dimanche 24 février 2008

Classiques en vitrine : de Vivaldi à Debussy

Très récemment, notre amie Holly a voulu avec sa franchise habituelle nous faire partager ses coups de coeur musicaux dans le domaine dit "classique". A la lire, je me suis pris d'un élan soudain à lui emboîter le pas pour proposer à mon tour en vitrine un échantillon de mes passions musicales.

Le compositeur qui me transporte avec le plus de constance vers les cîmes de la béatitude est sans conteste notre "prêtre roux" préféré : j'ai nommé Antonio Vivaldi. Je n'ai pas envie d'ajouter une énième critique de ses concertos saisonniers, trop connus, trop entendus, devenus le best seller du classique : quelle horreur ! (pas l'oeuvre en elle-même, non, mais l'abattage médiatique qui lui a sucé la moëlle jusqu'à la vider de sa substance) J'affectionne Vivaldi dans plusieurs de ses aspects. Tout d'abord, son répertoire sacré.



Comme Holly, je me recueille souvent auprès du Stabat Mater. La version que je connais, et par laquelle j'ai découvert cet opus, est celle de James Bowman éditée par L'oiseau Lyre.



L'académy of ancient music de Christopher Hogwood est l'une des précurseurs dans l'exécution des oeuvres anciennes sur instruments d'époque. La musique baroque s'y prête admirablement. James Bowman est impressionnant dans le Stabat Mater et le Nisi dominus. Ce contre-ténor déploie un timbre très recueilli, empreint de douleur, qu'il fait vibrer avec une force exceptionnelle. J'ai peur d'entendre ces opi interprétés par des alti comme je sais que ça se fait. Je reste attaché à James Bowman.

Je désire saluer Robert King, chef d'orchestre, et l'éditeur anglais Hypérion, pour leur intégrale du répertoire sacré de Vivaldi, que le King's consort interprète avec une belle ferveur et un enthousiasme vibrant. Tous les volumes valent le détour.




Maître incontesté du concerto, qu'il compose avec une aisance incroyable, Vivaldi nous a laissé aussi un grand nombre de concertos pour instruments à vent : hautbois, cor, bassons, flûte, flûte piccolo. Celui qui, à mon sens, a le mieux capté l'esprit si particulier qui parcourt ces compositions est le grand Sir Neville Marriner qui dirige l'Academy of St Martin in the fields avec un goût d'une sûreté sans faille. C'est bien simple, je trouve que les Italiens interprètent moins bien ce répertoire.
Dans la masse imposante de ces concerti pour flûte, je retiens ceux pour flûte piccolo qui sont un enchantement pour l'oreille, surpassant me semble-t-il tout ce que j'ai pu entendre de Mozart dans ce registre musical.

Changeons de siècle et de pays. J'admire Beethoven dont je ne me lasse pas des sonates pour piano qu'il a regroupées sous le titre de Bagatelles. Ces bagatelles nous font entendre un Beethoven en fin de carrière, totalement sourd, mais vibrant d'une élégance, d'une fougue, d'une exaltation qui siéent bien à son tempérament romantique.
Je les ai découvertes avec le pianiste Alfred Brendel, grand connaisseur de l'oeuvre du maître.




Mais, en définitive, j'ai trouvé l'interprétation idéale de ces miniatures d'orfèvre en la personne de Stephen Bishop Kovacevich qui a enregistré l'intégrale des Bagatelles chez Philips. Kovacevich a su s'adapter à la couleur de chaque fantaisie pianistique que sont les Bagatelles. Il n'hésite pas à s'exalter quand la composition l'exige, faisant preuve d'une belle virtuosité, ni à ralentir le tempo quand il faut être à l'écoute des subtilités mélodiques que requièrent certaines autres Bagatelles.



Dans ces partitions légères de Beethoven, je dois mentionner aussi Glen Goult, qui fait sonner les Bagatelles d'une manière plus menaçante, lourde. Je ne comprends pas pourquoi. Cela me paraît un contre-sens.

