lundi 26 novembre 2007

Sagesse de l'enfance


Dans mon métier, l'enseignant est souvent déçu du décalage entre ce qu'il croit avoir inculqué à ses élèves et la réalité du travail qu'ils lui rendent.

Qu'est-ce qui me motive à continuer ? Tout d'abord, j'aime transmettre les lois du langage. C'est par le langage que mes pré-adolescents, et mes adolescents, vont se construire une image de la société qui les entoure et qu'ils s'apprêtent à introniser. C'est par le langage qu'ils pourront plus tard se forger une identité, et, je l'espère, une conscience. C'est par le langage enfin qu'ils se prémuniront contre les charlatans qui veulent leur faire passer des vessies pour des lanternes. Notre société fait une piètre démonstration du langage, elle l'a appauvri par son goût de l'hyperbole. Mais quelle que soit la société que nous construisons pour l'avenir, le pouvoir appartiendra toujours à ceux qui maîtrisent le langage, que ce soit pour défendre les droits humains ou pour asservir les citoyens par de creux discours habilement maquillés en énoncés qui font sens.


Mais ce n'est pas un discours philosophique que je veux exprimer ce soir. Dans mon métier, parfois surgit une perle de la grisaille quotidienne, un instant d'émotion qui vous étreint pour le restant de la journée, parfois du mois. Ca peut être le regard pétillant d'intelligence d'un enfant qui découvre les beautés cachées d'un texte, ou alors une parole lumineuse lâchée dans la masse des vacuités habituelles.


Je voudrais vous parler de Justine, une jeune fille à présent, qui termine sa dernière année au collège. Depuis son arrivée en sixième, ses résultats culminent dans l'excellence, et ce sans jamais qu'elle se départisse d'une réserve naturelle où je lis surtout une forme d'humilité rare. Il y a environ trois ans, en sixième justement, je faisais étudier à sa classe l'Odyssée d'Homère. Une présentation des dieux de l'Olympe a naturellement entraîné une interrogation sur l'immortalité que beaucoup parmi mes élèves enviaient. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous devons tous mourir un jour. C'était la première fois que des élèves m'entraînaient, à la suite d'une lecture d'Homère, sur ce sujet hautement philosophique. Je n'ai pas censuré le débat qui s'ensuivit. Tous voulaient me confier ce qu'ils feraient si on leur offrait l'immortalité. Je n'ai rien retenu de leurs confidences, pour le moins banales, mais je crois que j'ai gravé dans ma mémoire, d'une pierre dorée, la confidence de Justine, qu'elle a simplement formulée de sa voix douce et égale. Devant ses camarades médusés, ou qui ne pouvaient accéder au sens profond de son intervention orale, elle a glissé ces paroles inoubliables que je résume en les réinterprétant :


"Moi, je ne voudrais pas être immortelle. Quand on est mortel, on apprécie mieux la vie."


Il n'y a rien à ajouter, seulement rappeler que la vérité qu'elle venait d'énoncer, certaines personnes n'y accèdent que tard dans leur vie, et parfois même jamais. Quelle leçon d'humanité !


Merci Justine pour ta sagesse. Elle est un enseignement pour moi.

dimanche 25 novembre 2007

Sortie en catimini d'une oeuvre intime


Dans la masse des sorties DVD, se glissent parfois des oeuvres rares et méconnues. C'est ainsi que vient de paraître Mère et fils d'Alexander Sokourov.

Ce cinéaste russe est peut-être le plus important depuis Andrei Tarkovski. Pourtant, ses films bénéficient en France d'une sortie à peine confidentielle. C'est ainsi que circulèrent en 1997 trois copies seulement du sublime Mère et fils. Seule la presse spécialisée s'intéresse à son oeuvre, et encore pas n'importe laquelle : uniquement celle qui défend tous les cinémas, jamais celle qui a troqué sa fonction de découvreur de futurs talents au profit de celle de publiciste à la solde des films les plus libéraux.

Je ne prétends pas connaître l'oeuvre d'Alexander Sokourov. Je n'ai vu en tout et pour tout qu'un seul de ses films, Mère et fils (1997), mais ce bout de pellicule qui ne dépasse pas une heure hante encore ma mémoire de cinéphile en quête d'expériences profondes et mystiques.

Le film se résumé à son seul titre : un fils accompagne les derniers instants de sa mère malade. Hollywood aurait transformé le sujet en un duo de stars, éruptions lacrimales à la clef, si jamais le public ne comprenait pas combien-que-c'est-triste-une-mère-qui-meurt-dans-les-bras-de son-fils-impuissant.

