qui s'offrent à elle.
-J'suis d'accord avec toi, Tori. Mais j'ai confiance en elle malgré tout. On y arrivera.
Quand Lesley m'a tendu une glace, j'ai été stupéfaite du résultat, si subtil que j'ai pensé tout d'abord qu'elle n'avait rien fait.
-Voilà le travail ! Qu'est-ce que t'en dis, ma belle ?
-Chapeau ! J'adore. J'sais pas me maquiller. Y'en a toujours trop ou pas assez. Pas le temps, en fait. Tu sais que je pourrais t'embaucher dans mon taf.
-C'est quand tu veux, Tori, tant que tu me demandes pas de chanter...
Nous sommes parties toutes les deux en même temps dans un franc éclat de rire. Deux petites voix mal assurées nous ont interpellées. C'était Ben et Buster qui nous demandaient de descendre dès que nous serions prêtes. Ordre de la réalisatrice.
-C'est elle qui a réquisitionné Ben, au fait ?
-Ouais, elle cherchait quatre garçons du même âge, pas plus de six ans, elle m'a dit. C'est pour gagner du temps, je crois bien, qu'elle m'a demandé pour Ben et qu'elle a choisi aussi Buster.
-J'ai vu les deux autres enfants tout à l'heure en bas. Ils ont l'air de bien s'entendre. Mais qu'est-ce qu'elle veut faire encore avec eux ?
C'était le deuxième clip où Cindy intégrait des enfants dans le décor. Bien que l'enfance soit rarement pour moi une source d'inspiration, je dois admettre qu'au moment où j'ai visionné, une fois montée et mixée, la vidéo de Silent all these years, je me suis rendu à l'évidence. La présence de l'enfant à côté de moi apporte au film une note tendre qui s'harmonise très bien avec ma chanson.

(à suivre)

WINTER (chapitre 6)


VI


Dès mon entrée dans le studio, j'ai senti, malgré les apparences, la réelle tension qui caractérise un plateau dirigé par Cindy.
La réalisatrice réglait quelques effets de costumes avec les garçons. Karen leur avait confectionné, avec trois bouts de ficelle, une coiffe qui s'attachait autour du cou. Le visage des enfants devenait alors le pistil d'une marguerite. Buster paradait déjà pendant que la styliste arrangeait sur sa tête un pétale que sa fougue d'enfant avait dû malmener. Il était fier qu'on s'occupe de lui, à ce que j'ai pu en juger par les regards sérieux qu'il jetait vers ses camarades de jeu.
Comme personne n'avait encore besoin de moi, je me suis approchée, à l'autre bout de la salle, de la fausse cloison. Quelle n'a pas été ma surprise dès que j'ai aperçu, au travers de l'ouverture, un splendide piano. Il n'a pas échappé à mon attention en dépit de son immaculée blancheur qui se confondait avec celle des murs. Ne me laissez jamais en présence d'un piano, je le vampirise, je lui arrache tout ce qu'il a dans les tripes. Mes doigts ont commencé à caresser le clavier dont les “noires” étaient aussi blanches que les autres. Au son qu'il a dégagé, j'ai su aussitôt que c'était un Bösendorfer. Cindy n'a pas oublié mon admiration pour cet instrument inégalable. Elle a dû, comme d'habitude, taper du pied et des mains pour dénicher une telle merveille. Cela n'aidait pas, c'est certain, à amortir le budget aloué au clip. J'ai essayé les premières notes de Winter. Elles ont jailli de mes doigts avec une évidence qui m'a étonnée, moi qui croyais avoir oublié la séquence initiale de ma chanson, sans doute la plus ancienne de mon répertoire. C'était étrange de reparcourir une mélodie qui ne m'appartenait plus, mais qui brûlait si fort encore du souvenir de mon père pour qui je l'avais composée. L'agitation qui montait dans l'autre partie de la salle m'a alertée que le tournage était sur le point de débuter.
J'ai rejoint les autres. Au centre du plateau, Cindy avait disposé les quatre garçons tout droit sortis d'une scène féérique de Comédie d'une nuit d'été, chacun représentant un élément de la Nature. En m'apercevant, elle s'est approchée de moi et, me prenant à part, m'a expliqué :
-Tori, tu peux improviser une chorégraphie ?
-Quoi, une chorégraphie !
-C'est pas du Bob Fosse que je te demande, un truc simple, basique. Tu sais faire ça.
-Tu crois ? Mais dans quel style tu le veux ?
-Excuse, Tori, mais j'ai pas eu le temps d'y penser, j'te fais confiance.
Elle a couru se blottir derrière la caméra tenue par son chef opérateur : un homme à la carrure assez impressionnante. Il a levé son bras à mon intention. Je lui ai souri, puis j'ai senti un silence étouffant peser sur mes épaules. Les garçons se tenaient près de moi, en ligne, m'interrogeant du regard dans l'espoir que je leur donne l'impulsion du départ. La voix de Cindy a retenti, la voix qui est la sienne quand elle dirige une équipe, une voix beaucoup plus grave, aux intonations presque rauques. Les spots nous ont plongés, les enfants et moi, dans une chaleur brutale et aveuglante qui a fait barrage à toute l'équipe du tournage.
Je réfléchissais à ce que je pouvais faire en amorce à ma chorégraphie. La présence des enfants m'incitait d'autant moins à choisir la complexité. Comment faisait la petite fille de jadis, dans la cour de son école, au cours des jeux qu'elles inventaient, ses camarades et elle ?
-Silence ! Moteur ! Action !
Deux imposantes enceintes ont diffusé ma chanson dans le vaste studio. J'ai fermé les yeux avant de me lancer.
-Ferme pas les yeux, Tori, m'a crié Cindy, regarde devant toi et vas-y.
Je me suis trémoussée sur place. Je ne comprenais pas pourquoi la réalisatrice n'avait donné aucune instruction à mes petits partenaires. Les pauvres. Je n'avais aucune peine à me mettre à leur place.
Il a fallu évidemment arrêter le moteur. Au lieu de s'approcher de moi, Cindy m'a parlé à travers l'écran des spots.
-C'est pas grave, on reprend, deuxième prise. Prête, Tori ? Improvise. Fais simple.
Lors de la seconde prise, je me suis mise à tourner lentement sur moi-même, mes bras frétillant comme les branches d'un arbre sous un vent glacial.
Ce n'était pas bon non plus. Nouvel arrêt. Nouveau silence, à peine troublé par le ronronnement des machines. J'ai senti monter jusqu'à mes joues une vague d'incompréhension. Pourquoi Cindy ne me rejoignait-elle pas ? J'avais besoin de son aide. La transpiration s'est mise de la partie. J'ai demandé de l'eau. Karen m'a tendu une bouteille en plastique que j'ai vidée à moitié.
-Ca va pas ? m'a demandé Karen.
-Si, ça va aller, t'inquiète.
Cinq prises ont été nécessaires pour mettre en boîte ce plan. Ce n'est pas vraiment la chorégraphie qui me posait un problème. Je me suis inspirée de ce que faisaient spontanément mes petits figurants quand la caméra ne filmait pas. Devant des centaines de personnes venues des quatre coins du globe, je n'ai jamais éprouvé la plus infime parcelle de gêne. Or, en présence d'une équipe de tournage réduite, je me sens particulièrement vulnérable, même si j'en connais la plupart des techniciens. Par instinct de défense, j'ai masqué autant que possible le vertige qui s'est emparé de moi après que des vagues de chaleur ont pris d'assaut mon visage comme cible de honte.
Lors de la dernière prise, Cindy m'a expliqué que la caméra ne cadrerait que les enfants en gros plan, je n'avais plus donc à me préoccuper de ma chorégraphie, simplement à suivre le rythme de la musique et la cadence de ma voix qui s'échappaient des deux enceintes acoustiques.

