jeudi 31 juillet 2008

Winter (chapitre 11)

Voici les cinq derniers chapitres de ma longue nouvelle Winter que j'ai mis trop de temps à écrire et à poster. Je m'en excuse auprès de mes lecteurs silencieux.




XI



Je n'oublierai jamais la soirée que nous avons passée chez Cindy. De tels moments dans une vie tiennent à peine sur les doigts d'une main ; leur rareté, évidemment, en détermine le prix. Il est difficile d'expliquer a postériori pourquoi ils ont paru si harmonieux, un étang de paix et d'amour, de joie et de sérénité, noyé dans un océan de banalités et d'horreurs. Ce qui fait leur beauté si particulière n'est pas lié à leur importance. C'est ainsi que la sortie de mon premier album, pas plus que les cinq rappels du public à la fin de mon premier concert, ne comptent parmi les moments de grâce que j'essaie d'évoquer ici. De tels succès n'ont été rendu possibles que par un énorme travail en amont, ce qui leur ôte une partie de leur magie. Je crois que le bonheur ne se livre à notre conscience que bien des années après l'instant qui l'a vu s'épanouir.
Ce soir-là, Cindy a improvisé une soirée asiatique, comprenez bien : nous avons, Cindy, Karen, Lesley et moi, commandé des plats vietnamiens qu'un charmant jeune homme est venu nous apporter. Les garçons, eux, allongés sur la moquette face à la télévision, étaient absorbés devant Le roi Lion qu'ils connaissaient par coeur mais redécouvraient chaque fois avec enthousiasme. Des anecdotes drôlissimes sur les clips auxquels elle avait collaboré, Karen en regorgeait. Je soupçonne la conteuse d'avoir un talent supérieur à la somme des incidents qu'elle rapporte au sujet des tournages foireux qu'elle a fréquentés. Sa manière louvoyante d'approcher le gag final déclenche plus souvent le rire que la chute de son histoire. Après quelques bières et des échanges plus intimes, inévitables entre copines, Cindy, plutôt réservée jusqu'alors, s'est animée au point de lancer une séance de photos débridées où nous avons joué l'une à tour de rôle le modèle, la photographe et le metteur en scène. Avec les costumes amenés par Karen, ceux qu'avait accumulés Cindy au gré de sa carrière comme photographe de mode et publicitaire, nous avions à notre disposition un attirail suffisant pour transformer l'appart' en réception mondaine ou maison close à la mode parisienne d'autrefois. Après bien des fous rires et des embrassades envahies d'ivresse, nous avons terminé la soirée par des photos plus intimes. Cindy a réalisé en toute simplicité, sans aucune préparation, des portraits de nous toutes, un portrait de Karen d'une mélancolie saisissante, alors même que Karen, seulement épuisée, avait atteint le point si tendre quand, à une bouffée d'énergie endiablée, ne peut que succéder un instant d'abandon comme on les vit trop rarement, quand on se sent blottie dans le confort créé par l'amitié, la confiance, l'amour, et entretenu jusqu'aux limites du raisonnable. Notre amie a été surprise, quelques jours plus tard, au moment où Cindy lui a offert son portrait. Je la revois confortablement calée sur le fauteuil du salon, les bras reposant le long des accoudoirs, sans pose travaillée autre que celle de l'instant qui l'avait vue s'affaler après avoir ri sans interruption pendant plus de dix minutes. Le portrait de Lesley m'a bouleversée aussi. Seule l'intuition de la photographe a guidé son regard. Lesley s'était isolée un moment du côté de l'atelier de Cindy. Elle parcourait du regard le fourbi étalé sur le long bureau de travail, les planches contact mêlées aux pages glacées de divers magazines, les lettres à faire ou prêtes à être envoyées, les croquis sur feuilles canson. La photo a été prise alors que Lesley, percevant une présence, venait de lever son visage en direction de l'objectif et n'avait pas encore eu le temps de dissimuler son sourire derrière le voile pudique de sa main. J'avais assisté à la scène, et c'est la retenue de Lesley que j'avais conservée en mémoire. Mais la photographe a su la devancer de sorte que, sur le cliché, notre amie nous adresse un sourire rayonnant autant qu'impertinent, le sourire d'une filette qu'on vient de surprendre la taille perdue dans la jupe trop ample de sa mère ou les yeux maquillés avec le mascara défendu. Il est une autre photo de Lesley qui me hantera à jamais. Celle où elle figure avec son fils Ben, assise sur un fauteuil du salon, les bras croisés sur ses jambes, alors que son fils, debout, s'appuie sur l'un des accoudoirs, le dos dressé comme un père fier de s'exposer auprès de sa fille. Cindy a capté ce que personne n'avait jamais perçu. Ben, qui paraît si frêle dans la vie de tous les jours, affiche sur le cliché l'attitude volontaire d'un homme au sommet de sa vie, alors que Lesley ressemble à une jeune fille dont la jupe de dentelle noire et le chemisier de tulle couleur carbone apparaissent comme une protection contre le monde extérieur.
Quand les filles sont parties, je croyais que le meilleur de la soirée était derrière nous. Avec Cindy et Buster, nous avons un peu discuté du programme du lendemain, avant de nous coucher, terrassés de fatigue autant qu'épanouis après ces quelques heures d'insouciance. Le canapé du salon offrait un lit convenable qu'il suffisait de déplier.
Je me suis réveillée une fois cette nuit-là. Il m'a fallu un moment avant de me rappeler que je dormais dans l'appartement de Cindy, trouble dont j'ai appris à ne plus m'inquiéter. Quand on ne sait plus identifier l'endroit où l'on dort, il est inutile de paniquer, l'espace finit par redevenir familier pour peu qu'on ne se soit pas laissé gagner par l'angoisse.
L'obscurité totale au coeur de laquelle je me suis réveillée tout d'abord s'est avérée un leurre : une minuscule source lumineuse, pas assez intense toutefois pour la localiser, m'a à la fois apaisée et intriguée. Lentement, sans bruit, je me suis dressée sur mes coudes, prenant alors conscience de la place vide laissée par Cindy à côté de moi. En me tournant vers le bureau, j'ai reconnu mon amie, debout, immobile, extrêmement concentrée sur un objet qui m'échappait. Avec précaution, j'ai avancé à quatre pattes sur la moquette, hésitant à me lever par crainte de troubler l'intimité de la photographe que je ne voyais que de dos. Elle paraissait écrire, ce que me confirmait le frottement d'un crayon sur du papier. Parfois, les frottements s'accéléraient de façon frénétique. J'ai perçu des reniflements, espacés, épisodiques, mais profonds. A l'inclinaison de son dos, j'ai compris qu'elle venait d'enfouir la tête, et sa souffrance, dans ses mains. Depuis combien de temps avait-elle quitté le lit ? Avait-elle dormi un peu ? Etait-ce le travail du lendemain qui la préoccupait au point de sacrifier son sommeil ? Soudain, elle s'est éloignée du bureau et a commencé, en direction des fenêtres, quelques aller-retour, sans paraître me remarquer. Les doigts constamment rongés entre ses lèvres, elle ne s'arrêtait plus, prise dans un élan chaotique qui m'a éclairée sur la nature anxieuse de son attitude. Et quand elle avait approché d'un pas vers la résolution de son énigme, de trois pas celle-ci s'éloignait d'elle en guise de réponse. Je ne suis pas intervenue au coeur de ce processus de création parce qu'il me renvoie naturellement à certaines nuits blanches que j'ai dû affronter pour agencer harmonieusement mes paroles sur la musique que j'avais composée au piano.
Alors qu'elle rejoignait le lit où je m'étais rallongée, j'ai fait semblant de dormir, attendant qu'elle ait à son tour sombré dans le sommeil pour me relever lentement et me diriger pieds nus vers le bureau que Cindy venait de quitter. J'ai éclairé la lampe qui a projeté son cercle lumineux sur une série de clichés éparpillés. Certaines photos renvoyaient à l'enfance de Cindy, des portraits de classes de son école primaire, des portraits d'elle et de ses copines enlacées à l'âge des amitiés brulantes et exaltées, quand on croit encore que nos meilleurs amis vivront éternellement auprès de nous. D'autres clichés, d'un format de tirage plus ancien, révélaient un homme à différentes époques de sa vie. J'ai reconnu monsieur Palmano en personne, son expression grave, quasi austère, en toutes circonstances, aussi bien lors des fêtes familiales que des souvenirs de voyages. Découvrir cet homme que je n'avais croisé qu'à deux ou trois reprises m'a saisie de façon surprenante. Je ne le reverrais plus, et telle certitude conférait aux images une force insoupçonnable pour qui n'aurait pas été dans la confidence. J'ai pensé à l'une de mes tantes foudroyée à cinquante-cinq ans à peine d'un maudit cancer qui a eu raison de sa vitalité mais jamais de son courage ni de son amour de la vie. L'image de Cindy penchée à son bureau, la tête emprisonnée dans ses mains, a transpercé l'écran de mes larmes. Il me semblait encore entendre vibrer les sanglots de mon amie.
L'ordinateur était en veille. En cliquant sur une touche au hasard, j'ai vu l'écran s'éclairer et apparaître sur toute la page de courts paragraphes séparés entre eux par deux espaces. Cindy y avait consigné ses pensées, j'ignorais depuis quand. Mais la liste de ses réflexions m'a tenue éveillée pendant plusieurs minutes, non que ma lecture ait été difficile mais la proximité des mots de Cindy était telle que je me sentais envahie de frissons. Les mots claquaient, terribles, doux ou tranchants, de colère ou de regrets infinis.
Tu avais raison, papa, la photo n'est qu'un pis aller. Personne, aucun artiste, ne peut s'ennorgueillir d'avoir saisi l'essence de la vie, l'essence d'un être, même le plus chéri.”
“Oh, quel regret de ne t'avoir compris plus tôt ! Quelle douleur ce vide nouveau en moi ! Ta mort m'a mise sur les traces creusées de tes pas, et je compte les suivre jusqu'au refuge de ton coeur en hiver.”
“Tu m'as appris que l'absence de sourire n'est pas le propre de l'insensibilité. Tu brûlais d'une fièvre indicible. L'austérité qui t'habitait n'était que le voile te protégeant de la vulgarité du monde.”
“Tu n'avais pas besoin d'étaler ta générosité. Elle m'a été révélée par tout ce que tu as laissé en plan.”