Alexander Sokourov, en artiste habité et sensible, nous convie quant à lui à une expérience unique, fort de deux partis pris : d'une part une image ciselée à la manière d'une toile de maître, de l'autre une bande sonore réduite à sa plus rigoureuse expression.

Alexander Sokourov, grand admirateur de l'art pictural, a composé ses plans séquences en véritable peintre qu'il est. Ses images convoquent les fantômes du romantisme, en particulier Caspar Friedrich auquel on songe souvent dans le lien intime qu'il établit entre les êtres et le paysage : les champs de blé, le chemin qui les traverse, les arbres qui parsèment la prairie sont contaminés par la fébrilité mortifère qui unit le fils à sa mère mourante. La texture si particulière de la photographie renvoie aussi à l'expressivité d'un Vlaminck, les arbres semblent surgis d'une toile de Edvar Munch. Du point de vue visuel, c'est un choc d'une réelle puissance.

La bande sonore donne à entendre le passage du vent sur les blés, le cri des oiseaux, et tous ces bruits qui font le silence si caractéristique de la campagne. Aucune musique ne vient suppléer à la puissance des images. Peu de dialogue aussi. Les confidences du fils à sa mère se nichent dans les silences et les regards. Le film s'offre ainsi comme une succession de longs tableaux, la plupart en plans fixes, qui donnent à sentir la respiration du temps et de l'air, jusqu'à transformer notre perception sensorielle, jusqu'à ce que notre rythme cardiaque se fonde dans l'attente angoissée de la mort, qui pourtant serait vécue comme une délivrance.

Nul besoin d'un récit artificiel pour rendre poignant le drame universel qui se joue sous nos yeux. Les séquences s'enchaînent entre la tendresse des regards, l'abandon d'une tête contre une épaule, la douloureuse traversée du paysage par le fils qui, au fur et à mesure de l'affaiblissement de la mère, devient le père qui la soutient, jusqu'aux facétieux instants de fausse rémission qui font espérer un rétablissement dans un simulacre de vie.

Je ne m'étendrai pas davantage, par respect pour cette oeuvre profonde et mystique. Sa sortie DVD est une aubaine et en même temps l'ultime occasion pour le cinéphile de découvrir enfin cette merveille de film, à condition qu'il n'ait pas honte des sentiments et qu'il sache abandonner ses sens pour recueillir la leçon d'humanisme d'Alexander Sokourov.

Holly nous a confié récemment la fascination qu'a exercé sur elle le dernier film de Naomie Kawase, La forêt de Mogatori (2007). Pour avoir vu à mon tour ce film, je précise qu'il entretient des liens évidents avec Mère et fils (1997), celui du rapport entre l'homme et la nature n'étant pas le moindre. La forêt de Mogatori est en quelque sorte le petit frère du film de Sokourov, mais à mon sens moins réussi toutefois.


Sur le boitier du DVD, figure une citation de l'auteur-compositeur-interprète Nick Cave (immense rocker crooner romantique) que je reproduis de mémoire : "Il m'est déjà arrivé de pleurer au cinéma, mais jamais aussi profondément du début à la fin qu'avec Mère et fils..."