Plus proche de nous, qui n'a pas entendu la musique de scène que Gabriel Fauré a composée pour la pièce Pelléas et Mélisande de Maeterlinck ne sait pas le sens de la délicatesse ni de l'harmonie. La chanson de Mélisande me bouleverse, en dépit de sa brièveté, pour son sens du tragique murmuré. La meilleure interprétation qui soit est sans conteste celle qu'en a proposée le chef d'orchestre japonais Seiji Ozawa à la tête de l'orchestre symphonique de Boston. Il s'en dégage une finesse, une douceur, une mélancolie indicibles. Ozawa a tout compris de l'âme fauréenne. Dans le même disque, il propose une version orchestrale de la suite Dolly. A l'origine, c'était une composition pour piano à quatre mains que Fauré a écrite pour sa jeune dédicataire Hélène Bardac, et qui préfigure une littérature musicale ou romanesque dédiée au monde de l'enfance. Je trouve cette suite admirable, émouvante, gaie, pleine de vitalité, naïve. Signora Holly devrait y trouver des accents qui ne sont pas sans évoquer l'enfance chère à James Mattew Barrie. Voilà une oeuvre de Fauré que je lui conseille vivement, de préférence la version originale au piano à quatre mains. Naturellement, il est une oeuvre de Fauré dont une médiatisation à outrance n'est pas parvenue à altérer la sublime grandeur, c'est son Requiem, oeuvre intemporelle, un peu à part des Requiem traditionnels dans la mesure où Fauré ne l'a pas composé à la suite de la mort d'un être cher. Ce Requiem résonne étrangement doux, comme une caresse de la mort bienveillante. Ma version préférée est celle de Daniel Baremboïm, pleine de ferveur, habitée d'une émotion palpable en même temps qu'éthérée : magnifique.



Les vrais connaisseurs de Gabriel Fauré ont succombé au charme si français de ses quatuors pour piano, opus 15 et 45, indéniablement la quintescence de l'art indicible du compositeur. Il m'est impossible de décrire avec des mots la subtilité, l'élégance, la passion qui s'exercent dans ces pièces maîtresses inimitables. La seule mention que je puisse faire est celle de Proust vers l'univers duquel me renvoient les deux quatuors pour piano de Fauré. Je n'ai pas entendu meilleure interprétation de ce répertoire que celle que nous en donne le quatuor Domus, chez Hypérion, absolument divin pour peu qu'on soit sensible à Fauré. Ce n'est pas de la musique qui vous agresse par sa beauté virtuose. Le compositeur ne cherche jamais l'esbroufe, mais sa musique se reçoit comme un souvenir trempé dans la madeleine proustienne.




Je ne voudrais pas oublier non plus les fameux Préludes de Claude Debussy, autre génie symboliste dont la musique était déjà d'avant garde à son époque. Ses Préludes nous invitent à des humeurs, des impressions, des couleurs changeantes. N'y cherchez pas une ligne mélodique quelconque : Debussy a dépassé ce stade primaire de la musique. Ce qu'il vise ici, c'est l'absolu de la sensation, la sensation-même. Existe-t-il meilleur ambassadeur de ce répertoire délicat que le pianiste Arturo Benedetti Michelangelo, lequel a enregistré une intégrale des Préludes chez Deutsch Grammophon ? Quel art !