A côté de l'ordinateur, des croquis griffonnés à la hâte, noircis par les touches d'un crayon à charbon. Mon amie les avait tracées nerveusement, repassant plusieurs fois les contours des dessins. Sur chaque feuillet, le même rectangle répété à l'infini, duquel s'extirpe un personnage. Au vêtement esquissé à la diable, je me suis reconnue, identifiant du même coup l'ouverture pratiquée dans la cloison du studio. C'était le fameux plan d'ouverture du clip sur lequel nous étions en train de plancher, l'instant saisi au vol de ma traversée du temps. Du fait que j'étais représentée de face en train d'enjamber le cadre, j'ai su qu'il s'agissait du plan de fermeture, celui qu'il nous restait à boucler, le retour de la femme après son voyage dans les paysages réanimés de son enfance. Chaque croquis finissait immanquablement raturé d'un point d'interrogation qui envahissait la feuille en même temps qu'étaient répétés les mots “femme” et “enfant”. Il y avait même écrit sur l'un d'eux : “A quoi bon, papa ? Pourquoi m'acharner à saisir cet instant inexprimable ? Qui peut le traduire ? Prétention, tout ça !
Je me suis levée sans bruit, j'entendais ma respiration au moment où je suis allé me recoucher à côté de Cindy. La texture si particulière du silence me renvoyait à une sensation que je n'avais jamais partagée avec quiconque : le sentiment d'être une intruse, de ne pas mériter ce que je venais de découvrir et que j'avais volé à mon amie.
A peine allongée, j'ai senti, derrière moi, contre ma nuque, un murmure, doux et chaleureux.
-Merci à toi, Tori.
Je me suis rendormie, le coeur lourd et léger à la fois.

(à suivre)

Winter (chapitre 12)