mercredi 14 novembre 2007

L'apocalypse des animaux


En 1973, les disques Polydor éditent la première musique de film officielle du célèbre compositeur grec Vangelis Papathanassiou. Il s'agit d'une oeuvre composée pour la série animalière de Frédéric Rossif diffusée alors à la télévision. A cette époque, Vangelis est encore plus ou moins inconnu du grand public, mais cette BO a fait depuis le tour du monde, l'un des plus grands succès populaires de toute l'oeuvre de Vangelis.
Comment expliquer mon envie irrésistible de vous relater l'intimité profonde que je partage avec ce disque d'une immense beauté ? Est-il utile de le présenter encore de nos jours ? S'il en est qui ne le connaissent pas, qu'ils sachent à quel point j'envie le moment où ils pourront l'écouter pour la première fois s'ils font l'effort de se le procurer. Ce disque est facilement trouvable, à petit prix.
Tout d'abord, mon premier contact avec L'apocalypse des animaux remonte à mon enfance. Le 33 tours faisait partie des disques que mon père écoutait le plus souvent, le soir de préférence, dans une ambiance tamisée, car c'est dans ce contexte que la musique prend toute son ampleur. La pochette, tout d'abord : une image du film, absolument magique. Un oiseau migrateur probablement, en train de survoler un ciel apocalyptique. Une image planante, qui vous étreint la gorge par sa délicatesse. Pour une fois, car c'est plutôt rare, le contenu musical est à la hauteur de sa magnifique pochette. Mieux, le contenu musical reflète, jusque dans ses plus infimes fibres et nuances, la beauté convulsive de sa pochette. Une beauté un peu sombre, quelquefois mélancolique, parcourt tout le disque. L'ambiance demeure globalement douce et intime, traversée d'éclats de lumière, autant de jaillissements poétiques d'une rare profondeur. Il n'est qu'à citer les titres des diverses plages pour s'en convaincre : La petite fille de la mer, Le singe bleu, L'ours musicien, La mort du loup. Vangelis est un orfèvre de la mélodie simple à la beauté poignante. Il n'a pas son égal pour composer une musique illustrative. Je m'explique : sans l'apport des textes, sa musique laisse liberté à l'auditeur d'y ajouter ses propres images. Mais le plus extraordinaire, c'est l'adéquation magique entre la composition et son titre. La petite fille de la mer, comment ne pas la voir naître à travers les notes cristallines de ce xylophone synthétique ? Comment ne pas percevoir la fragilité de l'enfant dans le déploiement de cette mélodie simple comme un baiser maternel ? C'est une musique qui vous pénètre en douceur, et ne vous quittera jamais plus, jamais plus. Comment non plus ne pas imaginer le singe à l'écoute du Singe bleu ? Aucune trompette ne m'a suggéré autant d'images. Vangelis démontre dans cette composition subtile son art à évoluer dans un environnement jazzi, à sa manière très personnelle. La mort du loup est un poème déchirant. Avec une simple guitare accoustique, Vangelis nous donne à ressentir et à entendre la plainte d'un loup agonisant. Il ne s'agit en aucune manière d'un enregistrement naturel, mais une création mélodique d'une rare sensibilité. Le compositeur donne l'impression d'une empathie totale avec l'animal. Sublime.
L'apocalypse des animaux serait déjà un excellent disque, poétique, doux et poignant sansa face 2. Même si l'apparition du CD a rendu caduque la scission naturelle du vinyl en deux faces, cette oeuvre de Vangelis la maintient chez l'auditeur de part la dualité de sa démarche. En effet, la seconde partie nous convie à un voyage dans le temps. Le règne animal est alors situé dans un contexte cosmique qui élève la poésie initiale jusqu'à lui donner une envergure philosophique. Commence alors avec La création du monde une phase méditative qui préfigure déjà la musique ambiante telle que la définira Brian Eno quelques années plus tard. Cette plage n'est plus structurée par la mélodie. Ce qu'elle propose n'est rien de moins qu'une expérience étonnante : remonter aux origines du monde, à sa création. Les instruments électroniques sont alors plus présents, mais Vangelis y recourt avec une sobriété, une parcimonie qu'il ne retrouvera jamais plus. Il est même dommage qu'il n'ait plus exploré de tels territoires dans la suite de sa carrière. Avec ses nappes synthétiques planantes, qui se meuvent avec une souplesse confondante dans l'espace quadriphonique, il nous fait remonter le temps. L'immersion est totale, profonde, envoûtante. Même si depuis une telle musique s'est quelque peu banalisée (à cause des incursions malheureuses de la musique new age), la magie fonctionne, intacte. La dernière plage du disque, La mer recommencée, fait intervenir des percussions (roulement de cymbales) sur un tapis sonore synthétique, mais l'effet rejoint celui de La création du monde dont il est pour ainsi dire le pendant.
Cet album est une oeuvre séminale, diaphane, qui fait démentir la rumeur selon laquelle la musique électronique n'a pas d'âme, ne dégage aucune émotion. Elle offre la rare particularité de s'adresser à une large auditoire (de cinq à soixante-et-dix-sept ans) parce qu'elle est habitée d'une volonté illustrative qui fait d'elle la digne descendante du Pierre et le loup de Prokofiev. Jamais son auteur ne retrouvera un tel état de grâce, même si ses autres disques méritent vraiment le détour.

Verso de la pochette

probablement le singe bleu

jeudi 8 novembre 2007

La vérité de Michel Tournier

Je viens de finir Les Météores de Michel Tournier, roman étonnant, foisonnant d'idées riches et originales. Par son ampleur, l'oeuvre force le respect, même si je l'ai trouvée inégale. Cette volonté de tout englober en un seul roman, mêlée à la thématique gémellaire, m'a fait irrésistiblement penser à un autre artiste que j'admire, Peter Greenaway, en tout cas quelques affinités entre ce roman et le film Zoo.