(à suivre)

WINTER (chapitres 7 et 8)


VII


Pas moins de trois hommes installaient le travelling pendant que les machinistes déplaçaient le matériel en fonction du nouvel axe de la caméra. J'ai vu la salle se vider à mesure que l'équipe rejoignait Cindy à l'arrière du studio. Les manoeuvres risquaient de prendre un certain temps, d'autant plus que le plan suivant figurait parmi les préférés de mon amie. Elle ne précipiterait pas le tournage sans avoir au préalable vérifié tous les paramètres de sa mise en scène. Je suis sortie prendre l'air.
A l'animation des rues, au volume sonore que générait la ville, j'ai pensé qu'il devait être déjà plus de dix heures. J'ai parcouru le trottoir d'un pas nonchalant. L'air déposait sur mes joues sa brise apaisante. Je m'imaginais demander à un taxi de me reconduire à l'aéroport et, regardant par le rétroviseur, je voyais s'éloigner la rue du studio. Un taxi a ralenti à mon niveau; le chauffeur, les épaules voûtées, s'est mis à scruter mon visage, avant de réaccélérer. J'en ai déduit que la réponse à sa question devait se lire sur mon visage. Sur la vitre avant d'une voiture garée au bord du trottoir, Tori me regardait, l'air plutôt soucieux, débusquant mon regard chaviré. Que m'arrivait-il ? Devais-je imputer au tournage le dérangement qui avait saboté l'ordonnancement de mes traits, altéré l'expression d'ordinaire si décidée de mes lèvres ourlées ? Une devise ne m'a jamais abandonnée, en dépit des obstacles que j'ai dû surmonter. Rester à l'écoute de mon instinct, ne pas abandonner, y compris quand s'immisce le doute. C'est à ma fidélité à cette devise que je dois le mode de vie qui est le mien depuis quatre ans à présent. J'ai enregistré trois disques, le premier s'étant avéré un échec, une erreur de stratégie : j'avais voulu suivre la mode, pensant faire un carton auprès du public, mais je n'avais pas réalisé à quel point ce disque, renié depuis, était déjà à la traîne d'une mode ringardisée. Mon modèle de carrière était Madonna, mais j'ai confondu stratégie de carrière et identité artistique. Les chansons qui composent ce premier essai raté témoignent à mes yeux de ce qu'il ne faut surtout pas faire quand on se lance dans ce milieu : scruter la tendance auprès du public et vouloir lui plaire comme une forcenée. J'avais dérogé à mon intégrité. Je n'avais pas cherché ma ligne artistique, mais j'en avais plaqué une autre, préfabriquée pour ainsi dire : une erreur de jeunesse. Avec Little earthquake, j'avais voulu rétablir le tir et j'avais trouvé une forme de compromis qui me satisfaisait. La plupart des chansons étaient déjà écrites, certaines ayant été évincées du précédent album sous prétexte qu'elles ne portaient en germe aucun hit potentiel. Alors, je les avais récupérées avec la volonté d'effacer la honte de mon premier opus par la sortie sans tarder d'un second qui aurait remis les pendules à l'heure. Je n'avais pas eu le temps de composer un nombre suffisant de nouveaux morceaux. Mon astuce -ma ruse- a été surtout de changer l'habillage de certains titres parmi les plus dansants pour leur donner une apparence qui me corresponde mieux. Winter échappait à ce relookage car je l'avais composée dans un esprit déjà différent des autres titres, ce qui lui avait valu d'emblée d'être exclue du premier album. A partir du troisième, la presse musicale a même écrit qu'Under the pink était le disque où Tori Amos s'était enfin trouvée. Un critique influent a clamé qu'il m'inscrivait d'emblée dans le cercle privilégié des grandes dames de la folk. M'entendre comparée à Joni Mitchell, à Rickie Lee Jones, m'a émue à un point que je n'aurais jamais cru possible : peut-être parce que ces deux artistes font partie des rares dont l'intégrité n'a jamais été prise en défaut.
Forte de mes pensées, je me suis redressée, ragaillardie par la conviction que mon instinct ne pouvait pas m'avoir trahie. J'avais répondu à l'appel de Cindy parce que je devais passer par cette expérience. D'ailleurs, pourquoi me poser tant de questions? Cindy ne s'en pose pas, elle. Elle fonce.
A l'entrée du studio, j'ai vu surgir sur le trottoir Lesley Chilmes, dans sa jupe de cuir noir, gainée de bas résille, arborant son gilet de velours couleur prune. Un timide rayon de soleil a révélé des reflets bleus dans ses cheveux très noirs. Elle s'est tournée vers moi, une cigarette aux lèvres, pour m'indiquer que le réglage d'un travelling causait beaucoup de souci et que Cindy tournait dans tous les sens.
-Tori, je peux te poser une question indiscrète ?
-Tente toujours.
-C'est que... Tu comprends... c'est au sujet de Winter... Et tu m'as dit un jour que t'aimes pas parler de tes chansons.
-C'est pas que j'aime pas, tu vois, mais une chanson peut tellement m'obséder tant qu'elle est à l'état d'ébauche qu'ensuite j'ai besoin de la laisser filer et vivre de sa propre autonomie. Elle a plus besoin de moi.
-C'est pareil avec nos enfants, a ajouté Lesley, un jour, ils finissent par nous échapper. Justement, Winter, je l'avais déjà entendue et je n'y avais pas vraiment prêté attention. Pendant que tu improvisais ta chorégraphie tout à l'heure, j'ai remarqué le boitier du CD posé sur une enceinte. J'ai ouvert le livret et j'ai lu le texte de Winter.
-Je l'ai écrite en l'honneur de mon père. De son vivant, je me suis dit que c'était le moment ou jamais. Il fallait que je lui confie certaines choses. Dans une conversation normale, j'y serais jamais arrivée, tandis qu'à travers ma chanson...
-J'aurais souhaité pouvoir faire cela aussi pour mon père.
Je me suis souvenue alors que le père de Lesley avait été foudroyé d'un cancer à l'âge de cinquante cinq ans.
-Il y a des choses qu'il a faites pour moi, tu comprends, et il me les a jamais dites lui-même. Depuis qu'il est plus là, j'ai l'impression de découvrir un autre homme, quelqu'un de méconnu. Je suis passée à côté de lui, je m'en veux.
Que pouvais-je répondre à cela ? J'ai simplement posé ma main sur son épaule, comme on fait d'habitude en se sentant un peu ridicule. Des ondes de sa tristesse m'ont parcourue et m'ont rappelé que mon père est toujours vivant. L'envie subite de le contacter m'a traversé l'esprit, comme un feu qui vous ronge et ne vous laisse plus en repos. Je ne sais ce qui m'a donné la force de retenir mes larmes. Lesley n'en avait nul besoin. Ce qu'elle désirait secrètement, aucune parole de réconfort ne pouvait l'approcher.
-Merci, Tori. Ta chanson... je la garde là, près du coeur.
Nous avons fini par regagner le studio.