XII



Le lendemain matin, bouillonnante d'inspiration, Cindy s'est montrée plus déterminée que jamais à malmener le programme. Fruits de son impulsivité, les modifications qu'elle a imposées à toute l'équipe en ont étonné plus d'un : suppression des plans qui ne trouvaient plus grâce à ses yeux, propositions de plans inédits, résultats sans doute de ses réflexions nocturnes. C'est ainsi, au cours de la nuit, que s'est imposée à elle une évidence : une section du clip doit trancher stylistiquement avec le reste, comme dans ma chanson quand intervient l'orchestre.
Je me souviens, au cours de l'enregistrement de Little earthquakes, que Doug, mon ingénieur du son, m'avait suggéré l'introduction d'une section orchestrale lors du dernier couplet de Winter. Ma première réaction avait été un refus catégorique car l'idée de Doug détruisait la sobriété qui me paraissait de mise dans une chanson intimiste que j'avais composée au piano et conçue pour cet instrument solo. Avec sa diplomatie coutumière, il n'avait pas défendu outre mesure sa suggestion. Il savait sans doute qu'on ne doit jamais interférer avec ma propre conception des chansons. Ce n'est qu'après l'enregistrement du disque qu'il avait remis sur le tapis son idée, me proposant de réenregistrer une nouvelle version de Winter en y intégrant, au dernier couplet, un orchestre qui devait, selon lui, conférer à la chanson une dimension supérieure. J'avais fini par accepter, à titre de curiosité, une transposition pour orchestre de toute la partie que je jouais à l'origine au Bösendorfer. Il m'avait fallu me rendre à l'évidence. Cette version n'atténuait en rien l'intensité émotionnelle véhiculée initialement par le piano solo. Bien qu'il n'ait pas encore été à l'ordre du jour de substituer cette version orchestrale à la précédente, Doug m'avait fait écouter avec ses machines un arrangement qui faisait intervenir l'orchestre uniquement à la fin de la chanson. A la première écoute de Winter ainsi modifiée, des frissons m'avaient convaincue qu'il s'agissait de la meilleure version. Non seulement, le jaillissement imprévue de l'orchestre à la fin, mixé par dessus le clavier de la première version, en décuple l'émotion, mais sa disparition brutale, juste avant le retour en grâce de l'ultime refrain, où le piano solo reprend ses droits, est un instant magique que Doug a prolongé à l'aide d'un silence de trois secondes.
Pareil silence n'a justement pas échappé à Cindy qui l'a interprêté à l'aune de sa sensibilité :
-Pendant ce silence, tout sera noir, puis la reprise du piano au dernier refrain verra s'abaisser le panneau qui recouvrait l'écran et réapparaître ton visage...
J'ai perçu une ombre sous les paupières de la photographe. Comme un doute. Sur son visage, se livrait un combat entre ses visions les plus chères et l'incertitude de leur réalisation. De la même façon, quand mon amie s'est détournée de moi pour donner ses instructions au chef op', j'ai compris que le plan en question poserait quelque délicat problème.
Lorsqu'on regarde un clip de Cindy Palmano, ce n'est jamais l'économie des moyens mis en oeuvre qui impressionne, mais la très jolie ambiance qu'elle réussit malgré tout, souvent, à traduire, au point que l'harmonie des formes et des couleurs semble constituer le sujet-même du film. Je prends conscience aussi, depuis qu'elle me dirige, de mes limites en tant que comédienne. Sans la magie du montage auquel elle consacre des heures, je n'exprimerais pas le quart des émotions qu'elle vise.
Me prenant à part, Lesley trépignait de jubilation. Notre amie lui avait laissé carte blanche pour le maquillage qui pouvait être aussi exacerbé que possible. Elle a promené sur mes lèvres le stick d'un rouge particulièrement vif qui se détachait avec une intensité incroyable de mon teint de rousse.
-C'est comme ça que je t'aime, m'a-t-elle avoué, ses deux mains sur mes joues, tandis que ses lèvres déposaient un baiser sur mon front.
Ben, qui avait tenu à venir ce matin-là pour assister à la fin du tournage, s'est extasié dès qu'il a aperçu mon visage après le passage illusionniste de sa mère.
-T'es belle comme ça. T'es une grande personne maintenant.
Lesley et moi nous sommes attendries devant la charmante naïveté de son enfant. Cela me rassurait concernant ma crédibilité en tant que jeune fille. Je craignais tant de paraître ridicule dans cette partie de la vidéo que j'étais prête à recevoir le moindre compliment, même le plus involontaire.
Dans un coin du studio, les techniciens de plateau fixaient les uns aux autres trois grands panneaux métalliques qui s'ouvraient en évantail. Ils les ont recouverts ensuite de trois longs draps noirs qui devaient servir de toile de fond à une séquence que Cindy avait titrée sur son carnet “La chevelure”.
Hugh Turner, un paysagiste que Cindy avait croisé à Tokyo, est arrivé avec une vitre sous le bras et muni d'un appareillage électrique pour le moins mystérieux. Alors qu'il s'entretenait avec la réalisatrice, Lesley, discrètement, est venu me le présenter.
-Il faudra que je t'amène un jour à l'un de ses vernissages. Chaque année, on a droit à un nouveau concept. La dernière fois, il a conçu une installation inspirée des jardins japonais. C'est au contact de la culture nippone, fréquentée au cours de ses nombreux séjours, qu'il a ramené ses réflexions sur l'art de la botanique en miniature. Tu savais, toi, que les jardins japonais sont une cosmogonie portative ?
-Une cosmo...quoi ?
-Oh, t'inquiète pas, Tori, l'expression n'est pas de moi, tu t'en doutes. Une cosmogonie portative, c'est le cosmos qui tiendrait dans une main, pas plus volumineux qu'une valise. Les japonais, eux, l'ont concentré à l'échelle d'un jardin, comme représentation de la perfection humaine. Ils l'envisagent comme toile de fond, ou tapisserie, des pensées humaines les plus élevées. Dans l'art du jardin japonais s'exprime la philosophie du sage en quête de plénitude.
Quand Hugh Turner s'est avancé vers nous et que j'ai serré sa main tendue, il a dû me sentir fébrile car il s'est empressé de me mettre à l'aise.
-Pas de gêne je vous prie, c'est un honneur pour moi de servir le prochain film de Tori Amos. En échange, à mon prochain vernissage, vous m'accorderez bien le droit d'utiliser trois de vos chansons en guise de bande sonore.
Je lui ai demandé une explication pour la vitre qu'il avait apportée avec lui.
-Ca, c'est à Cindy de nous le dire. Elle seule sait comment elle va utiliser mon invention.
-Ah, parce que vous avez déposé un brevet pour cette vitre ?
-Tout à fait, c'est un projet sur lequel je bosse depuis des mois et qui me tient particulièrement à coeur : j'ai conçu une serre domestique en miniature. Mon idée, c'est de permettre à des particuliers d'isoler dans leur foyer un espace hermétique vitré. Jusque là, vous me direz, que du très banal. L'originalité c'est que l'on peut aisément retirer la vitre et ainsi modifier à volonté ce que l'on veut y voir exposé. Oui, mais l'astuce, ma cerise sur le gâteau, c'est un procédé inédit de mon invention : un système électrique relié à la vitre, qui lui enverrait de la vapeur d'eau à l'intérieur et la ferait suinter à des degrés d'intensité variables au moyen du régulateur que vous voyez là. Les choses qu'on expose ainsi se trouvent fondues dans l'humeur changeante de la buée. Les gouttelettes deviennent partie intégrante du spectacle.
Hugh, pour m'éclairer, a fixé la vitre sur un support horizontal avant d'installer derrière une plante que Cindy avait apportée. Après avoir branché le système, il m'a demandé de plonger mon regard à travers la vitre. C'est alors que de l'humidité a commencé à se former sur le verre, une légère buée qui transformait à volonté la nature morte que j'observais en authentique tableau vivant. La buée ensuite s'est intensifiée sous le sourire de Hugh, fier de lui, qui me montrait de la sorte qu'il était le seul à maîtriser le phénomène. Puis de l'eau s'est mise à couler comme sous l'effet d'une averse, agissant ainsi qu'une toile qui se serait liquéfiée après qu'on eût déversé sur elle des seaux d'eau bouillante. Le spectacle me rappelait celui que n'importe qui d'entre nous n'a jamais manqué d'admirer, un jour de pluie ou de neige, en regardant glisser les gouttelettes le long d'une vitre, spectacle poétique, banal autant qu'hypnotique. Je n'étais pas au bout de mes surprises. En manipulant encore le régulateur, Hugh a transformé la pluie en givre qui s'est collé sur la vitre, figeant du même coup la plante. Vision glaciale à donner le frisson.
Cindy est venu à son tour m'expliquer que la création de Hugh hantait ses rêves depuis des semaines : à plusieurs reprises mon visage lui est apparu à travers l'écran embué d'une de ses vitres en pleurs. Elle a rêvé aussi de plantes en train de dépérir à l'intérieur d'une serre en miniature. La récurrence de ses rêves l'a décidé à les intégrer à la vidéo de Winter. Perplexe, je me suis contentée de sourire, encore une fois étonnée par la richesse des visions de Cindy, qui peuplent tous ses travaux. On me questionne souvent au sujet de mes textes que l'on trouve obscurs, mais je reste convaincue que l'art de Cindy est infiniment plus mystérieux et étrange. Sous une apparence légère, de naïveté et de dépouillement enfantins, ses oeuvres affleurent la dimension indicible de nos regrets éperdus.
Notre travail ce matin-là a bénéficié d'une ambiance plutôt sereine. Toute l'équipe officiait dans une relative harmonie à laquelle je reste toujours extrêmement sensible.
Les idées de Cindy, d'une simplicité touchante, ne requéraient pas beaucoup d'effort. Me filmer à travers la vitre embuée, à trois mètres à peine de mon visage, ne présentait aucune difficulté majeure dans la mesure où l'axe de la caméra ne variait pas d'un pouce. Sur le moniteur de contrôle, j'ai pu vérifier sur mon visage l'effet obtenu par le verre suintant. J'ai pensé à la surface vitrée d'un lac gelé quand les cristaux enferment des bulles étiolées. Cindy m'a fait remarquer que certaines parties plus floues de la vitre, qui font paraître plus lointain mon visage, créent, c'est étonnant, l'illusion de plusieurs dimensions au sein d'un plan pourtant rapproché qui, normalement, devrait aplatir l'image, annuler la profondeur de champ et, par conséquent, le relief. Cindy a multiplié les prises afin de tester plusieurs idées : elle m'a demandé d'apparaître à l'intérieur d'un cercle dont seul le disque serait sec. Hugh ayant apporté avec lui ses outils de travail a pu chauffer la vitre au niveau de mon visage en y plaquant un appareil métallique circulaire. La buée autour du cercle camouflait jusqu'à l'arête de mon visage. Tandis que je chantais, la photographe a clamé :
-De ta main droite, dessine le symbole féminin.
Au milieu de la matinée, nous avions tellement bien avancé que la réalisatrice a lancé à la cantonade :
-Plus que trois plans !
L'enthousiasme s'est manifesté parmi l'équipe technique. Karen, restée derrière le moniteur de contrôle durant la série de plans que nous venions d'enchaîner, est venue me féliciter.
-Tori, j'ai hâte que tu puisses voir ton clip. Cette vitre, c'est génial. On dirait une nature morte... Et ton visage au milieu... c'est beau ... c'est...
Cindy était bien la seule à se maintenir à distance de la satisfaction générale. Bien qu'apparemment sereine, ses lèvres ne desserraient pas. Elle jetait de fréquents regards au moniteur de contrôle. Parfois je craignais que, sous l'impulsion d'une nouvelle idée, elle nous oblige à tourner un autre plan. Je ne pouvais m'empêcher en effet de me projeter au début de la soirée, quand il serait l'heure pour moi de prendre l'avion que mon amie m'avait réservé. J'imaginais l'angoisse de mes gars si j'avais du retard à mon retour. Comme la pensée de mes musiciens commençait à prendre de plus en plus de place, je me suis promenée dans le studio, m'efforçant de ne pas me laisser envahir par l'angoisse. L'angoisse de quoi au fait ?
Depuis la signature de mon contrat chez WEA, j'ai pu mettre un peu d'ordre dans ma vie. La préparation d'une tournée nécessite un énorme investissement personnel. Autour de cet événement, gravitent toutes sortes de gens, les intermédiaires, ceux qui rendent possibles les manifestations artistiques. Mais, au-delà de la logistique énorme mise en branle, une tournée me procure un sentiment d'ordre et d'harmonie. J'aime la répétition des journées où votre bus personnel débarque dans une ville, où vous investissez l'espace d'une salle de concert, vous vous l'appropriez dès les premiers réglages sonores, les répétitions sans public, la magie souvent électrique des concerts eux-mêmes, enfin, après une phase décompression à l'hôtel, le temps que le matériel une fois démonté retrouve les cales de l'autobus, le départ pour une nouvelle destination, l'esprit de camaraderie qui provoque, parmi mes gars, des crises de fou rire ou des élans cocasses de délire...
Pourquoi ai-je fait une entorse à cette vie planifiée de la tournée ? Pourquoi ai-je rejoint Cindy dans l'ignorance de ce qu'elle allait me demander ? Pourquoi ai-je pris le risque de manquer mon dernier concert et de contraindre les organisateurs de la ville à son annulation ?
Tout se passait bien ce matin-là, les plans s'enchaînaient, nous approchions de la fin. Alors pourquoi me suis-je sentie rattrapée par le doute ? J'ai pensé aux croquis griffonnés nerveusement par Cindy au cours de la nuit dernière, à l'obsession qui les traversait, condamnés à représenter éternellement le même rectangle strié à l'encre noire. Je savais que tout le clip mènerait à cette ouverture dans la cloison qu'il me faudrait de nouveau franchir. De quoi Cindy doutait-elle ? Pourquoi mon second franchissement en sens inverse de la cloison avait-il provoqué chez Cindy une insomnie ?
Les techniciens, déplaçant leur matériel, ont rejoint un angle de la salle. Jetée sur des paravents qu'elle recouvrait sur la descente, une toile noire se répandait généreusement au sol. Il s'agissait d'une installation dont se servent les photographes pour réaliser des commandes de portraits, le drap noir servant d'arrière plan neutre. Je n'ai pu éviter de faire le lien entre la couleur sombre du tissu et les rectangles noirs sur les croquis de mon amie : était-ce la place vide laissée par la mort ou la mort elle-même à l'affut de sa proie ? Je me suis remémorée les réflexions de Cindy au sujet de son père, ces mots qu'elle ne pourrait jamais lui confier mais qu'elle avait brûlé la nuit dernière de lui hurler, désespérément, comme on jette une bouteille à la mer dans un ultime sursaut salvateur.
La partie orchestrale de Winter, m'a expliqué Cindy, déploie chez elle des envies de flammes, rappel des émotions fulgurantes qui la traversent plusieurs fois par jour et qu'elle a besoin d'évacuer quand la coupe déborde.
-Le jaillissement de l'orchestre provoque une transmutation du chromatisme des couleurs, expliquait-elle à son chef op'. Je veux que ça brûle, noir et rouge, passions, pulsion de vie... Tori, je bénis ta chevelure !
Ce n'était pas la première fois que mon amie exaltait la rouquine que je suis. Vérifiant le maquillage de Lesley, elle lui a répété -Encore... Encore... Encore plus.
Le plan a nécessité une lente préparation. Cindy souhaitait reproduire minutieusement son storyboard. Un tableau de Van Gogh, qui l'obsède depuis des années, lui a servi de modèle, en particulier la force incroyable que dégage un champ de blé fouetté par le vent. Sur de nombreux croquis, elle avait dessiné sur fond noir des herbes jaunes et orange. Le plan dont elle exposait le principe aux techniciens paraissait de prime abord assez simple à réaliser, c'est ce que m'a avoué plus tard le chef op' qui croyait qu'il suffirait de filmer un champ un jour de grand vent. Cependant, Cindy exigeait dans le même plan que le champ se mette à virer au rouge, avant qu'on découvre, dès le plan suivant, qu'il s'agissait de ma chevelure. Or, de tels effets nécessitent un filmage en studio. Deux ventilateurs ont été utilisés à quelques centimètres de mes cheveux. Pour que j'y sois bien exposée, il a fallu m'allonger sur une table, la tête tout au bord en sorte que ma chevelure ployait dans le vide. Mais la réalisatrice ne semblait pas convaincue. Les deux ventilateurs ne brassaient pas assez d'air. Mes cheveux restaient trop figés. Le résultat est devenu nettement plus intéressant dès lors qu'on a combiné à l'effet des ventilateurs celui de deux sêche-cheveux empruntés à notre maquilleuse Lesley Chilkes. Le visage de Cindy s'est éclairé alors d'une façon si bouleversante que ce n'est plus la femme que j'ai vue mais la fillette que je n'ai pourtant jamais connue. Son sourire, spontané et sans retenue, m'a revigorée. Malgré la folie du plan qu'elle avait conçu, je commençais à y croire.
Mais Cindy a des exigences auxquelles tout le monde sur le plateau est forcé de se plier. Elle adore quand les effets spéciaux sont réalisés en direct, devant la caméra, comme à l'époque de Méliès, son cinéaste fêtiche. Pour que ma chevelure battue par des vents contraires se gorge soudain de sang, les techniciens ont eu recours à des gélatines rouges devant les spots. Comme la photographe désirait filmer dans la continuité la mutation chromatique, les gélatines ont dû être changées au cours du filmage, ce qui exigeait de nos deux éclairagistes une rapidité d'exécution sans faille s'ils ne voulaient pas se retrouver brûlés au second degré.
Quand j'ai enfin découvert le résultat au premier montage, j'ai été aveuglée par la magie du cinéma. Le plan, très rapproché, combiné au fond noir qui réduit à néant tout sens des proportions, crée l'illusion que ma chevelure est un champ fouetté par les vents. Il m'a fallu un certain temps avant de prendre conscience d'un effet qui a d'abord échappé à mon attention. La pointe de mes cheveux était orientée vers le ciel, alors que, lors du tournage, ils pendaient dans le vide.
-Un jeu d'enfant, m'a rétorqué Cindy. La caméra que tu ne pouvais voir a été retournée. Elle a filmé ta chevelure à l'envers.