Mais si je me suis mis au clavier ce soir, ce n'est pas pour évoquer ce livre inclassable, je n'en ai pas le temps. Je voudrais noter une pensée extraite du roman car je l'ai trouvée d'une vérité si absolue qu'elle m'a donné des frissons. J'avais l'intuition de cette vérité, mais je n'aurais jamais su l'exprimer avec autant de clarté que Michel Tournier. La voici :

"Je note au passage combien les choses enfantines ont d'affinité avec la pensée abstraite -qu'ont-elles donc en commun ? Le désintéressement, la simplicité de ce qui est fondamental ? Comme si un certain silence d'avant le langage des adultes rejoignait la pensée sereine des sommets."

mercredi 7 novembre 2007

Atom Egoyan ou l'indicible complexité des êtres


Parmi les cinéastes dont je suis l'oeuvre en formation avec assiduité et passion (David Lynch, David Cronenberg, Peter Greenaway, Peter Weir, Clint Eastwood, Gus Van Sant), il en est un, un seul, qui suscite chez moi une noire jalousie : j'ai nommé le réalisateur canadien d'origine arménienne Atom Egoyan.

Depuis que j'écris, et que je suis parvenu à une certaine maturité de mon activité littéraire, je cherche à traquer la vérité secrète des êtres derrière leur apparence sociale. J'ai besoin de débusquer ce qu'ils ignorent eux-mêmes, ce qui les fait vivre sans qu'ils en aient conscience. Et à ce jeu, Atom Egoyan n'a pas son égal : la connaissance profonde qu'il manifeste à l'égard de la psyché humaine me touche beaucoup plus que celle de Ingmar Bergman, cinéaste que pourtant j'admire. Je vais essayer de m'expliquer.

Ingmar Bergman ausculte l'âme de ses personnages, qu'ils soient masculins ou féminins, avec la précision sans appel que lui permet sa lucidité au scalpel. Il va chercher très loin la source de nos frustrations, de nos jalousies, de nos malaises, et les étale sans état d'âme, impudique dans son approche de dévoilement des masques sociaux. Peu ou prou, Atom Egoyan procède aussi par dévoilement de l'indicible, mais, à la différence de Bergman, connu pour sa misanthropie, il débusque la vérité cachée des êtres pour en révéler les souffrances, et pour nous permettre de réévaluer la première impression qu'ils nous ont laissée. C'est un travail de réhabilitation auquel s'est attelé le cinéaste canadien, qui révèle son empathie pour les marginaux, les êtres au comportement étrange, suspects voire malsain. La perversité d'Egoyan est nuancée par sa profonde humanité.

Un film déploie le talent d'Egoyan à son zénith : il s'agit de son chef d'oeuvre : EXOTICA



Que le scénario de cette merveille de film soit signé Atom Egoyan lui-même démontre, s'il en est, son immense talent de conteur. De tous les films que j'aie pu découvrir, aucun ne m'a autant impressionné que celui-ci. La justice, si elle existait sur terre, aurait dû me voir signer le scénario d'Exotica. Quelle splendeur narrative, quel sens du mystère, quelle intelligence, quelle délicatesse dans le dévoilement progressif de nos secrets les plus inavouables ! Que nous nous mettions d'accord : il existe des scénarios extrêmement raffinés comme Usual Suspects, Memento, Reservoir dogs, certes. Mais en est-il qui, au-delà de la simple mécanique, au-delà de l'artifice le plus subtil, parviennent au final à atteindre une véritable grandeur humaine, une authentique émotion ? Non, je ne connais qu'Exotica qui réussisse cette prouesse. Le film d'Egoyan se mérite parce qu'il ne s'offre pas facilement, non par pose auteuriste (Nous ne sommes pas chez Jean-Luc Godard) mais par souci d'approfondir ses personnages. Au fur et à mesure du récit, j'ai senti le film gagner en amplitude, jusqu'à devenir dans sa dernière partie réellement passionnant. Disons que les 45 premières minutes se contentent d'exposer chaque protagoniste, dans un chassé-croisé qui rappelle Robert Altman, à la différence que chez Egoyan, le scénario ne se concentre que sur quatre personnages.

Egoyan a saisi avec une pertinence exceptionnelle le manège obsédant et opaque des rituels dont nous sommes tous les prisonniers. Chaque personnage d'Exotica est exposé tout d'abord dans son opacité, comme accomplissant un rituel complètement bizarre voire malsain.