VIII

Tout était prêt. Un silence soudain s'est abattu. Avant de rejoindre son siège, la réalisatrice a posé ses mains sur le crâne de Buster, puis, d'une main nonchalante, a ébouriffé la petite chevelure brune comme s'il s'était agi d'un talisman.
Cinq ou six prises ont été nécessaires. La première fois, un manque de coordination, au moment de tendre ma jambe droite à hauteur de l'ouverture, a totalement interrompu mon élan au point que je me suis retrouvée à genoux dans le cadre des fausses fenêtres. La seconde fois, les accessoiristes en poussant la caméra ont manqué de synchronisme de sorte que l'opérateur avait déjà franchi la cloison que je ne m'étais pas encore hissée au niveau de l'ouverture. La fois suivante, c'est Lesley qui a demandé à refaire une prise afin d'arranger mon maquillage que l'horrible chaleur des spots avait fait pleurer.
Une fois le plan en boîte, Buster, Ben et leurs deux camarades se sont disputés l'exploit de qui parviendrait le premier à se hisser aussi bien que moi au niveau de l'ouverture. Ce qui exigeait de leur part un effort beaucoup plus important. Je les observais : rien dans leur attitude n'était comparable à la tension qui régnait parmi nous. Il a fallu quelquefois calmer leur fougue naturelle sous peine de voir le plateau débordé par leurs jeux, par leur capacité incroyable à se trouver partout à la fois comme s'ils étaient le double de leur nombre. Pendant la préparation du plan suivant, cadré de l'autre côté de la cloison, je me suis adossée à un mur, attentive aux échanges verbaux des enfants, à leur façon de se mouvoir.
Cindy est venue me rappeler que sitôt franchie la cloison, je devenais une jeune fille. Je réfléchissais comment je pouvais jouer un personnage plus jeune que moi. L'absence de fillette dans le groupe de nos figurants en herbe ôtait à mon examen un objet qui eût pu énormément m'aider. Il est évident que les filles ne se déplacent pas comme les garçons. Un cliché voudrait nous faire croire qu'elles sont toutes des danseuses qui s'ignorent tandis que les garçons avancent avec une plus grande détermination. Mais, parmi l'échantillon d'hommes en devenir que je pouvais examiner, j'ai constaté que Ben, le fils de Lesley, se déplace avec moins d'assurance que ses camarades. Il court et saute de joie comme les autres, mais ne se départit jamais d'une réserve que ses copains semblent avoir perçue avec leur acuité sensitive extraordinaire. Ben, quel que soit son enthousiasme et son agilité, transporte avec lui le poids d'une gaucherie qui détermine, comme un code génétique, son rapport au monde et à l'autre. Buster, le fils de Cindy, s'est imposé comme le chef du groupe. Personne ne lui conteste sa supprématie. C'est lui qui décidait par exemple de leurs jeux et de leur durée. Il rythmait toutes leurs activités. Mais moi, Tori, comment me serais-je intégrée à leurs jeux si j'avais eu leur âge ? Qu'est-ce qui aurait marqué mon rapport au monde ? Le plus étonnant dans mes observations, c'est le contraste entre l'enfant et sa mère. Lesley est plutôt du genre dynamique, capable par son énergie de compenser quelque peu l'absence du père. Cindy, en revanche, abrite sa ferveur sous une apparence calme. Leur enfant semble, dans un souci d'équilibre, avoir compensé l'excès de sa mère.
La deuxième partie du plateau était prête. Karen Binns, la styliste, que tout le monde attendait, est enfin arrivée munie d'un pantalon et d'un débardeur blancs, en tous points identiques à ceux que je portais déjà, la couleur exceptée. J'ignore comment elle parvient à coller aux attentes de Cindy, comment, par une gestion magique de son temps, elle vient au secours des situations les plus désespérées. Karen aurait pu rétorquer à sa meilleure amie qu'elle était dans l'incapacité d'obtenir sur le champ des costumes en remplacement de ceux qu'elle avait conçus tout d'abord. La photographe aurait été à son tour dans l'obligation d'admettre qu'il était effectivement trop tard. Or, voilà que Karen venait d'accomplir un autre tour de force dont elle seule avait le secret.
Très concentrée, Cindy m'a demandé de rejoindre le piano blanc sans oublier que j'étais alors une jeune fille. Je me triturais encore l'esprit pour trouver le détail qui marquerait un tel changement. Je cherchais l'expression de mon visage susceptible de traduire mon jeune âge, mais j'échouais à chaque fois. L'absence de glace ne m'aidait pas tellement; de plus, Cindy, qui me voyait grimacer, m'a immédiatement interrompue, avant même de crier les fameux “Silence. Action. On tourne.”