(à suivre)

Winter (chapitre 13)


XIII


Ô comme je l'ai senti venir ce dernier plan ! Sous le silence trompeur de Cindy, vibrait l'appréhension qui la rongeait intérieurement. Pourtant, toute l'équipe, dans son insouciance, l'a préparé sans ostentation particulière, comme s'il s'agissait d'un plan que rien ne démarquait des autres. Cindy elle-même n'affichait aucun signe susceptible de suggérer son importance. Mais pour moi qui avais surpris, la nuit dernière, les étranges carnets qu'elle avait griffonnés dans une rage folle, et avais découvert les messages qui portaient trace de ses doutes et de ses angoisses, aucun doute n'était possible : ce dernier plan, elle l'investissait d'une foi à peine imaginable.
A la fin du clip, une fondue au noir devait ponctuer les quelques secondes de silence, avant la reprise de ma voix et du piano. Pour le plan suivant, Cindy avait prévu un enchaînement élégant. De mes deux mains, je devais abaisser le panneau noir qui avait recouvert l'écran. Un tel plan ne présentait a priori aucune difficulté. Même l'ouverture du panneau noir ne nécessitait aucun effort du cadreur. Ce n'est pas en jouant sur le diaphragme de l'objectif que Cindy avait choisi de réaliser cet effet. Il s'agissait en réalité d'un bout de carton noir prédécoupé qu'on devait me voir abaisser comme on ouvre le hublot d'un avion. Dans la continuité d'un zoom arrière, je devais ensuite franchir une seconde fois la cloison en enjambant l'ouverture. L'absence de travelling n'obligeait plus notre chef op' à synchroniser la caméra sur mon déplacement.
L'aspect artisanal du travail de la photographe a exigé en revanche une grande minutie : les premières prises ont pêché par manque de coordination entre les membres de l'équipe. Ou c'était Wilson, notre cameraman, qui zoomait trop rapidement et ne permettait pas à Sean et Robert, les tuteurs du panneau noir, de s'esquiver à temps, de sorte que l'objectif les saisissait avant qu'ils aient eu le temps de disparaître du cadre, ou c'étaient Sean et Robert qui n'agissaient pas dans le rythme adéquat, soit qu'ils aient abaissé le panneau trop rapidement ou trop lentement, soit que le mouvement ait manqué de fluidité, selon Cindy.
Des répétitions ont donc été nécessaires pour obtenir une bonne coordination entre le panneau qu'on m'aide à abaisser et la caméra qui zoome arrière. On a dû recourir au sol à des marquages à la craie. Autant de rigueur n'a pas facilité ma partition. "partition" est bien le terme employé par la réalisatrice quand elle me parlait de mon travail. Bien qu'elle ait insisté sur le caractère initiatique du parcours de mon personnage, je ne parvenais pas à saisir les sentiments qu'elle essayait de me décrire. Cindy, je l'ai déjà précisé, déteste expliquer sa démarche. Elle clame souvent qu'elle ne dirige pas les acteurs et qu'une scène ou un plan ne doivent leur réussite qu'à la magie impromptue du tournage. Si cette magie n'est pas au rendez-vous, aucun montage, aussi génial soit-il, ne pourra en compenser l'absence. L'émotion, dit-elle, naît avant tout d'un élément incontrôlable : la grâce. C'est une alchimie qui dépend des rapports humains au sein de l'équipe de tournage mais qui, au-delà de cet aspect, se montre la plupart du temps récalcitrante. En dépit de cet aveu d'impuissance, je préfère le terme d'humilité, elle a dû déroger à son principe pour les besoins du plan ultime de Winter dont la réussite tenait exclusivement à la qualité de mon interprétation. Je ne suis pas comédienne. Sur scène, assise devant mon piano, je ne joue que ma musique. Par ailleurs, je n'incarne que moi.
-Winter, c'est ton voyage intérieur, tu en reviens plus chargée de sens qu'au moment du départ, mais plus légère aussi.
Cindy ne fait aucune différence entre Tori et mon personnage, mélange troublant à l'écran de ma personnalité et de l'interprétation qu'en donne mon amie. C'est pourquoi j'apprends autant sur moi-même que sur elle quand je visionne les vidéos de Silent all these years, Crucify, China et Cornflakes girl.
De tous les plans où Cindy m'a obligé à puiser jusqu'au tréfonds de mon être, celui qui clôture Winter demeure sans conteste le plus difficile que j'aie eu à jouer. Chaque prise se terminait par le sempiternel haussement d'épaules de la réalisatrice qui nous signifiait qu'il fallait la refaire. Je ne compte plus le nombre de fois que j'ai dû rejouer cette scène. Sean et Robert, à force de la répéter, ont eu le loisir de parfaire la synchronisation de leurs gestes. Pourtant, la réalisatrice conservait l'expression boudeuse que je lui connais bien quand elle se sent contrariée. Au bout de la dixième prise, j'avais même acquis, je pense, une belle fluidité dans mes déplacements. Franchir la cloison ne me posait alors plus le moindre problème. Je m'étais calquée sur la musique que diffusaient en permanence les enceintes pendant le tournage.
-Je comprends pas ce qui se passe, m'a même avoué Karen venu retoucher mon maquillage après la énième prise. C'est vraiment parfait. Je le vois bien quand je suis devant l'écran de contrôle.
-Je crois que ça vient de moi, de ce que j'exprime ou n'exprime pas. Elle veut, au retour de mon personnage, que je ramène l'enfant en moi tout en redevenant adulte.
-Tu peux faire sentir ça ? s'est étonnée Karen.
-Apparemment, non.
Si encore Cindy avait osé me dire ce qui n'allait pas, cela aurait pu m'aider dans mon jeu. Or, elle ne m'adressait presque plus la parole. A la fin de chaque prise, nous restions suspendus à son verdict qui se faisait quelquefois attendre parce que la photographe quittait le plateau.
Entre la dixième et la vingtième prise, je commençais à me sentir très mal, offusquée du temps que nous perdions, incapable de puiser en moi la moindre once de talent. Et je me suis mise à douter. Le doute s'est mué en un sentiment de gâchis, lui-même évincé par celui d'un vide abyssal accompagné d'un dégoût de moi-même.
Alors que Cindy s'apprêtait à lancer pour la énième fois le mot d'ordre "Action !", son regard a croisé le mien. Je tenais à peine debout. J'avais envie d'arrêter le tournage, incapable de lui donner ce qu'elle demandait, déçue autant qu'épuisée, lavée, lessivée. La mine décomposée, je sentais glisser sur mes joues le charbon à paupières. Ma vue se brouillait. A mon tour de ralentir la cadence, d'avoir besoin de marcher dans la pièce sans qu'on vienne troubler mes pensées. Gagnée par l'accablement, mes impressions se teintaient de sombres éclats qui accentuaient ma désolation, alors que toute l'équipe ne savait plus trop comment me ramener à la raison. Cindy n'a jamais tenté d'écourter les moments de réflexion que je m'accordais. Elle restait assise, penchée, les bras posés au travers des jambes, prostrée dans un silence infini. J'ai vu Lesley oser une approche.
-Cindy, je crois que tu l'as ton plan. Tu verras, quand tu visionneras toutes les prises, c'est obligé, tu trouveras la bonne.
Sans bouger d'un pouce son corps devenu désespérément lourd, Cindy n'a pu retenir les larmes qui s'écoulaient sur son visage figé.
Le tournage interrompu, l'ordre a été donné aux techniciens de quitter la salle. Karen et Lesley m'ont lancé des regards inquiets avant de disparaître à leur tour.
Une fois seules, Cindy et moi nous sommes dévisagées dans un silence qui m'a paru interminable. C'est elle qui l'a rompu la première.
-Qu'est-ce qui se passe, Tori ?
-Je comprends pas ce que tu cherches. Tu m'as dit que c'était l'adulte qui refranchissait la cloison à la fin. Comme au début...
-Non, pas comme au début, justement... Tori ramène de son voyage la fillette qu'elle fut jadis. L'enfant et la femme cohabitent en elle.
-Mais, je sais pas faire ça, Cindy.
-Tori revient de ce voyage enrichie de l'enfant qu'elle ramène. Mais cette richesse intérieure est en même temps la douleur qu'elle porte.
-C'est donc un mélange d'épanouissement et de tristesse que tu me demandes, c'est bien ça ? Pourquoi tu me dis rien depuis la première prise ? J'ai cru que tu cherchais à me torturer...
Les épaules de Cindy se sont affaissées brutalement, comme sous le poids d'une douleur insoupçonnée. Pour la première fois, je l'ai vu craquer. Ses mains n'ont pas eu le réflexe de camoufler le visage en pleurs, par inexpérience sans doute, à moins que ce ne soit par souci d'honnêteté. Elle a quitté le studio et m'a laissée seule, livrée à mes interrogations, comme une punition à laquelle elle me soumettait.