jeudi 21 février 2008

Marianne et le tourneur de pages


Combien de moments réellement orgasmiques ai-je vécus ? Pas beaucoup, je dois être honnête. Deux ou trois seulement méritent que j'en fasse le sujet d'un billet intime. Celui qui occupera le centre de mon récit met en scène deux éléments qui, une fois réunis et fondus l'un dans l'autre, représentent à mes yeux la quintescence de l'absolu. C'est une expérience à la fois sensuelle et divine que je m'efforcerai de traduire avec des mots qui ne fassent pas trop piètre figure au regard de ce souvenir que je veux vous relater.
Yaëlle Melki, Isabelle Cousset et une jeune femme d'origine vietnamienne dont le nom m'échappe aujourd'hui ont figuré une année parmi mes jeunes collègues dans le collège où je travaillais à cette époque. Votre dévoué en ce temps-là n'avait sans doute pas encore trente-trois ans. J'avais nourri l'espoir d'une aventure avec Isabelle, mais elle s'était trouvée très vite entichée d'un homme mûr dont le charisme n'était pas la moindr des qualités, avant que j'aie pu entreprendre quoi que ce fût à son égard. L'année scolaire s'était déjà bien écoulée : en période de fête de la musique, le collège vivait au rythme d'un troisième trimestre qui se préparait à une intense période de conseils de classes.
Les trois jeunes femmes que j'ai citées plus haut se retrouvaient dans la semaine certains soirs pour des cours privés de chant. Leur professeur, habitué à célébrer la fête de la musique, avait réuni ses élèves afin de les préparer à un récital de chansons populaires de la France des années 30, peut-être des années 50, j'avoue ne pas être un connaissseur de ce répertoire.
Un jour de semaine, en salle des professeurs, elles sont venues vers moi d'une manière totalement surprenante. Elles avaient besoin d'un service, et avaient pensé à moi car elles savaient que, de mon côté, je prenais des cours de violoncelle.
Il s'avéra que, sur l'instant, je ne compris pas très bien la forme réelle que devait prendre ma participation à leur récital : elles s'exprimaient de façon assez confuse, du moins imprécise. Je compris que je devais les aider à tourner les pages de partitions pendant qu'elles interpréteraient leurs chansons respectives. Bien que je trouvasse cela plutôt étrange, j'acceptai sans présumer la difficulté qui serait la mienne, étant donné que je savais à peine lire les notes. Je n'arrivais pas non plus à m'imaginer près d'elles, à tourner les pages posées sur un chevalet. Je craignais de troubler le public en lui dissimulant le beau visage des chanteuses qu'il serait venu admirer.

Le soir du récital se produisit un vendredi, fin de semaine, dans le sous-sol d'un café très fréquenté pour l'occasion. Sur place, je repérai mes trois grâces qui finirent par me présenter à leur professeur de chant, laquelle prêta à peine attention à moi. Enfin, elles me présentèrent à une jeune femme comme celui qui l'aiderait à tourner les pages des partitions. Je compris bien vite qu'il s'agissait de la pianiste devant accompagner tous les chanteurs amateurs ce soir-là. Elle était sensiblement timide, plus que moi semblait-il, pas vraiment belle au regard des normes actuelles, mais à mes yeux elle resplendissait déjà d'une aura qui me la fit trouver instantanément délicieuse. Son air emprunté, presque gêné, contribuait à me la rendre touchante, incroyablement féminine. Elle avait besoin d'un tourneur de pages car elle avait eu si peu de temps pour apprendre toutes les partitions qu'elle ne pouvait pas se passer de ces dernières, ne les maîtrisant pas suffisamment.

Le piano était situé dans un angle de la salle, au fond de la scène, dans l'ombre, presqu'invisible au public, ravalé au rang d'instrument subsidiaire. Les gens étaient venu écouter leur ami(e) chanter, pas la pianiste jouer. Au moment des présentations, brèves mais riches de silences recueillis, j'appris son prénom, l'un des plus féminins que je connaisse : Marianne. Je ne m'explique pas cette coïncidence, mais toutes les personnes de ma connaissance répondant à ce doux patronyme sont de sublimes créatures.
Assis sur un siège à côté d'elle, presque la position d'un piano à quatre mains, je n'ai pas décroché mes yeux des partitions durant la soirée entière. Je serais incapable de décrire ce que les chanteurs avaient interprêté ce soir-là tant mon attention avait porté tous ses efforts à la reconnaissance des notes qui défilaient trop vite à mon goût. Pendant mes cours de violoncelle, je n'avais à décoder qu'une ligne de partition, celle unique qu'interprêtait mon instrument. Mais Marianne suivait sur ses feuillets les deux partitions (main droite-main gauche) de son piano ainsi que celle de l'interprête vocal sur laquelle étaient inscrites les paroles de chaque chanson. Comme un ivrogne dont la vue se dédoublait, voire se triplait, je m'acharnais à suivre de front trois lignes mélodiques, ce qui dépassait, et dépassera toujours je le crains, mes piètres compétences. Marianne n'angoissait pas quand je lui avouais, entre deux chansons, le faible niveau qu'était le mien en musique. Calmement, avec une discipline que j'ai toujours admirée chez les musiciens, elle hochait la tête quelques mesures avant la fin de la page, ce qui m'indiquait le moment où je devais la tourner.