-Tori, pas ça ! Je t'en prie. C'est pas un concours de grimaces. T'es une jeune fille. Tu transportes avec toi tes rêves, ton enthousiasme. Le monde autour de toi est rempli de promesses.
J'ai senti mes jambes flageoler, je n'avais qu'une envie, me cacher, tourner le dos à la caméra. Je ne savais plus quoi faire, quoi décider, quoi penser. J'avais envie de pleurer, mais je m'en suis abstenue. Il m'était intolérable de penser que Cindy aurait pu perdre sa confiance en moi. Elle avait entrepris ce tournage en y investissant sa part la plus intime. Mes chansons qu'elle avait choisi d'illustrer, aussi bien Silent all these years que Winter l'avaient mise en contact avec sa part d'enfance. J'en étais la première étonnée. Depuis que j'ai la chance de vivre ma musique sur scène, je suis saisie par l'étrange alchimie qui se produit quand celle-ci trouve son chemin jusqu'à l'auditeur qui la transforme en quelque chose d'irrationnel, qui forcément échappe à mon contrôle. Il s'ensuit une relation si intime de mon public avec certaines de mes chansons qu'elles ne m'appartiennent plus et commencent dès lors un voyage où elles ne sont plus que le vecteur de désirs secrets, de fantasmes, d'échos. Même ma chanson Me and a gun, que je croyais si personnelle, donc condamnée comme une indécence fautive parce que j'avais osé libérer cette part de moi qui m'effraie, le torrent de mes instincts de meurtres les plus refoulés, a trouvé chez certaines de mes fans une résonnance d'une force incroyable. Dans l'important courriel que j'ai reçu à la sortie de mon second album, beaucoup de femmes m'ont remerciée d'avoir écrit cette chanson qui les a rassurées en les déculpabilisant, quelquefois même en leur donnant le courage de ne point commettre l'acte irréparable. La lecture de ces confidences enflammées m'a littéralement bouleversée. En même temps, j'ai ressenti le besoin de me protéger. Jamais je n'aurais cru une simple chanson détentrice d'un tel pouvoir révélateur chez les gens. Je n'ai jamais cherché à me poser comme porte-parole d'une communauté sociale ou ethnique. Et pourtant, je venais d'en constater les effets, et l'impuissance qui m'a saisie côtoyait le gouffre le plus effrayant. L'image de Kurt Cobain s'est plaquée soudain en filigrane de mes réflexions, comme un avertissement que je n'avais pas le droit d'ignorer.
Oppressée par le silence qui pesait sur mes épaules, j'ai regardé le superbe piano blanc... et la machine complexe des souvenirs s'est mise en branle. Une joie vibrante m'a enveloppée sitôt éparpillées les images dans ma tête. Je venais de réussir mon concours de piano. Dix années d'efforts acharnés pour venir à bout d'un simple concours, pour voir enfin ployer la terrible résistance du jury qui ne m'avait jamais épargnée. Comment pouvait-on s'arroger le droit de balayer d'un revers de sentence, de violer jusque dans sa chair, la passion d'une jeune fille dont le seul tort consiste à se sentir animée du souffle de la création ? Quand je m'exerçais au piano, mes mains s'écartaient malgré moi des codes que mes maîtres m'inculquaient à chaque leçon. Je ne comprenais pas le motif qui les poussait à déverser sur moi leur colère, parfois leur haine ou leur rancoeur. On me reprochait mes vélléités d'artiste, comme une faute de goût impardonnable, on dénigrait systématiquement ce que j'avais l'audace de soumettre : mes propres créations.
Aussi, quand j'ai enfin remporté le concours, bien plus tard, après un abandon de plusieurs années, j'ai accueilli mon premier prix de piano comme une revanche personnelle contre le système, les prémices d'un affranchissement, une forme de fierté retrouvée quand j'avais reçu des mains de Daniel Barenboim lui-même le trophée que mes parents gardent précieusement chez eux. Après mon passage, et avant la proclamation des résultats, j'étais descendue dans la rue et l'avais traversée gaiement, fière de la performance accomplie dans la fièvre de ce que je pouvais donner de meilleur. Je m'étais mise à trottiner en balançant mes bras d'enthousiasme.
-C'est dans la boîte ! T'étais parfaite, Tori.
La voix de Cindy m'a comblée de bonheur au point que j'ai ri à en avoir mal aux côtes. Je ne savais pas ce que j'avais fait. J'aurais été incapable de le reproduire s'il avait fallu une autre prise. Lesley me souriait au moment où elle m'a rejointe pour redéposer un peu de poudre sur mes joues, revitaliser le rose argenté qui dessinait mes lèvres.
-T'es sensas, comment t'as fait pour trouver cette démarche, cette légèreté, j'ai cru que t'allais t'envoler. Et ton visage, cette expression que t'avais, toute la joie et la fierté crâneuse d'une jeune fille épanouie et consciente de ses charmes...
(à suivre)