(à suivre)

Winter (chapitre 14)


XIV

Je me suis assise par terre, adossée au mur, et j'ai fermé les yeux en me tenant la tête. Je sentais des palpitations cogner dans ma poitrine. J'avais besoin de prendre de grandes inspirations. J'étais seule, perdue dans ma souffrance, l'esprit confus, mes paupières brouillées. J'imaginais la troupe réunie dehors, profitant d'un bol d'air, certains fumant leur clope en attendant Cindy. Je savais qu'elle s'était fondue dans la ville pour y enfouir sa peine. Quelque chose d'immense se jouait dans ce plan ultime, qui surpassait tout ce que mon amie était capable d'endurer. Le contraste entre ma chanson, trop naïve à mon goût d'aujourd'hui, et l'intensité émotionnelle du tournage prêtait un caractère dérisoire à la situation. Il me restait des fils à dénouer, des intrigues qui me renvoyaient à moi, ou plutôt me renvoyaient à certaines aspects non résolus de ma vie. En choisissant Winter comme support de son nouveau clip, Cindy venait d'ébranler ce qui, en moi, croupissait sous les eaux dormantes de mon affectivité.
La porte s'est ouverte. Je n'ai pas osé lever mon visage. Mon dos s'est voûté, j'ai rentré mes épaules. Disparaître plutôt qu'afficher le torrent de larmes qui me tenait lieu d'informe contenance. Quelqu'un est venu s'assoir en face de moi. D'autres sanglots se sont substitués à ceux que ma honte retenait.
Accroupi en tailleur, Buster me dévisageait, ses lèvres serrées conférant à sa mine un air étonnamment sérieux. Des sillons rougis traçaient leur douleur jusqu'à son menton. Son dos demeurait droit, immobile, imperméable aux secousses internes qui le torturaient. Je n'oublierai jamais tout ce que j'ai lu sur ce visage : la fierté détruite, la souffrance, une infinie solitude, la honte, la naissance douloureuse d'une humilité inédite, un bouleversement qui laissait sans voix et sans vie, nu comme aux premiers jours de la naissance.
-Où est Ben, lui ai-je demandé.
-En haut, avec Malcolm. Ils s'amusent.
-Et toi, tu joues pas avec eux ?
-Non... plus...
Son regard est venu se perdre quelque part dans un coin du studio, ses pupilles se sont gorgées de sel jusqu'à déformer l'apparente fermeté de ses lèvres. Le grand gaillard, sous mes yeux, s'est décomposé en un bambin dont le lourd chagrin, outrepassant la virile fierté, a réclamé ma protection. J'ai senti la fragile figure se lover dans mon giron. N'ayant rien demandé, mes bras sont restés un moment suspendus au vide, gauches et bouleversés, comme s'ils ignoraient tout de la tendresse à offrir. Mes yeux se sont refermés en même temps que mes bras sur la peine à réconforter. Mes larmes ont afflué, libres et bonnes, abandonnées aux convulsions de l'enfant nu. La chaleur de ses mains sur mes épaules, l'odeur enfantine de sa tignasse au creux de mon cou, l'irrégularité de sa respiration heurtée cognant à ma poitrine, nos deux souffles unis dans le même abandon, quelque part dans le tendre foyer maternel. Des images du Buster inflexible me parvenaient avec une netteté sidérante. La veille, c'était lui qui dominait ses camarades de jeu, lui le mètre étalon de ce qu'ils devaient penser et dire, lui que personne n'arrivait à attraper lors de leurs courses endiablées, lui dont la voix clamait la suprême autorité. Et c'était à présent lui que je tenais dans mes bras, petit être fragile au chagrin inconsolable.
-Ben se croit le meilleur.
-Ah bon, qu'est-ce qui te fait dire ça ?
-Ben, il croit qu'il va devenir une star comme Will Smith !
-Pourquoi ?
-Parce que c'est lui que maman a choisi pour jouer du piano avec toi. Ca aurait dû être à moi.
-Tu voulais pas jouer du piano pourtant.
-Si, je voulais, c'est la robe qui craignait. J'allais pas porter ça quand même ! Ca craint !
-Ben, il a accepté lui. Il sait que c'est du cinéma.
-Non Ben il aime ça. C'est un PD.
Buster m'a regardée d'un air interrogatif, dans l'attente sans doute d'une réaction de ma part au gros mot qui venait de lui échapper. J'ai soutenu son regard sans broncher et surtout sans paraître scandalisée. Alors, il a tout lâché sans plus se préoccuper de l'autorité que je représentais en tant qu'adulte.
-Ben, sa maman aime les femmes. Il a pas de papa. Ca craint ! Et il se croit le meilleur parce qu'il a joué du piano avec toi.
Je me suis levée. J'avais besoin d'air. Sur le trottoir, dehors, nous avons retrouvé l'équipe du tournage en train de grignoter des sandwiches. Lesley m'a tendu le sien qui était entamé. Mais c'est la chaleur de son sourire que j'ai prise avec le plus de voracité. J'intervenais au milieu de discussions légères qui avaient jeté sur toutes les lèvres de beaux sourires. Je m'en suis imprégnée comme un plongeur retrouve la surface de l'eau après plusieurs minutes d'apnée. Karen en riant s'est appuyée sur mon épaule pour prévenir une chute. Sans crier gare, son baiser sur ma joue a déposé son baume sur mon coeur. J'ai serré sa main et elle l'a appuyée plus fort que moi, ce qui a manqué me faire chavirer. Personne ne faisait allusion à la question qui nous taraudait tous. Chacun se conduisait comme lors d'une entracte.
Cindy avait disparu et personne ne savait où la trouver. Les minutes s'écoulaient, plus inquiétantes que des heures. Chaque retard prolongé me rapprochait dangereusement de l'heure où je devrais reprendre l'avion. J'étais tentée de contacter mes gars à L.A, mais la honte m'en dissuadait. Jamais je n'avais ressenti pareille gêne vis-à-vis de mon groupe de scène. Je m'étais comportée d'une façon si grossière avec eux, avec une telle inconscience que je ne pouvais me le pardonner. Une certitude profonde m'habitait cependant, d'une folie dont j'étais la première surprise : je ne prendrais pas l'avion avant la fin du tournage, quel que soit le retard accumulé, même si cela devait me faire rater l'heure du concert.

(à suivre...)

Winter (chapitre 15)