Parallèlement à cette concentration extrême qui me rendait frileux tant j'avais peur de causer une fausse note à la pianiste, je m'évertuais à ne rien rater du magnifique spectacle de ses doigts le long du clavier, à goûter l'exquise délicatesse de certains passages négociés avec élégance, retenue ou vigueur. Son visage aussi occupait mes pensées, le visage d'une femme en relation intime avec son instrument de prédilection. Chaque modulation de la ligne mélodique, chaque inflexion des poignets, la moindre inclinaison du cou gracile, enfonçait dans ma poitrine le dard sublime d'une douceur insoutenable qui m'incitait au relachement musculaire alors que l'effort intellectuel me contraignait au mouvement inverse. Et de cette tension naissait l'orgasme le plus velouté, un orgasme bleuté légèrement embrumé mais si chaleureux, si volatil, si saisissant.


A la fin du récital, je fus triste de quitter Marianne, incapable de lui livrer les mouvements secrets de mon âme qu'elle avait animée en toute inconscience. La jeune pianiste avait subi tout au long du spectacle musical les foudres de la prof de chant qui lui reprochait sa lenteur ou sa rapidité. Personne n'a applaudi la jeune femme, pourtant la seule qui eût eu de l'importance à mes yeux, la seule à avoir prêté un peu de magie au récital. Je l'avais vu s'éloigner et rejoindre les chanteurs amateurs pour poursuivre la soirée avec eux.


Au cours des jours qui suivirent, ma vie fut remplie de la nécessité de la retrouver. J'ignorais son nom de famille, son adresse. Fort du seul indice à ma disposition, qui n'avait pas échappé à ma sagacité de doux rêveur, je commençai des recherches du côté de la MJC où elle donnait des cours de piano. Je retrouvai sa trace : un prospectus où étaient inscrits les horaires des cours hebdomadaires faisait mention d'une Marianne, 1° prix de piano au conservatoire de Reims. Je la revis quelques jours plus tard, un mercredi, presque par hasard et osai, malgré mon trac, l'aborder dans la rue alors qu'elle s'en revenait de la poste. Elle me remit assez facilement, à mon grand soulagement, et accepta l'invitation que je lui fis de manger un jour ensemble à midi, en ville, entre ses cours.


Cette rencontre portait en elle son propre inachèvement. En effet, la suite révéla le caractère tragique et névrosé d'une jeune femme totalement sous la coupe d'une mère castratrice (si je puis me permettre cette expression) dont je fus sensible à la détresse, au malaise qu'elle me refila, au point que je fus soulagé de la quitter après notre bref repas de midi.

Plus tard, je découvris qu'elle était, à vingt sept ans, mère d'un garçonnet, fruit d'une relation à sens unique dont le père avait fui ses responsabilités. Seule à l'élever, elle vivait avec lui une relation fusionnelle qui passait obligatoirement par le partage du lit, ce qui me laissait en définitive bien peu de place pour exister. Marianne était difficilement disponible, entre son travail à la MJC et les nombreux cours de piano à des particuliers qui lui laissaient peu de champ libre pour ses relations personnelles. Chacune de nos rencontres chez elle me causait une peine infinie car un mal profond la rongeait que je me sentais impuissant à apaiser. Elle avait fait déjà deux tentatives de suicide et se trouvait sous l'emprise d'un traitement médical assez lourd pour soigner "ses troubles compulsifs obsessionnels" (merci à Holly pour l'orthographe), aussi dénommés "tocs". Elle était traversée par des visions de meurtres, des dons de voyance ahurissants. La première fois que je me rendis chez elle, je fus séduit par son appartement, et voilà qu'elle m'apprit que, lors de sa première visite, elle avait été assaillie par la vision du corps d'une femme se jetant dans le vide du haut de la cage d'escaliers. Un des locataires de l'immeuble lui confirma que cela s'était réellement produit et que la victime suicidaire n'était autre que celle à laquelle Marianne s'apprêtait à prendre la succession dans l'appartement.
Tout dans la vie de Marianne transpirait un air irrespirable, un air de folie, de névrose, de troubles compulsifs, un air quasiment d'inceste dans sa relation fusionnelle avec son petit garçon. J'aurais eu envie de la sortir de cet enfer, mais ce qu'elle me raconta au sujet de sa mère m'effraya à un point que je sus qu'il était en mon intérêt de me protéger. Et cela me contraignit à ne pas entamer plus avant ma relation avec la pianiste.
J'avais compris, après une liaison amoureuse qui m'avait laissé exsangue, qu'on ne peut pas aider son prochain si l'on n'est pas suffisamment maître de soi-même. A cette époque, j'étais un homme blessé, fragile, qui avait amorcé un mouvement d'ascension vers la lumière après avoir vécu les ténèbres. M'occuper de Marianne m'aurait conduit à être totalement vampirisé par elle. La maladie, qu'elle soit mentale ou physique, est le plus terrifiant des vampires. Je ne sais quels abîmes je serais en train de fréquenter de nos jours si j'avais entrepris d'aider cette jeune femme "romanesque". Ce fut de ma part un acte de courage, de grande lucidité, dont je ressors assez fier.
Je souhaiterais tant que Marianne s'en soit sortie...