WINTER (chapitre 9)


IX



Tandis que les machinistes préparaient le plan suivant, Buster s'est assis devant le piano, sous les yeux envieux de Ben. Les notes fantaisistes qu'égrenaient ses doigts débridés se sont mêlées à la rumeur des techniciens. Au coeur de cette ébullition, Cindy est capable de jongler entre les questions qu'on lui pose, les propositions qu'on lui soumet et les directives qu'elle donne à chacun. Au final, c'est toujours elle qui a le dernier mot.
Karen nous a rejointes, Lesley et moi. Elle ne tarissait pas d'éloges sur le professionnalisme de notre amie, ayant toujours une anecdote à nous relater concernant sa longue collaboration avec Cindy.
-Et tout le barda que t'as apporté, lui ai-je demandé, à quoi il te sert ?
-Fallait bien que je l'apporte, a-t-elle précisé, j'ai fait un gros travail de recherche sur ce clip. Cindy, elle te donne des explications, mais c'est jamais suffisant. Tu dois décoder ce qu'elle dit pas.
-Dans un entretien accordé au magazine Style, a ajouté Lesley, elle avoue son incapacité à fournir les clés de son art. Elle précise même qu'elle se serait tournée vers le journalisme ou la politique si elle avait été dotée du sens de l'analyse. Moi, ça m'a plu c'qu'elle a dit. Une artiste et ses intuitions, rien d'autre à quoi se raccrocher. On se trompe souvent à son sujet, tu crois pas Karen ? On la range avec toute cette ribambelle d'artistes conceptuels.
-C'est vrai, a confirmé Karen, quand tu prends la peine de t'arrêter un peu sur ses travaux publicitaires, que tu fais l'impasse sur les slogans et le design souvent agressif qu'on lui impose, t'es frappée par la délicatesse de son regard, une forme de naïveté, c'est très touchant... Moi, j'suis incapable d'expliquer sa démarche, mais personne peut m'enlever le rapport intime que j'entretiens avec ses créations.
-La mode, c'est le reflet de notre fragilité. Rien ne dure, tout se périme. Cindy est une vraie bosseuse, mais elle a pas ce travers que j'ai rencontré chez d'autres photographes de mode qui finissent par se repaître de ce monde de futilités et de paillettes.
J'écoutais Lesley avec attention. C'est la première fois qu'elle verbalisait l'intime complicité qui l'attache à notre amie. Elle me confirmait ce que j'avais perçu au fil de mes travaux avec Cindy, à savoir qu'elle n'a jamais succombé aux tentations de ce milieu qui érige la médiocrité au rang de l'art et cultive la dictature de l'apparence. C'est grâce à notre amie photographe que Lesley et Karen ont pu décrocher de ce monde de schizophrènes et trouver le courage de se mettre à leur propre compte, c'est pourquoi leurs commandes depuis n'émanent plus des marques les plus prestigieuses. En dépit d'un niveau de vie diminué comme peau de chagrin, elles ont repris goût à leur champ d'activité respectif, le maquillage et le stylisme. Si j'en crois l'enthousiasme qui les caractérise sur les divers tournages où je les ai croisées, l'une et l'autre semblent avoir retrouvé un état que peu d'artistes conservent au cours de leur carrière : leur virginité. Depuis, elles accordent plus d'importance à la qualité des relations qu'elles établissent avec d'autres artistes qu'au nombre de commandes qu'elles sont amenées à honorer dans le mois.
Au cours de notre conversation, c'est le profil de Cindy que j'ai vu se former sous mes yeux. Sa passion des tournages, ses angoisses terribles quand un obstacle technique imprévu rend caduque ce qu'elle a visualisé, la tension qui se retire miraculeusement de son visage toutes les fois que son idée initiale s'est montrée la plus forte dans son combat pour la vérité, autant d'instants volés à son authenticité qui me la rendent si chère.