XV
Bientôt, les manoeuvres répétées d'un camion ont commencé à distraire nos conversations. Il était passé déjà une première fois dans l'indifférence générale. Après avoir certainement contourné le pâté d'immeubles, voilà qu'il est réapparaissait dans la rue et ralentissait à notre niveau. C'est Lesley qui, la première, à la surprise générale, a reconnu Cindy à côté du chauffeur. Notre amie nous faisait de grands signes auxquels Karen, en rejoignant le véhicule, s'est empressée de répondre. Elle est restée de dos un moment, à échanger avec la passagère des paroles qui ne parvenaient pas jusqu'à nous, alors que le camion stationnant, moteur en marche, obligeait déjà plusieurs voitures à faire la queue derrière lui. A son retour, Karen nous a appris qu'il fallait libérer le trottoir de toutes nos voitures garées en file indienne. Notre cameraman, le premier, s'est exécuté. Karen l'a suivi, à son tour m'invitant à la rejoindre.
-Tori, tu montes ?
Au bout de la rue, un feu de signalisation indiquait le croisement avec le boulevard principal de Manhattan. Nous nous y sommes engagées sans savoir où nous pourrions nous garer. Comme nous nous éloignions, Karen, apparemment rassurée de se trouver seule à seule avec moi, m'a demandé :
-Tu comprends quelque chose, toi ?
-Non, Karen, pas plus que toi.
-T'es sûre ? Tu sais, je vous observais 'dy et toi tout à l'heure pendant le tournage de ce foutu plan. Je t'assure que le moniteur était clair là-dessus. Tu peux me croire. Ce que tu as fait était super. Tu devais le savoir, et pourtant, tu as suivi les caprices de 'dy. Pourquoi ?
La styliste m'a interrogée de ses regards où perçait une secrète inquiétude. J'aurais tant souhaité la réconforter. Je ne le pouvais pas. Des sanglots menaçaient ma gorge encombrée : j'avais conscience de l'absurdité du manège où m'avait entraînée Cindy. Je sentais qu'entre nous deux se jouait un moment essentiel de nos vies dont la vérité me demeurait secrète encore. J'ai haussé les épaules, mon sourire étranglé trahissant sans doute mon impuissance.
-Et là, qu'est-ce qu'elle nous fait maintenant avec ce camion ?
-J'en sais fichtre rien, je t'assure. Oh, là, regarde, ralentis, t'as une place qui se libère.
Karen s'est garée sans demander son reste, avec une rudesse surprenante. Elle ne me parlait plus, figée dans sa colère. C'est à peine si elle osait me regarder. Dehors, sur le trottoir que nous avions pris pour revenir sur nos pas, à quelques bâtisses du studio, nous avons gardé un silence étouffant. Ce que nous allions y trouver demeurait un mystère peu engageant. Le camion avec lequel Cindy nous était revenue n'avait pas la taille de ceux, énormes, prévus pour les gros déménagements. Mais qu'y avait-elle transporté ?
Le seuil du studio avait été déserté. Toute l'équipe avait rejoint son poste à l'intérieur. J'ai su à cet instant précis que le tournage allait reprendre, et une vague de larmes m'a submergée. J'ai dû m'arrêter sous le porche de l'immeuble, détournant mes regards de ceux, inquisiteurs, de Karen. Je lui ai souri, honteuse des bouleversements qui jaillissaient en dépit de mes défenses habituelles. Dans la salle du studio, où Karen m'avait devancée, j'ai découvert les techniciens profondément concentrés, qui défaisaient les prises et les appareils pour les transporter dans la pièce d'à côté, au-delà de la fausse cloison. Personne ne semblait remarquer ma présence, même Cindy qui, de ses gestes expressifs, expliquait au chef op' la nature du plan qu'elle avait conçu. Nulle part trace du fameux plan pour lequel j'avais donné au-delà du raisonnable. Avait-elle capitulé ? Lesley l'avait-elle convaincue de mettre un terme à son acharnement ? Je ne cherchais plus vraiment de réponses tant ces questions me paraissaient soudainement hors de propos. J'avançais en direction de la fausse cloison et j'ai décidé de la franchir de nouveau par l'ouverture plutôt que de la contourner comme le faisaient les éclairagistes.
C'est le Bösendorfer blanc que j'ai regardé en premier, mais je sentais qu'il me détournait de l'attraction principale vers laquelle étaient dirigés les autres qui formaient à ma droite un attroupement dissimulant à ma vue ce qui m'est bien vite apparu être un second piano. La styliste est venu se placer à côté de moi, sa main sur mon épaule, silencieusement. Elle aussi considérait avec étonnement l'instrument bleu surgi de quelque contrée mystérieuse. Quand j'ai croisé le regard de mon amie, je me suis affaissée, mes jambes ont lâché. La chaleur de ses bras autour de ma taille flageolante a fait affluer une seconde crise de larmes qui m'ont coupée du reste du monde. Au loin, je percevais assourdie la rumeur de l'équipe affairée à préparer le plan suivant. A travers l'écran liquide qui expulsait de mes paupières l'émotion la plus violente que j'aie jamais eu à affronter, je ne décrochais plus du piano bleu...
... le piano bleu en miniature qui avait bercé tant de fois mes rêves d'enfant... le piano de mon idole... le piano de mon premier concert. J'avais sept ans. Mes parents avaient réservé trois places pour un récital de Marianne Sagebrecht, une pianiste dont ma mère possédait un enregistrement discographique, un vinyl qui tournait souvent à la maison et qui m'enchantait. Sauf que je n'osais le montrer. Je m'arrangeais toujours, quand le disque passait sur la platine de mon père, pour entrer dans le salon en faisant mine de chercher ou de demander quelque chose. Il arrivait, en fin de semaine, que mes parents sortaient faire des courses. Comme j'étais une fillette sage et réservée, ils me faisaient suffisamment confiance pour me laisser seule à l'appart. Une fois, j'en ai profité pour mettre le disque de maman sur la platine. J'avais sué sang et eau à essayer de comprendre comment fonctionnait l'appareil. Ce qui me paraissait facile quand c'étaient mes parents qui le faisaient devenait un casse-tête dès que je cherchais à les imiter. Pour l'enfant que j'étais, les vinyls représentaient des galettes qu'il fallait préserver de toutes traces de doigts. Papa les manipulait toujours avec une infinie précaution, en écartant son pouce et son index de façon à éviter tout contact avec les sillons. Mettre le disque sur sa platine était une tache extrêmement délicate pour moi. Bien plus pénible, poser le bras de l'appareil en sorte que la pointe ne raye pas le disque. J'ai perdu bien des vendredi soir, des heures entières en l'absence de mes parents, avant de parvenir un jour, par miracle, à faire fonctionner le vinyl. Je me suis allongée sur la moquette du salon, les jambes et les bras écartés, les yeux clos, attentive aux premières notes de la Sonate au clair de lune de Beethoven. Probablement mon premier orgasme, même si je n'en avais pas eu conscience à l'époque. J'étais bouleversée par la profondeur des notes que Marianne Sagebrecht parvenait à faire tinter, saisie par la mélancolie que tissaient ses doigts magiques sur le clavier, les larmes aux yeux, inconsciente du temps qui s'écoulait et me rapprochait dangereusement du retour de mes parents. C'est ce qui s'est produit une fois. La porte d'entrée s'est ouverte. D'un bond, je me suis précipitée sur le manche du tourne-disque. En le soulevant dans ma précipitation, j'ai entendu un couinement horrible qui s'est mis à grincer dans tout l'appart. J'ai cru que mes parents l'avaient entendu. Sans aucune précaution (je n'en avais pas le temps), j'ai retiré la galette en la prenant maladroitement, mes doigts faisant des pâtés sur les sillons et l'ai rangée dans son étui, ou plutôt j'ai essayé de la ranger dans son étui. N'y parvenant pas, j'ai glissé le disque dans sa pochette, nu, sans son étui, avant de ranger l'objet dans la collection de maman, sans tenir compte de l'ordre adéquat. Bien sûr, j'avais oublié d'éteindre l'ampli. Papa s'en est aperçu le soir-même, alors que je venais l'embrasser avant de rejoindre ma chambre. Il s'en est suivi une dispute dantesque qui m'a donné des sueurs dans mon lit. Papa accusait maman de ne pas assez faire attention à ses appareils et celle-ci lui rétorquait que c'était lui, au contraire, qui ne prenait pas assez de précaution. J'ai vécu plusieurs semaines dans la honte, partagée entre l'envie de leur dire la vérité, pour me décharger du poids de ma culpabilité, et celle de tout garder pour moi pour ravaler ma honte. Peu après, maman a grondé papa le jour où, désirant écouter le disque de Marianne Sagebrecht, elle avait dû se rendre à l'évidence qu'il n'était plus rangé à sa place. J'avais assisté cette fois en témoin oculaire à leur querelle. Quand ils l'ont finalement retrouvé, égaré parmi les disques des Beatles, c'était pour se rendre compte que la galette n'était pas protégée dans son étui et que le vinyl présentait d'horribles traces de doigts qui ont fait hurler maman. Je n'ai jamais pu leur avouer la vérité. Il a fallu qu'ils la découvrent par eux-mêmes. Ce jour-là, je m'en souviendrai toujours, j'aurais préféré me jeter dans le fleuve que devoir affronter les regards inquisiteurs de ma famille. Je m'étais encore laissé surprendre par le retour de mes parents. Je n'avais pas eu le temps de ranger le disque, à peine celui de ranger sa pochette vide parmi ses soeurs. Au cours du dîner, je n'avais pu déloger mes pensées de la platine sur laquelle était restée la galette, tout juste protégée des regards par le couvercle de l'appareil. Durant une bonne partie de la nuit, j'avais échaffaudé un plan pour réparer mon erreur à l'insu de mes parents. J'ai attendu qu'ils se soient couchés et endormis avant de me glisser dans le salon à pas feutrés, toutes lumières éteintes, et de me pencher sur la platine pour retirer le disque que j'ai réussi à remettre à sa place. Mon père m'avait surprise durant ma manoeuvre nocturne, mais il ne m'en avait rien dit. Quelques temps plus tard, on apprenait le passage dans notre ville de Marianne Sagebrecht à l'occasion d'un récital de son choix. Maman en a parlé à papa dans une effervescence que je partageais secrètement. J'ai su rapidement, en guettant leurs conversations, qu'ils avaient l'intention de prendre des places pour le concert. Et un jour, ce fut chose faite. Papa brandissait à maman les billets qu'il venait d'acheter à l'opéra. Ô surprise ! Il avait pensé à moi. J'avais ma place réservée, comme eux. Je me suis abstenue de laisser éclater ma joie. Je n'avais pas le droit de leur révéler mon plaisir, ils m'auraient grondée. J'étais heureuse à l'idée d'assister au récital et inquiète des soupçons qui me torturaient les nuits durant au sujet de mon prétendu secret. Parfois, j'avais la certitude que mes parents ne se doutaient de rien concernant le mystère de leur disque baladeur qui avait le don de se fourrer dans des endroits salissants. D'autres fois il me venait des sueurs froides : papa et maman savaient mon manège secret et attendaient une bonne occasion pour me réprimander et m'humilier. J'ignore pourquoi je n'ai jamais réussi à leur en parler, malgré ces années écoulées. J'ai toujours conservé la honte d'avoir connu Marianne Sagebrecht à sept ans, au point de guetter à la radio tous ses passages ainsi qu'à la télévision. Le concert fut un moment fantastique, inoubliable, où j'ai appris à enfermer mon plaisir dans le silence de mes rêves. Marianne Sagebrecht m'est apparue plus rayonnante encore que sur la pochette du vinyl. Elle nous a interprété des pièces de Bach, Beethoven et Chopin avec une sensibilité et une grâce inouïes. J'ai été au comble de l'extase lorsqu'elle a commencé la Sonate au clair de lune. Le don était tel que j'ai été persuadée qu'elle la jouait pour moi. Elle avait dû savoir que j'étais parmi le public. Mes parents lui avaient parlé de moi. Mon hypothèse m'a été confirmée quand, à la fin du récital, maman a suggéré que nous fassions une petite visite à cette immense pianiste. Nous l'avons retrouvée dans sa loge, à signer des autographes pour ses admirateurs. Elle s'est entretenue un moment avec ma mère. Quand elle s'est penchée sur moi et m'a soulevé le menton, j'ai cru que j'allais m'évanouir. Elle m'a arrosée de son sourire, ses yeux sont allé scruter au plus profond des miens les sentiments secrets que je nourrissais à son égard, et surtout à l'égard de son piano. Elle m'a aussi longuement scruté les mains. Puis maman a demandé à papa de m'éloigner un moment. J'ai su plus tard la raison des confidences qu'elle a faites à Marianne Sagebrecht. En effet, un jour, papa m'a ramené un colis qu'il était allé chercher à la poste centrale de notre quartier. C'était un cadeau de ma pianiste préférée : une réplique exacte de son piano bleu, une miniature qui valait pour moi tous les cadeaux de la terre. Je le contemplais toutes les nuits avant de m'endormir. Je le tenais blotti contre moi dans ma crainte de le voir disparaître. Le plus bouleversant fut tout de même le petit mot glissé avec le cadeau.
-A Tori dont le regard étincelle de mille promesses. Tu as déjà de la future pianiste les mains adéquates. Préserve-les. C'est un don que tu as reçu.
Je me souviens que c'était moi, toute jeune lectrice, qui avais décodé sa missive, en dépit de l'aide que maman avait essayé de m'apporter. C'était un moyen de m'approprier les rêves que mon idole venait de faire germer en moi, en en tenant autant que possible mes parents éloignés. C'est à ce piano nain que je dois d'avoir franchi les portes du conservatoire de musique. Quelques années plus tard, vous le savez déjà, je ratais mon examen final, celui qui aurait pu m'octroyer le Premier Prix de piano. Ces quelques annéees ont suffi à punir mes vélléités musicales, à anéantir mes rêves les plus légitimes. Endurant la souffrance morale, les humiliations de mes professeurs qui fustigeaient violemment mes ambitions précoces de compositions, je me suis enfermée dans la frustration. J'ai ensuite développé, en compensation, une fierté hautaine qu'on me reproche tacitement dans mon entourage. Je me suis blindée contre les avis qui ne m'étaient pas favorables, les refus essuyés pendant des années par les producteurs de disques. Je suis signée à présent, ô réconfortante victoire ! chez WEA, l'équivalent de Deutch Grammophone chez les compagnies spécialistes du répertoire classique.
Et, tout en admirant le piano bleu, réplique exacte de celui de Marianne Sagebrecht, qui trônait, grandeur nature, dans la seconde salle du studio, j'ai été prise d'un vertige à nul autre pareil. Les questions ont fusé dans ma tête au sujet de Cindy. D'où sortait-elle ce piano, celui de mes rêves de petites fille ? Etait-ce celui de mon idole ? Mademoiselle Sagebrecht étant décédée depuis des années, Cindy l'aurait-elle acheté lors d'une vente aux enchères ? Quel rôle avaient joué mes parents dans cette histoire ? Comment Cindy avait-elle su pour ce piano ? Prise d'une bouffée de chaleur, je me suis tournée vers l'ouverture pratiquée dans la fausse cloison, dos au piano bleu, dont je ne me sentais pas digne, dos à toute l'équipe qui était en train de filmer l'instrument. Malgré la présence de Karen à deux pas de moi, je n'ai pu retenir mes larmes. Avec elles, s'écoulaient le venin de ma fierté, la haine que j'avais amassée à l'encontre de toute académie d'excellence que j'avais eu la faiblesse de prétendre intégrer, la culpabilité liée aux secrets que j'ai toujours gardés auprès de mes parents, la douleur que la fillette de jadis avait cru bon de ravaler au rang de honte au profit d'une intransigeance qu'elle a développée vis-à-vis d'elle-même et des autres au point de s'interdire toute faiblesse et de la refuser chez tous ses collaborateurs. Je pleurais, seule dans mon coin, honteuse de n'avoir jamais suivi la leçon que fut pour l'enfant l'exemple de Marianne Sagebrecht. J'ai pleuré d'avoir rejeté l'humilité, la tendresse, la simplicité, la générosité. Je pleurais de n'avoir pas versé une larme lors des résultats à l'examen final du conservatoire. Je pleurais d'avoir trahi la fillette et de l'avoir baillonnée, d'avoir troqué ses rêves de pureté contre des rêves de gloire éphémère. Je pleurais de m'être interdite de douter.
-Action !
J'ai enjambé l'ouverture de la cloison et me suis retrouvée face à une caméra à laquelle je n'avais plus la force de me soustraire. Mes défenses anéanties, j'ai senti une vibration nouvelle, partie du ventre et progressant jusqu'à ma poitrine, un appel vers ceux que j'aime... Cindy à qui, pour la première fois, je venais de tout donner... Karen et Lesley à qui je n'avais jamais montré mes larmes, Buster vers qui se tournaient mes pensées. Ne crains rien Buster. Rien n'est à craindre, tout est à comprendre, tu verras, le jour où tu ouvriras tes bras à cette vérité, ton esprit perturbé trouvera enfin le repos.
Quand mes yeux intérieurs se sont ouverts, j'étais de l'autre côté de la cloison, face à toute l'équipe qui s'était redéplacée pour les besoins du dernier plan, ce foutu dernier plan qu'il avait fallu refaire. J'ai su, par le hochement de tête de Cindy, que nous en étions enfin venus à bout. Ce n'est pas une ouverture de fenêtre que je venais de franchir, mais un tunnel infini semé d'épines que mes pas avaient piétinées comme on flotte sur des pétales de roses. La honte s'est mise à glisser le long de mon corps pour finir écrasée sous mes pieds. Légère, j'ai senti mon visage nu, cette douleur secrète qui venait de se confier dans l'épanouissement d'elle-même... Et mes lèvres ont capitulé sous la caresse d'une note apaisée, l'ultime touche de mon piano, la réverbération d'un sourire que j'offrais à Cindy dont j'ai croisé le regard. Un regard reconnaissant, au bord des larmes, gorgé de douleur et de rire mêlés.