samedi 9 février 2008

L'enfant et le sortilège des salles obscures


Le rapport très intime que j'entretiens avec le genre fantastique, plus particulièrement avec le cinéma fantastique, d'épouvante et d'horreur (le cinéma de genre tel que le défend depuis des décennies le magazine Mad Movies) remonte à mon enfance.

Entre huit et douze ans, j'ai été confronté à des images, à des ambiances, que la censure, pour protéger l'enfant, interdit habituellement aux moins de 12, 13, 16 ou 18 ans. La plupart des parents surveillent ce que leurs enfants voient à la télévision, du moins s'en inquiètent. Mais il ne faut pas être naïf : il est une réalité que chaque adolescent connaît bien. Sitôt les parents partis au travail, il lui est très facile de visionner des images interdites, ce qui les rend si attirantes.

N'allez toutefois pas croire que je me sois, gamin, abreuvé de films d'horreur à l'insu de mes parents. D'ailleurs, ayant eu huit ans en 1978, et le magnétoscope n'existant pas encore en France à cette époque, ce ne sont pas les programmes de le télévision du mercredi après-midi qui ont pu me pervertir à ce point. Sachez que les films d'épouvante et d'horreur que j'ai consommés aussi précocement dans ma vie, ne prenaient pas leur source d'une quelconque attirance que j'aurais pu ressentir pour ce qui était interdit. La transgression n'a jamais vraiment été pour moi une démarche par laquelle j'eusse voulu m'affirmer. Alors comment ai-je pu découvrir les images tantôt angoissantes, tantôt tétanisantes, tantôt malsaines, qui parsèment des films comme Phantasm, Suspiria, Assault, Halloween, L'enfant du diable, Emilie l'enfant des ténèbres, Le cercle infernal, La colline a des yeux, alors que la censure m'interdisait l'accès à ces oeuvres pour adultes ?

Tout simplement, c'est à mon père que je dois cette immersion brutale dans les oeuvres ci-dessus, souvent subversives. Je me dois d'en expliciter le contexte.

En tant qu'infirmière, ma mère travaillait quelquefois le dimanche à cette époque (fin des années 70). Responsable de moi durant la journée dominicaine, mon père avait dû décider que ma présence ne serait pas un problème, du moins ne l'empêcherait pas de sortir au cinéma. A Avignon, existe depuis le milieu des années 70 un cinéma d'Art et d'Essai connu sous le patronyme d'UTOPIA. Mon père avait pris l'habitude de le fréquenter, étant cinéphile depuis son plus jeune âge. UTOPIA a été créé par un groupe de jeunes gens très connotés socialistes voire communistes, qui se sont fait un point d'honneur de défendre un cinéma mondial, ouvert à toutes les nationalités et cultures, et acharnés par conséquent à conserver leur indépendance. Il va de soi qu'à UTOPIA, vous fréquentez les oeuvres de Ken Loach, le cinéma néo réaliste italien de Pasolini, vous croisez les fantasmes d'un Fellini, tout en discourant avec les personnages anachroniques d'Eric Rohmer. UTOPIA a toujours défendu un cinéma d'auteur, celui de John Cassavetes, de Pedro Almodovar (dans les années 70, il n'était pas célèbre comme de nos jours), de Jean-Claude Brisseau, de Jim Jarmush, d'Agnès Varda. Il ne faut pas s'étonner cependant si l'équipe en question accordait une place, dans sa programmation hebdomadaire, au cinéma fantastique ou d'horreur. Ces gens-là n'ont jamais dédaigné un genre qui était à l'époque jugé sans valeur, tout juste bon à assouvir le mental d'un public décérébré ou franchement malsain.