Lesley a rejoint son fils qui pleurait parce que Buster refusait de le laisser jouer avec lui au piano. J'observais Karen qui suivait la scène en silence. Son regard me transmettait à son insu tout ce qu'elle avait appris à dissimuler en société. Au-delà de la Karen délurée, feuille d'automne un peu fofolle qui voyage au gré de sa fantaisie, se faufile un farfadet blessé. Elle avait perdu la conscience de son entourage, comme cela peut nous arriver de rares fois, obnubilée qu'elle était par la situation qui se jouait entre Lesley, Buster et Ben. Notre amie restait attentive aux jérémiades de son fils, qu'elle s'efforçait de calmer par la voix de la raison. Mais allez faire entendre raison à des enfants qui vivent uniquement dans la satisfaction de l'instant présent et ressentent comme une tragédie quand on les en prive. Buster refusait de laisser sa place à son camarade, il ne levait même pas son regard du clavier, faisait la sourde oreille quand Lesley lui préconisait de partager le piano avec Ben. La maquilleuse a dû capituler devant la force d'inertie et la résistance du garnement qui ne supportait pas qu'on lui conteste son droit exclusif à jouer du piano. Son fils s'est mis à pleurer, alors elle s'est penchée sur ses épaules, a enserré de ses deux bras l'enfant qui gémissait et lui a murmuré des mots doux et affectueux. Surgissant brutalement de sa prostration, Karen s'est tournée vers moi. Ses yeux brillaient, ses lèvres tremblaient. Dans l'esquisse de sourire qu'elle m'a adressé, j'ai senti vibrer l'expérience douloureuse qu'elle était en train d'affronter. Ses larmes me la livraient totalement désarmée.
Cindy, absorbée dans une discussion avec son chef opérateur, ne se rendait pas compte du temps qui s'écoulait. Seule la préoccupait le plan suivant qui, à en croire sa façon de tourner autour de l'instrument, concernait le piano. Karen et moi nous sommes retirées dans la pièce d'à côté, derrière la cloison, empruntant dans le sens inverse le passage franchi ce tantôt par la caméra. Chaque frémissement de son visage me renvoyait aux réveils nocturnes de mon enfance quand la tendresse enveloppante de maman luttait contre l'horreur du cauchemar auquel elle essayait de me soustraire. Sa main dans ma main silencieuse, elle m'a confié qu'elle n'aurait jamais d'enfant. Qui, connaissant son passé, aurait pu le lui reprocher ? Pas moi en tout cas.
-Tu sais, j'admire Lesley et 'dy, comment l'une et l'autre ont fait face à la situation, leur détermination à accueillir l'enfant qu'elles ont mis au monde.
Lesley avait eu recours à une insémination artificielle, choix qu'elle avait farouchement défendu contre certaines voix de son entourage, indépendamment de ses orientations sexuelles. Son désir d'enfant reste totalement indépendant de la notion de couple. L'absence d'une partenaire stable ne constitue en rien un handicap selon sa conception de la vie. Et, ma foi, force m'est de constater qu'elle assume pleinement ses rôles de mère et de père.
Cindy n'a pas choisi d'élever seule son fils, mais la fuite du père biologique de Buster l'a confortée dans ses résolutions. Rien ne pourrait détruire son bonheur de mère, et surtout pas son métier. En se mettant à son propre compte, comme plus tard Lesley et Karen, en dépit du besoin d'assumer la charge d'un enfant, elle a fait preuve d'un vrai courage. Buster, en dehors des périodes scolaires, la suit partout. Au contact de cet univers créatif, il a développé une sensibilité très complète, tant à la musique qu'aux arts plastiques. Cindy m'a raconté qu'elle l'avait surpris une fois en train de retoucher les clichés de sa mère à l'aide du logiciel infographique dont il semblait maîtriser les fonctions avec l'aisance d'un spécialiste. Or, elle ne savait pas comment il était parvenu à une telle connaissance de l'outil.
-J'me fiche de ce qu'on peut dire. C'est mon choix, après tout. Je suis choquée par la légèreté des gens lorsqu'il s'agit de pondre des gosses, l'absence totale de conscience de la responsabilité que cela exige de nous. Ne pas en avoir, c'est un acte d'exigence vis-à-vis de soi-même, ça n'est pas plus facile d'adopter ce choix que de décider d'élever des enfants.
Moi-même, à trente-trois ans, j'appartiens à cette génération de femmes, qu'on n'appelle plus vraiment des “jeunes femmes” et qui deviennent suspectes au fur et à mesure qu'elles repoussent l'échéance d'une grossesse présentée comme seul choix possible en dehors duquel tout n'est que folie, d'après ce qu'on voudrait nous faire croire.