Christina travaille dans une boîte de nuit spéciale, Exotica, où elle danse devant des hommes venus se détendre après le travail de la journée. Certains clients la payent pour qu'elle vienne faire son numéro de streap-tease à leur table. Mais le règlement du club stipule l'interdiction pour les clients de toucher les filles qui se dénudent. Nous ne savons rien de Christina, au départ, seulement qu'elle accomplit son travail nocturne avec une certaine conscience professionnelle. D'où vient-elle ? Pourquoi officie-t-elle dans ce club à côté duquel sa beauté juvénile jure un peu ?

Mia Kirshner dans le rôle de Cristina

Francis, contrôleur des impôts le jour, est un habitué d'Exotica où il se rend plusieurs soirs par semaine pour y admirer le spectacle offert par les danseuses. A sa table, il paye toujours la même, Cristina, qui vient se déhancher devant lui, et souvent aussi, s'asseoit et discute avec lui. Quel est le sujet de leur conversation ? Pourquoi Francis fréquente-t-il ce club ? Pourquoi paye-t-il toujours les services de Cristina plutôt que d'une autre streap-tiseuse ?

Francis (Bruce Greenwood) et Cristina
Certains soirs, Francis raccompagne chez elle une certaine jeune fille et, dans sa voiture, s'entretient avec elle de sujets étranges qui ne correspondent pas à ceux qu'un adulte est en droit d'aborder avec une jeune personne. Leur conversation tourne autour des relations humaines, et du lourd silence qui, quelquefois, s'installe même parmi les meilleurs amis. Avant qu'elle le quitte, Francis tient toujours à lui offrir des billets de banque qu'elle refuse pour la manière mais accepte en définitive. Nous ne savons rien de cette fille, qui paraît encore si jeune, mais sachant le genre de boîte que fréquente Francis, un malaise s'instaure qu'Egoyan ne fait qu'attiser.

Francis et la jeune fille (Sarah Polley)


Eric est le disc jokey du club Exotica. Il domine la scène et la salle où s'installent les clients. Son rôle consiste surtout à introduire le numéro des danseuses qu'il valorise de ses improvisations érotiques. il n'oublie pas non plus celles qui attendent le bon vouloir d'un client pour venir se dénuder à sa table. Mais sa libido s'enflamme toujours lorsqu'il doit présenter le numéro de Cristina, laquelle en jupe et chemisier d'écolière se déhanche sur la mélodie langoureuse et si suggestive "Everybody knows" de Leonard Cohen. Qui est Eric ? Est-il un pervers qui succombe au fruit trop mûr de Cristina sans pouvoir l'approcher ? Celle-ci jette parfois un oeil vers lui, dans les hauteurs de la salle, et leurs regards suggèrent qu'ils se connaissent. Mais depuis quand ? Pourquoi Eric est-il jaloux quand Cristina se rend à la table de Francis, le contrôleur des impôts, et discute avec ce dernier autour d'un verre qu'il lui a offert ?


Zoé, future maman, est propriétaire de l'Exotica dont elle a hérité de sa mère. Elle accepte mal la tension entre Eric et Cristina, qui pourrait rejaillir sur la respectabilité de sa boîte. Pourquoi se mêle-t-elle autant des problèmes de ses deux employés ? De qui est l'enfant qui emplit son ventre et qu'elle expose à leur nez en toute impudeur ?


Il est un autre personnage, plus extérieur au drame qui se joue, mais nécessaire à son dénouement. C'est Thomas qui possède une boutique d'animaux et s'avère un grand amateur de bêtes et d'êtres exotiques. Francis se rend chez lui pour vérifier sa comptabilité, laquelle réserve quelques zones d'ombre. De quoi serait coupable Thomas ?