Le dimanche après-midi, la séance de 14 heures était dévolue au cinéma fantastique ou d'horreur. Mon père adorait ce genre de films depuis son adolescence. Les longs métrages d'épouvante qui s'étaient forgés une certaine renommée à son époque étaient ceux produits par les studios Hammer, mythique société anglaise qui produisait à la chaîne depuis les années 50 des oeuvres fantastiques s'abreuvant aux écrits victoriens de Bram Stoker et de Mary Shelley.

Pendant que ma mère travaillait à l'hôpital d'Avignon, mon père m'installait derrière lui sur son vélo et me conduisait au cinéma. L'équipe d'UTOPIA lui avait signalé la censure qui interdisait certains films aux moins de 13 ans, voire de 18 ans. Comme je savais lire à huit ans, je voyais écrite cette interdiction sur l'affiche qui trônait à l'entrée du cinéma.

Il faut vous mettre un instant à la place de l'enfant réservé et très sérieux que j'étais alors, et suis peut-être même toujours à l'instant où j'écris ces lignes. Je ne savais pas encore, rien de plus normal à cela vu mon âge, décoder les images publicitaires. L'affiche d'un film pénétrait de manière subliminale mes plus petites veines. Je la recevais totalement, sans protection aucune, ma peau l'aspirait. Il en est certaines qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire d'enfant apeuré.


Celle de Suspiria : cette affiche, qui a suscité bien de mes cauchemards, restait en permanence au fond d'un faux balcon, en hauteur, surplombant les sièges du parterre. Les éclairages d'Utopia baignaient l'unique salle d'une atmosphère feutrée qui accentuait l'étrangeté des lieux. Je dois préciser que ce cinéma d'Art et d'Essai officiait au sein d'une ancienne chapelle désaffectée. Les gérants, en prenant possession des lieux qu'ils avaient loués, avaient conservé quelques éléments religieux dont ils se servaient de décorations : c'est ainsi que, sur le bord de l'estrade du côté de l'écran, une statue à l'effigie d'un saint anonyme dressait son mystère recueilli tandis que, disséminés un peu partout sur les murs, des cadres représentant des scènes religieuses interrogeaient le spectateur impressionnable que j'étais, qui ne parvenait pas à dissocier les films d'épouvante déjà vus à cet endroit et tout ce décorum un peu kitch. Comme vous le constatez, sur l'affiche de Suspiria, Jessica Harper se voit dédoublée selon le prisme de deux couleurs :




bleue à gauche et rouge à droite. Quand je m'asseyais, quelle que soit la place, (mon père choisissait toujours les sièges du milieu de rangée, dans le deuxième quart de la salle), je levai immanquablement la tête en direction de cette affiche, et pour rien au monde je ne serais allé me balader sur ce faux balcon qui me semblait contaminé par la photo du film de Dario Argento. Les couleurs qui exprimaient avec tant de force la terreur de l'actrice me paraissaient sourdre du balcon lui-même qui les projetait sur le poster. Vous comprendrez alors pourquoi cette partie de la salle, qui plus est en hauteur, m'effrayait à un dégré inimaginable. Mon père n'en avait pas conscience : j'étais un enfant introverti.