(à suivre)

WINTER (chapitre 10)


X


L'après-midi, après une pause sandwich, le rythme du tournage s'est intensifié. L'inspiration de Cindy jaillissait à raison d'une idée par minute de son esprit fertile. Les plans classiques de moi assise devant le Bösendorfer lui ouvraient soudain de nouvelles perspectives pour intercaler des plans inédits qui lui permettraient d'enrichir les options du montage.
Je dois reconnaître que ma relation aux pianos qui ont traversé ma vie relève de la fusion. Rien n'a jamais offert à ma liberté un tel champ d'expression. Mes mains sur le clavier libèrent un geiser d'émotions qui me surprend moi-même a posteriori, quand j'écoute par exemple, dans la cabine du studio Wooden chez WEA, le résultat d'un enregistrement. Alors se produit un phénomène que je n'ai jamais su expliquer : bien que je reconnaisse ma propre composition, l'écoute de son interprétation, une fois enrichie des arrangements orchestraux, me procure le sentiment étrange de découvrir ma chanson exécutée par des artistes anonymes. Jamais ma propre image ne vient se plaquer sur les notes du piano. J'identifie aisément la marque du piano utilisé pour l'enregistrement, mais nullement le style adopté par celui qui en joue, comme si je n'en avais aucune conscience pendant mon interprétation. Je ne saurais dire si l'artiste a du talent, mais sa fougue me saisit parfois, surtout ma façon de marteler les touches dans la version studio de Little earthquakes. Aux commandes de ses machines, mon ingénieur du son, Eric Rosse, en était resté bouche-bée, au point que mon fâcheux pessimisme m'avait laissé croire qu'il n'était pas le moins du monde convaincu par mon interprétation. En écoutant l'enregistrement, j'avais d'abord ressenti une impression très vive de puissance, avant de prendre conscience que j'en étais l'auteur. Eric avait alors cru bon de me rappeler -C'est toi qui joues là ! Je l'avais regardé, incrédule, et nous avions ri en choeur.
Pendant que Cindy réfléchissait à la suite des événements, Ben est venu s'assoir en quinconce sur mes jambes.
-Montre-moi comment tu joues. Plus tard, je jouerai encore mieux que toi.
Je lui ai demandé de poser ses mains sur le dos des miennes et de les laisser me suivre tandis que je frappais les touches blanches et noires. Il s'est redressé dans la fierté de ses huit ans, a promené sur l'assemblée la provocation amusée de son regard, un arrière-goût de revanche à l'attention de Buster, puis il m'a regardée avec l'intensité dont sont coutumiers les enfants abandonnés à leur plaisir.
Cindy nous a rejoints alors que Ben et moi jouions la séquence mélodique de Winter ; j'ai vu le visage de mon amie soudain s'illuminer.
-C'est ça ! C'est ça ! Oui, c'est ça !
Sous l'effet de la surprise, mon petit bonhomme et moi nous sommes arrêtés, mais déjà Cindy, tournée vers ses techniciens, les avait interpellés avec un enthousiasme débordant.
-Allez, tout le monde au combat ! Encore un plan à boucler aujourd'hui ! Le dernier !
Pendant que la jeune fille que j'étais devenue jouait du piano, Cindy a eu envie de pousser plus loin encore le processus de régression temporelle et à mes mains elle a imaginé que pourraient se substituer celles de la fillette que j'avais été. Une simple fondue enchaînée verrait des mains d'enfant se superposer aux miennes. Comme nous n'avions pas de petite fille à disposition, la réalisatrice a naturellement proposé le rôle à son fils Buster.
-Maman, j'suis pas une fille !
C'était sans compter le tempérament outrageusement fier de Buster qui ne semblait pas décidé à se travestir. Ben, qui se trouvait encore assis sur mes genoux, a levé sa main en criant :
-Moi ! Moi ! Je veux faire la petite fille.
Cindy n'a pas attendu que l'enfant réitère sa proposition. Karen a dû regagner son studio, à vingt minutes à pieds, afin d'en ramener une robe blanche. Les machinistes en ont profité pour installer la caméra et les éclairages en fonction du nouveau plan. Il a fallu, pendant ce temps, que j'apprenne à Ben à jouer la séquence de Winter qui sert d'ossature à l'ensemble de ma composition. Il s'est révélé très consciencieux, et plutôt doué. Après seulement cinq ou six essais, il arrivait tout seul à reproduire la gamme pentatonique que je lui avais apprise. Renfrogné, Buster boudait dans son coin, les bras croisés, pris au piège de sa propre liberté, sans aucune résistance des adultes à son refus tumultueux. Il a fini par quitter le plateau pour ruminer en cachette sa douleur dans la salle d'à côté.