La première partie du film passe d'un personnage à l'autre sans qu'on parvienne à identifier l'enjeu narratif. Mais y-a-t-il vraiment un récit ? Non, pas dans le sens classique du terme. L'opacité des êtres, et de leur rituel pour le moins étrange, s'explique par l'accumulation des événements du passé qui les ont conduits jusqu'à ce club où nous les découvrons tous les soirs. Pour certains, ces événements remontent jusqu'à leur tendre jeunesse. Les flash-back d'Exotica ne sont pas novateurs, certes. On peut citer d'autres films qui dévoilent peu à peu le passé des personnages par ce genre de retour en arrière qui finissent par expliquer leurs actes du présent. Sauf que Atom Egoyan, lui, n'a pas construit son film en deux parties, dont l'une correspondrait au passé et l'autre au présent. En fait, ce principe de dévoilement progressif du mystère propre à chaque personnage est celui du film tout entier. Cette astuce scénaristique rend le film de plus en plus passionnant à mesure que sont dévoilées des bribes du passé. Le spectateur ne peut plus décrocher car la construction dramatique, d'une réelle virtuosité, mais jamais gratuite, ne lui permet pas d'anticiper le dénouement. C'est l'un des rares films que je connaisse dont les personnages en savent beaucoup plus que le spectateur. Ce dernier, vers la fin seulement, recolle les pièces du puzzle, et accède à l'intimité des personnages. Enfin presque.



Le champ ci-dessus est un plan qui revient comme leitmotiv dans le film et qui intrigue par le flou qui l'habite longtemps concernant sa temporalité. Est-ce un flah-back ou une anticipation ?Qui sont les silhouettes alignées qui surgissent à l'horizon de ce champ, et avancent lentement ?

Parmi les gens qui se promènent dans ce champ, nous reconnaissons Eric et Cristina, mais leur comportement nous étonne dans la mesure où il ne correspond pas à celui que nous leur connaissons dans le club. A quel moment situer cette séquence ? Et que font ces gens alignés à marcher ainsi dans la nature ?
Aucun drame ne se joue dans le film parce que le drame s'est déjà joué, et c'est ce qui justifie le rituel des personnages. Sachez qu'Egoyan questionne en nous des sujets tabou : l'inceste, le meurtre, le deuil impossible, le monde pur de l'enfance que la société détruit en le pervertissant. Il est ici inutile, car impossible, de dévoiler la richesse inouïe d'un film profond faussement objectif.
L'ultime scène du film, entre Cristina et Francis, se conclut sur une image incroyable : la jeune fille rentre chez elle. Le plan fixe dure, dure, et c'est tout un univers de sous entendu cruel qui affleure, car Egoyan ne nous a pas tout dévoilé. Il nous laisse à l'orée d'un autre drame, peut-être antérieur à celui-ci, mais qui lui donnerait une puissance supplémentaire.
Du grand art. Vraiment. Egoyan n'est alors pas loin de Lynch.




lundi 5 novembre 2007

River Phoenix : un ange est passé...