L'affiche des Révoltés de l'an 2000 :




L'affiche d'Halloween : Ce n'est pas tant le couteau qui m'effrayait alors, mais la citrouille. A la fin des années 70, la mode culturelle, mais surtout commerciale, d'Halloween n'avait eu encore aucune répercussion en France où elle était quasiment inconnue. Dans le film de Carpenter, cette citrouille au visage grimaçant, et dont une bougie à l'intérieur accentuait le caractère diabolique, m'a donné quelques authentiques frissons. Dans les plans nocturnes où elle apparaissait, posée sur un balcon, elle me paraissait connectée de manière télépathique avec l'âme maléfique de Michael Myers. Une fois dans ma chambre, à la tombée de la nuit, je sentais son regard enflammé jeter sur moi son ironie cruelle. Je continue de nos jours à me sentir mal à l'aise en présence d'une citrouille vidée et dans laquelle on a creusé un rictus malsain. Allez savoir pourquoi j'en possède une chez moi, dans mon appartement de Marseille. Il s'agit d'un diffuseur de parfums à l'effigie de la reine d'Halloween que l'on m'a offert il y a quelques années. Je ne sais plus qui en a été le donateur.




L'affiche de L'enfant du diable : ma sensibilité d'enfant était telle que ce n'étaient pas les images sanglantes ni violentes qui m'effrayaient le plus. J'avais une faculté pénétrante d'absorber tout ce que l'image camouflait. La présence d'un escalier, en contre-plongée, aux éclairages expressionnistes, celle d'un fauteuil roulant à son sommet et d'un homme et d'une femme en train de courir à en perdre haleine comme si leur vie en dépendait, le tout se détachant d'un arrière plan d'une noirceur ténébreuse suffisaient à exacerber mon imagination.




Mais la pire de toutes, celle qui m'a blanchi bien des nuits à me morfondre de terreur dans ma chambre solitaire, c'est l'affiche française du film de Dario Argento : Inferno : ce visage formé d'une partie supérieure en squelette aux orbites creuses et d'une partie inférieure en lèvres de femme sur la commissure desquelles perle une goutte de sang témoigne d'une inspiration, de la part de son créateur, tellement simple et évidente qu'elle en est tétanisante. Je ne connais pas d'affiche ayant soulevé en moi autant d'effroi.




La politique d'UTOPIA en matière de public mineur était de responsabiliser les parents. Ils mettaient en garde mon père contre certains films d'horreur qu'ils estimaient trop durs pour l'enfant que j'étais, mais le laissaient en définitive libre de suivre ou non leurs conseils. C'est ainsi que débuta pour moi mon intronisation "forcée" dans le monde des films extrêmes qui ont forgé ma personnalité, et ma sensibilité, mais, contre toute attente des ligues vertueuses, n'ont pas fait de moi un détraqué ni un meurtrier. La plupart de mes amis ajouteraient, par devers moi, que je suis un garçon très spécial tout de même, que se dégage de mon goût prononcé pour les fillettes en jupettes de dentelle et à la longue chevelure blonde que retient un joli papillon une forme de perversion passive qui s'exprime notamment à travers mes écrits et mes photos personnelles. Dans le même temps, ils ne pourraient nier ma gentillesse, mon caractère pacifique et inoffensif, ma fidélité en amitié.

Alors oui, j'admets mon trouble devant la grâce de certaines fillettes à longue chevelure, si sages qu'elles en deviennent suspectes. Inutile de chercher bien loin la source de mon fantasme : nombre de films d'épouvante ou d'horreur ont joué sur les ruses du diable lorsqu'il se donne l'apparence d'un ange.

Comment oublierais-je, dans Le cercle infernal (1978), l'apparition si inquiétante du fantôme de la petite Olivia qui se lève et glisse vers les bras tendus de Julia (Mia Farrow), jusqu'à envahir en gros plan l'écran sur lequel elle fixe son regard vide ? L'arrière plan s'éteint au fur et à mesure qu'Olivia s'approche de l'objectif, jusqu'à souffler une noirceur d'ébène qui n'est qu'un avant goût des Ténèbres. Ce plan est proprement glaçant et m'a marqué à vie.

Merci, Guillaume, c'est à toi que j'ai emprunté cette photo rare. J'espère que tu ne m'en tiendras pas trop rigueur.


Il est une autre apparition d'enfant, proprement tétanisante, dans le film de Peter Medak, L'enfant du diable (1979). Dans la vieille demeure qu'il a achetée, George C Scott, réveillé au coeur de la nuit par des coups assourdissants, en examinant la salle de bain vers où semblent provenir les bruits mystérieux, a la vision abominable ci-dessous :











(à suivre...)