Quand Karen est revenue de sa course à travers Manhattan, Ben était prêt à exécuter ce que le plan exigeait de lui. La styliste l'a aidé à enfiler une robe blanche, une robe chic qu'arborent les fillettes lors des communions et mariages. J'ai laissé le garçon, tout à sa joie, jouer les cinq notes répétées sous l'attention insistante de l'objectif qui traquait ses mains à dix centimètres à peine. Cindy a même conçu dans la foulée un plan subjectif de la fillette assise devant son clavier.
En passant près de Buster qui m'a tourné le dos, je suis sortie de l'immeuble, ma main farfouillant dans le fouilli de mon sac à la recherche de mon portable. J'étais rattrapée par ma culpabilité vis-à-vis de mes gars. Je devais les contacter. Je n'étais pas la première à avoir eu cette idée : un message clignotait déjà.
-Allo, Tori, c'est Phil. Où es-tu fourrée, bon sang ? Nous sommes sur les rotules. Brian est prêt à écumer les hôpitaux de la région et à lancer à tes trousses les hélicoptères de l'armée.
Un flot de larmes a noyé mes paupières. Je devais les contacter à mon tour, sans savoir ce que j'allais bien pouvoir leur expliquer. J'ai rappelé Phil. Il a décroché avant la deuxième sonnerie.
-Hello, Phil...
-Tori, mais t'es où là ?
-A Manhattan...
-Quoi ? Répète ! Dis voir ! C'est une blague ?
Je ne savais quoi répondre.
-Y'a un concert, il me semble, après-demain. Désolé de te l'apprendre. Ah oui, c'est à L.A, au fait.
-Dis à toute l'équipe que je serai présente au concert. Tu me connais, je vous ferais pas ce coup.
-C'est bien aimable à toi.
A l'autre bout des ondes, une cacophonie s'est fait entendre. Légèrement en retrait, j'ai reconnu la voix de Phil s'adressant aux gars et leur apprenant la nouvelle. Des cris de stupeur se sont soulevés. Ils avaient du mal à avaler la pilule.
-Phil, je vous promets que je serai de retour à l'heure. J'ai dû répondre à une urgence. Je peux pas vous expliquer, là, j'ai pas le temps.
-Une urgence ! Mais pourquoi t'es partie comme ça, en juive ?
-J'ai eu tort, je sais. Mais j'ai eu peur, peur de pas avoir le courage de partir si j'étais venu vous en parler en face.
-C'est toi qui dis ça ? Je délire.
Phil s'efforçait encore de recoller les morceaux dans l'espoir de trouver une logique à mon départ précipité. Je l'ai encore et encore assuré qu'il n'y avait aucune raison de s'alarmer, que nos derniers concerts se dérouleraient conformément au programme. Il a paru se calmer. Sa voix était entrecoupée de plus longs silences. Bientôt, ne lui échappaient plus des lèvres que des “Bon”, “OK”, prononcés toutefois dans une relative hébétude.
Soulagée, j'ai éteint mon portable. Je n'ai pas eu le courage de préciser le motif de mon départ, jamais je n'ai mentionné l'appel de Cindy, encore moins la force irrésistible qui m'avait contrainte à prendre le premier avion. Pourtant, c'est l'unique aspect de la question qui aurait mérité réflexion. Ma présence à New York me paraissait inexplicablement relever d'une évidence. Tout, depuis la texture de l'air sur mon visage jusqu'à la lumière terne qui plongeait la ville, venait me conforter dans mon choix.
Dans le studio, j'ai eu la surprise d'intervenir au moment de l'apéro, d'un côté les rires de Lesley aux histoires délirantes de Karen, de l'autre les techniciens attentifs au programme du lendemain que leur exposait Cindy.
Les garçons, plus agités en raison de la fatigue, poursuivaient une fillette qui les narguait en faisant des grimaces avec sa bouche et ses mains. Dans sa nouvelle tenue blanche, Ben convoquait à son insu les petites filles mystérieuses de Lewis Carroll. L'aisance avec laquelle il faisait tournoyer sa robe, esquivait ses camarades ou sautillait en guise de provocation contrastait avec le caractère inhibé du garçon qu'il avait été l'après-midi durant. Qui sait, peut-être avait-il trouvé ce point d'équilibre auquel certaines personnes n'accèdent que tardivement dans leur vie. Ce qui se jouait sous mes yeux, sous les yeux de sa mère faussement indifférente, prendrait peut-être, ultérieurement, une importance capitale dans la vie de Ben. Mais l'enfant se contentait de courir et de laisser jaillir sa joie, dans toute l'inconscience de lui-même.

(à suivre)