La disparition d'un immense acteur est toujours vécue comme une perte douloureuse. Il en est qui, au terme d'une carrière monumentale, ont eu le loisir d'explorer toutes les facettes de leur talent. Et il en est d'autres dont la mort est intolérable parce qu'elle les a fauchés à l'aube d'un talent irradiant.
River Phoenix fait partie de ces artistes prématurément disparus, mais en l'état actuel de sa filmographie, il a suffi de deux chefs-d'oeuvre pour qu'il devienne une icône dans mon panthéon intime. Non pas une icône abstraite, éthérée, non, une icône douloureusement humaine, fragile, mais forte des valeurs qu'il véhiculait à travers ses rôles.
Comme tous les anges, River ne pouvait que passer ici bas. Il avait compris ce que tous les acteurs de sa génération ne comprendront peut-être jamais, ou si tardivement.
Le plus bouleversant dans ses interprétations réside dans la fusion inextricable entre la pureté absolue des personnages qu'il a défendus avec une sensibilité inouïe, et le caractère sordide, très douloureux, de leur vie.
River Phoenix planait au-delà de l'entendement; en cela, je n'ai pas honte de le faire figurer auprès d'un génie tel Arthur Rimbaud dont il s'apprêtait d'ailleurs à endosser l'habit auprès de John Malkovitch (lequel aurait interprété Verlaine), dans un film que Agnieszka Holland (ex assistante de Kieslowski et réalisatrice du splendide Jardin Secret) devait consacrer aux deux poètes maudits français. Ce film a été réalisé après la mort de River Phoenix, lequel fut remplacé par Leonardo di Caprio. Quel gâchi ! Di Caprio est un ersatz de Phoenix, il n'a jamais eu ne serait-ce qu'une fibre de l'ombre de son talent.
Trois films me paraissent résumer la carrière de cet acteur américain, né en 1970, issu d'une famille nombreuse, élevé par des parents hippies qui n'ont cessé de voyager dans tout le continent américain, nomades dans l'âme tout imprégnés qu'ils étaient des forces vives de Dame nature. D'ailleurs, il n'y a qu'à comparer les prénoms qu'ils ont donnés à leurs enfants : River, Joaquim, Rain, Summer, pour s'assurer de l'originalité du mode de vie qu'ils avaient adopté.
Ces trois films sont : Stand by me, Mosquito coast et My own private Idaho.
STAND BY ME (Rob Reiner, 1986)
River Phoenix (second à partir de la gauche) est Chris Chambers, un pré-ado épris d'absolu : voir la scène bouleversante où son personnage est prêt à remplacer le père de son ami Gordie Lachance (sur la photo à sa gauche) afin de le convaincre de poursuivre ses travaux d'écriture car il voit en lui un futur grand écrivain. Dans les années soixante, Chris Chambers subit les préjugés de la société qui ne voit en lui que le fils de Timbull Chambers, autement dit un voyou. Cette sordide réputation lui colle à la peau, alors que Chris Chambers est un adolescent d'une fidélité à ses amis Teddy, Verne et Gordie, proportionnelle au manque d'amour dont il jouit dans sa famille. Chris a grandi dans un milieu familial que l'on devine sans aucun repère. Son père se saoule à la bière, et sa mère, jamais évoquée, probablement droguée ou décédée. Et pourtant, malgré ses souffrances, c'est quelqu'un toujours prêt à régler les problèmes, à tenter la réconciliation avec ses amis : voir la belle séquence où Chris engueule Teddy parce qu'il s'est amusé à esquiver un train et qu'il aurait pu y rester. Chris n'a aucune illusion dans la vie. Il sait que Teddy mourra jeune, et il a compris aussi que Gordie est le fils devenu transparent à la maison depuis le décès accidentel de son grand frère. Cette sensibilité écorchée vive trouve un écho admirable dans la pureté de ses élans affectifs. Après avoir fait la course avec Gordie, il empoigne son ami par le cou avec une boulevesante sincérité. Quand il évoque son cauchemar, dans la forêt, et qu'il s'effondre en larmes, c'est toute la désillusion d'une âme blessée qui s'exprime : en effet, un professeur pour qui il avait une réelle admiration lui a volé de l'argent que lui-même avait volé, sauf que lui a été sanctionné pour cet acte, et son professeur resté en toute impunité.
Comment River Phoenix, ayant grandi dans un cercle familial très aimant et libertaire, a-t-il pu donner corps à un personnage aussi désemparé, un orphelin affectif ? Il s'agit là du mystère inhérent à la grâce. Il dévoile toutefois un aspect central de l'acteur : son extraordinaire empathie envers ceux qui souffrent, sa capacité étonnante de compréhension de l'humain.
MOSQUITO COAST (Peter Weir, 1987)
A priori, le personnage de River Phoenix dans le beau film de Peter Weir n'a aucun rapport avec celui de Chris Chambers dans Stand by me. Et poutant, il s'agit là encore d'une vie meurtrie. L'adolescent est l'aîné d'une famille de quatre enfants. Comme eux, il voue une admiration sans bornes à son père, Allie Fox, génial inventeur, marginal dans une société de consommation qu'il juge décadente et qu'il ne reconnaît plus. Harrison Ford, dans ce film, exploite des talents d'acteur jusqu'alors ignorés, audace qu'il ne retrouvera jamais plus par la suite. Je suis fier que ce soit Peter Weir qui lui ait offert son rôle le plus risqué, le plus original. Mel Gibson n'a jamais été meilleur que sous la direction de Weir : Gallipoli, 1979 (film honteusement méconnu, L'année de tous les dangers, 1982 - ce qui confirme le talent de directeur d'acteurs de ce cinéaste australien expatrié aux USA. River Phoenix ne manque pas d'amour dans ce film. Mais son père l'aime-t-il parce que son fils le suit dans tous ses périples, jusqu'à l'abnégation, ou bien l'aime-t-il pour ce qu'il est ? Allie Fox a le projet de fonder une communauté en Amazonie qui reviendrait à des valeurs primitives, et il entraîne dans sa folie toute sa famille. Au fur et à mesure du récit, le génial inventeur se révèle un dictateur incapable de saisir la part d'abnégation qu'il réclame des siens, et qui va les entraîner avec lui dans sa chute. Voilà la tragédie d'un adolescent aveuglé par l'amour de son père et qui découvre que son optimisme forcené cache un tyran illuminé, un inadapté. River Phoenix interprète ce jeune homme avec une sobriété bouleversante, qui contaste avec le jeu extraverti de Ford. Le film de Peter Weir entretient des liens étonnant avec ceux de Werner Herzog, notamment dans le portrait qu'il brosse d'un tyran imbu de lui-même jusqu'à défier Dieu, et à s'y perdre. Ne reconnaissez-vous pas Aguirre ou la colère de dieu ?
MY OWN PRIVATE IDAHO (Gus Van Sant, 1994 ?)