Août 2008
remanié en février-mars 2009



FIN

lundi 28 juillet 2008

une superbe collection à lire et à admirer

Je voudrais signaler à l'attention de tous les amoureux du beau livre et de l'Art une précieuse collection des éditions Hazan : Guide des Arts.

Composée pour l'instant d'une trentaine de volumes, cette collection propose un parcours historique et analytique sur un thème central parmi lesquels on trouve :


- Les Saints

-Dieux et héros de l'antiquité
-L'Ancien-testament
-Symboles et cultes de l'Eglise



-Symboles et Allégories
-Symboles du pouvoir


-La Nature et ses symboles



-Mondes lointains et imaginaires



-Personnages et scènes de la littérature



-Anges et démons



-La Musique
-Le geste et l'expression
-Rome



-Le Corps, symbole et anatomie



-Les arts d'Afrique



-Boire et manger Traditions et symboles
-L'Art au XIV°siècle (au XV°s, au XVI°s, au XIX°s, au XX°s)...


Chaque volume bénéficie d'une belle couverture cartonnée plastifiée dont la tranche et la 4° de couverture affichent un bleu nuit profond. Les 400 pages environ qui le constituent sont faites d'un papier de haute qualité, très épais, solide, plastifié.

La particularité de cette collection est d'appuyer son analyse sur une iconographie d'une richesse inouïe puisée parmi des oeuvres picturales. Les peintres retenus ne sont pas forcément les plus connus, ce qui ajoute à l'originalité de chaque ouvrage, et couvrent pour ne rien gâcher une vaste palette de nationalités. En fait, l'iconographie picturale n'est choisie qu'en fonction du lien entretenu avec le thème traîté dans chaque volume.

Il ne s'agit pas d'étudier ces peintures proprement dites, les titres de chaque volume démontrant un intérêt pour des sujets très variés n'ayant pas toujours un rapport avec l'art.

L'organisation interne de chaque titre est une petite merveille de précision et de concision. Regroupés en plusieurs parties correspondant aux différentes phases de l'analyse, elles-mêmes subdivisées en de très courts chapitres, les auteurs déploient le tour de force de concentrer le texte principal de chaque sous chapitre "en une seule page, alliant exactitude de l'information et clarté de l'écriture" (dixit l'éditeur). Sur cette même page, figure dans la marge "une fiche signalétique qui propose, pour chaque rubrique, des renvois raisonnés aux autres articles du volume." La page de droite est occupée généralement par "une illustration accompagnée de commentaires explicatifs détaillés et d'une légende indiquant le sujet, la date, la provenance et la localisation de l'oeuvre reproduite." "Dans les pages suivantes, consacrées à l'illustration et à l'approfondissement du sujet, sont reproduites des images en pleine page." Chaque volume se termine par "deux index, qui complètent l'information et facilitent la consultation."

Quand j'ai découvert ces magnifiques ouvrages en librairie, je n'ai pu m'empêcher de les feuilleter avec une émotion et une passion brûlante, les yeux éblouis par leurs illustrations et l'esprit séduit par l'organisation des chapitres ainsi que la mise en page de chaque article. Naturellement, ces livres s'apparentent davantage à des Que sais-je ? luxueux (pour le contenu synthétique) qu'à des essais définitifs sur chaque thème. La part dévolue au texte, ainsi, ne prend pas vraiment la supprématie sur les illustrations, très nombreuses, et toujours subtilement organisées.

Le volume que je me suis procuré, après bien des hésitations car tous les sujets m'intéressaient, s'intitule Jardins, potagers et labyrinthes. Lucia Impelluso s'y propose d'analyser l'évolution historique des jardins, depuis les jardins sacrés d'Egypte, de Grèce et de Rome jusqu'aux jardins littéraires (des Hespérides, de Vénus, de la Rose, de Dante, de Boccace, de Pétrarque, de John Milton) en passant par les jardins des Papes, du roi et les jardins publics. Chaque style de jardins inhérent à son époque est décrit avec précision et concision et analysé selon sa portée symbolique, chacun reflétant une vision du monde, l'image du Paradis originel, l'espace de l'intimité ou celui du pouvoir.




Si vous aimez comme moi les jardins et êtes sensibles au rapport au monde qu'ils révèlent chez l'homme, ne vous privez pas d'une lecture si passionnante, déambulation à travers l'histoire et les symboles philosophiques, errance poétique gorgée d'harmonie, de paix et de beauté.

mercredi 23 juillet 2008

Un concert de toute beauté

photo : Christian Piednoir, avec son aimable autorisation
(Loreley prog festival 2008)

A l'instant où je prends mon clavier-plume, je me sens envahi encore de doux frissons. Mes membres se liquéfient, un océan de tendresse déploie ses vagues successives dans mes veines. Comment traduire en mots le moment magique que je viens de vivre vendredi soir, entre 23h et 1h du matin, grâce à deux artistes que j'affectionne particulièrement, Klaus Schulze et Lisa Gerrard ?
Le week-end dernier, Loreley, superbe ville bâtie sur les rives du Rhin, en Allemagne, a accueilli dans un espace magnifique, surplombant de deux ou trois cents mètres le célèbre fleuve, la troisième édition du festival Night of the prog qui voit se rassembler, pendant trois jours, la vaste communauté du rock progressif. Ce courant du rock a connu son heure de gloire dans les années 70 et début 80, avant d'être évincé par le Punk qui l'a renié sous prétexte que ce n'était pas du vrai rock, mais du rock d'intellos fait pour des intellos. Quelques grands groupes ont donné ses lettres de noblesse au rock progressif : Yes, Genesis, Pink Floyd (même si ce groupe ne s'est jamais réclamé de ce mouvement), Emerson, Lake & Palmer, Mike Oldfield...). Et bien que la presse musicale d'obédience pop/rock l'ait à tout jamais banni, le rock progressif a perduré grâce à la passion que lui vouent des groupes plus récents comme Marillion, Arena, Pendragon, IQ qui en sont les dignes et sincères continuateurs.