Couronné du prix d'interprétation masculine au festival de Venise, River Phoenix termine sa carrière avec ce film poétique. Mike et Scott sont deux amants prostitués. Scott a devant lui un avenir déjà tout tracé (il devra reprendre la succession de son père), alors que Mike recherche, dans la solitude du bitume, ses origines : une mère dont il n'a que de vagues souvenirs de films super 8 fauchés, et un père inconnu. Mike est aussi atteint d'une maladie assez rare, qui le voit s'évanouir à tout instant de la journée : la narcolepsie. La silhouette de River Phoenix au milieu d'une route ne menant nulle part est restée et restera à jamais gravée dans ma rétine. Il compose un personnage déchirant, abandonné de sa famille, et tentant de survivre comme il peut, obligé de se prostituer, et vouant un amour délicat à son meilleur ami : Scott. Je me sens incapable de décrire la sensibilité de son jeu. Ce rôle présentait tous les pièges du mélodrame : Mike est un paumé au grand coeur qui rêve des bras de sa mère dont il a été arraché précocément. Mais River Phoenix, par la justesse incroyable de son jeu, évite tous ces écueils avec un talent rare. Le couple qu'il forme avec Scott (Keanu Reeves) est inoubliable. La magnifique séquence auprès d'un feu de camp au cours de laquelle Mike, transi et totalement renfermé dans sa souffrance, déclare fort maladroitement son amour pour Scott rejoint celle où Chris Chambers s'effondre en larmes lui-même auprès d'un feu de camp dans Stand by me. La fragilité que nous lisons sur son visage exprime la déchéance de ces êtres que la vie n'a jamais épargnés, et qui, résignés, poursuivent leur chemin errant, trop détruits pour pleurer, trop démunis pour se défendre, enfin trop peu sûrs d'eux pour exiger quoi que ce soit de ceux qu'ils aiment. C'est ce sentiment d'inertie que l'acteur exprime avec une force saisissante : quels que soient les événements qu'il traverse, les plus sordides comme les plus tendres, Mike garde, indélébile, ce regard d'enfant insondable que plus rien ne peut sauver.




jeudi 1 novembre 2007

une grande dame nous a quittés

En ce jour de Toussaint, je garde un souvenir ému en l'honneur d'une grande dame du 7°art qui nous a quittés à 86 ans le 16 octobre 2007. Surtout n'allez pas croire que je sois un fin connaisseur de la carrière cinématographique de cette actrice écossaise partie tenter sa chance, après un peu de théâtre et de danse, à Hollywood. C'est tout le contraire que je dois humblement avouer (et je sais que se trouvent parmi vous beaucoup d'admirateurs(trices) du cinéma américain des années quarante-cinquante). En fait, je n'ai vu que deux films de Deborah Kerr, Elle et lui, et Les Innocents. Je ne connais ni Tant qu'il y aura des hommes, ni Le narcisse noir, ni Colonel Blimp... Ce n'est pas par refus de les voir, seulement ma vie n'a pas eu l'occasion de croiser cette actrice dont j'ignorais encore l'existence douze ou treize ans plus tôt. Son interprétation dans Les Innocents m'éblouit par son intelligence, sa sensibilité.


Ci-dessus la scène la plus cauchemardesque des Innocents de Jack Clayton. Le visage de la prude Miss Giddens (Deborah Kerr) est in-croy-able. La photographie de Freddy Francis (qui a signé aussi celle d'Elephant Man) est la plus belle que je connaisse.
En cherchant des renseignements biographiques à son sujet, je suis entré par hasard sur le blog d'une jeune fille de 19 ans dont la fascination pour le cinéma des années quarante-cinquante est surprenante. Elle en fait d'ailleurs le sujet unique de ce blog encyclopédique où elle répertorie les artistes du 7°art selon des critères draconniens qui révèlent sa passion. Compte tenu de son jeune âge, je crois qu'il s'agit là d'une démarche fort honorable qui mérite quelques encouragements.

Je vous invite à y jeter un oeil à l'adresse suivante (vous pourrez y lire quelques lignes consacrées à Deborah Kerr) : http//vargen57.unblog.fr