Cette année, le festival de Loreley accueillait en son sein Klaus Schulze et Lisa Gerrard, deux artistes a priori inconciliables mais pour lesquels je cultive depuis 20 ans une passion qui ne s'est jamais démentie. On pourrait gloser sur la légitimité d'inviter ces deux musiciens qui ont fort peu à voir avec le gratin du nouveau rock progressif.
-Klaus Schulze, pour ceux qui ont l'heur de le connaître, est probablement le plus grand compositeur allemand de musique électronique qu'ait vu naître notre XX°siècle, un artiste intègre, extrêmement productif (une centaine d'album à son actif, en comptent les éditions spéciales comprenant des inédits), trop peut-être, et dont la musique visionnaire, onirique, déploie des trésors d'inventivité sonore.
-Lisa Gerrard relève, quant à elle, depuis ses débuts au sein de la formation anglaise Dead Can Dance (ce nom est à l'origine celui d'un masque aborigène que l'on voit dans la couverture du premier album éponyme du groupe), de la scène gothique qui sévissait au début des années 80. Le couple qu'elle formait alors avec Brendan Perry, à la ville comme à la scène, est devenu au fil des ans l'un des mythes les plus unanimement admirés de la scène gothique. Combien de groupes gothico-métal ne se réclament-ils pas de Dead Can Dance ? Les Nightwish, Within Temptation, The Gathering auraient-ils existé sans le groupe de Lisa Gerrard ? Ce n'est pas si sûr. Il serait toutefois dommage de ne voir en Dead Can Dance (traduction littérale : Les morts peuvent -savent- danser) qu'un groupe gothique de plus. L'âme gothique sera davantage représentée par le groupe de Robert Smith : The Cure. Dead Can Dance était trop personnel pour se cantonner au rock gothique. C'était sans compter la fascination de Brendan Perry et de Lisa Gerrard pour les musiques médiévale, arabisante et africaine. Lorsque Brendan et Lisa ont mis un terme à leur collaboration artistique, la renommée de leur groupe avait atteint son apogée. Leur dernier album en date, et qui le restera malheureusement, est le superbe Spirit chaser (1996) que d'aucuns rejettent sous prétexte que c'est un disque de World music. Oui, c'est sûr, Spirit chaser n'est plus un album gothique, mais cela reste une superbe oeuvre apaisée, sereine, un voyage intemporel aux confins du Nil où brille la voix de Lisa Gerrard et les compositions plus chaloupées de Brendan Perry.
Depuis, Lisa Gerrard poursuit une carrière solo fructueuse. On est en droit toutefois de lui préférer la période de Dead Can Dance, infiniment plus riche musicalement. De façon un peu injuste, elle s'est fait connaître d'un public plus large, plus populaire, à partir du moment où de grands cinéastes se sont intéressés à elle : entre autres Michael Mann avec Heat (déjà réalisateur de The keep et 6°sens où il faisait appel à Tangerine Dream et Klaus Schulze), et Ridley Scott (Gladiator). Sa carrière solo dès lors s'est cantonnée dans un registre musical éprouvé, qu'elle maîtrise certes à la perfection, mais qui ne lui demande pas un gros effort non plus, comme si elle se contentait systématiquement de tisser à présent le même fil conducteur. Mais cela n'a pas entamé l'admiration que je lui voue.

Alors, vous pensez bien quelle fut ma joie, mon enthousiasme, quand m'est parvenue l'information selon laquelle Klaus Schulze et Lisa Gerrard allaient sortir un album ensemble. Cet album est à présent sorti dans tous les bacs de la Fnac et autre Virgin (il n'y a plus les disquaires d'antant, quel dommage !). Je n'ai pas encore écouté Farscape, mis à part quelques extraits sur myspace. Et ô surprise, ces deux artistes que j'adore sont invités à participer au festival de Loreley le 18 juillet de cette même année ! L'émotion pour moi était double, voire triple : dans un premier temps, il faut savoir qu'un génie tel que Klaus Schulze (j'assume le terme de génie, même s'il peut paraître excessif. Pour vous en convaincre, je vous invite à jeter une oreille à la musique qu'il composait dans les années 70, et vous me direz ce que vous en pensez à une époque où l'on n'avait jamais entendu ce genre de musique, à une époque d'avant la techno, d'avant la "dance music", à l'époque où sévissaient la soul et le disco) était totalement oublié depuis près de 25 ans, suprême injustice d'une presse rock qui encense avant de détruire puis d'ignorer les vrais artistes. Schulze n'a jamais cessé de composer ni de sortir des disques. Sauf qu'aucune revue officielle n'a jamais plus daigné les chroniquer. Il a suivi une carrière discrète, mais fort productive : une centaine d'albums à son actif (oui, je n'exagère pas !), n'abandonnant jamais son goût pour la recherche sonore, n'ayant jamais troqué son âme germanique pour répondre aux sirènes des producteurs américains, donc un artiste européen, intègre, mais oublié. Il va de soi que le disque qu'il sort avec Lisa Gerrard pourrait lui redonner un semblant de célébrité, même si l'on sait que sa carrière est définitivement derrière lui. C'est émouvant pour moi cette renaissance médiatique d'un artiste que je respecte infiniment. D'autre part, je trouve cette collaboration inespérée entre Lisa et Klaus fort émouvante car le compositeur allemand est très malade. Enorme fumeur jusqu'à très récemment, ayant connu au milieu des années 80 les dérives de l'alcool, il est de ces artistes rock (c'est un ancien batteur et guitariste) que l'on pourrait qualifier de "rescapés". Et sa délivrance, la main qui s'est tendue vers lui, est celle d'une femme, pas n'importe laquelle, une femme d'une noblesse incontestable, respectée partout dans le monde, une artiste accomplie pour laquelle il vouait secrètement une véritable admiration. Et enfin, mon émotion fut décuplée par le fait que c'était la première fois que je pouvais admirer l'un et l'autre sur scène, en direct, après dix années d'écoute de leurs disques respectifs. Non seulement, je pouvais les admirer, mais ensemble, d'une pierre deux coups comme on dit dans le langage populaire, ce qui équivalait pour moi à un plaisir au carré.

Alors, ce concert, comment s'est-il passé ? Il fut magique. Un moment d'une rare humanité, riche de tout ce qu'impliquait le contexte que j'ai pris la peine de vous décrire : la maladie de Klaus Schulze qui l'avait obligé à annuler deux dates de concert prévues en Europe, l'anonymat dans lequel il végétait depuis deux décennies. Ses doutes concernant la possibilité un jour de remonter sur la scène (il a quand même 60 ans sonnées), lui qui est si reconnaissant envers ses fans, lui qui entretient un rapport si chaleureux avec eux. En connaissez-vous beaucoup, vous, des musiciens qui, après leur concert, restent pendant près d'une heure auprès de leurs fans pour leur signer des autographes, avec le sourire qui plus est, et en échangeant avec eux quelques mots chaleureux ? J'ai eu certes ma dédicace, mais je ne lui ai pas parlé car j'étais intimidé, trop ému, et puis quand on est fan on a peur de paraître lourd, maladroit, bêtement admiratif, même si c'est le cas en vérité.

L'histoire, telle que je l'ai apprise par Olivier Bégué, un fan schulzien absolu depuis les origines (le veinard, il a eu la chance de découvrir chaque opus de Schulze au moment-même de sa sortie, en direct pour ainsi dire), est la suivante. Un jour, Lisa prend contact avec Klaus et lui apprend qu'elle souhaiterait le rencontrer, étant elle-même une de ses fans. La rencontre a eu lieu en Allemagne, chez Klaus lui-même. Auparavant, ils ont chacun de son côté composé leur propre partition, lignes vocales pour Lisa et nappes électroniques pour Klaus. Et ils ont passé plusieurs jours à enregistrer dans le studio de Klaus Schulze leur premier album en commun. Lisa a plaqué ses lignes vocales sur la belle musique que lui a tissée Klaus. Avant de repartir, elle lui aurait dit. "Bon, Klaus on remet ça dans un an !" Très professionnelle, la dame, aux dires de Schulze lui-même, totalement admiratif de l'artiste qu'elle est.


photo : Christian Piednoir, avec son aimable autorisation

(Loreley prog festival 2008)

J'ai pris le temps de vous raconter le contexte humain aux sources de cet album, Farscape, pour que vous puissiez comprendre l'émotion qui m'a saisi lorsque ce fut au tour de Lisa et de Klaus d'apparaître sur la scène de Loreley.
A 23h15, Klaus est entré en scène et s'est assis (le pauvre a du mal à marcher à cause de sa maladie qui l'a considérablement handicapé) devant ses machines, face au public. Aux applaudissements et aux cris d'amour qu'il recevait de certains spectateurs passionnés, il nous a répondu par un baiser de ses mains sur ses lèvres, le sourire d'un enfant ! heureux d'être là et de pouvoir communier avec son public. Avec Schulze, la musique n'a pas de contrainte temporelle, elle a besoin d'espace pour naître, évoluer, se déployer et révéler peu à peu ses pépites. C'est pourquoi ses introductions s'étalent assez souvent dans la durée, avant que le rythme ne commence à s'installer puis à s'accélérer. Au cours du concert, Klaus Schulze a fait jaillir de ses instruments informatiques et électroniques des sons d'une pureté inouïe sur lesquels il posait des nappes synthétiques d'une douceur palpable ainsi que des boucles séquencées d'une finesse exquise. Le public était prostré, les oreilles tendues, comme hypnotisé par la force gracile de cette musique intemporelle. Le set de Schulze a peut-être duré une demi heure, le temps de nous interprêter deux morceaux de sa composition. Il y eut un contretemps cocasse et si touchant : étant parvenu à une impasse qui ne lui permettait plus de faire évoluer sa composition (toujours en partie improvisée), il a baissé peu à peu le volume sonore de ses instruments et, alors que tout semblait terminé, le public s'est mis à applaudir. Klaus en souriant, ému, s'est alors levé, est venu près du micro au milieu de la scène et nous a expliqué que son morceau n'était pas fini, mais que, si le public avait applaudi sa fin, alors il s'en remettait à nous et considérait lui aussi que sa compo était finie. C'est incroyable l'humilité de cet artiste, l'émotion extraordinaire que l'on sentait dans sa voix douce, son sourire enfantin, ému. Ce fut l'un des plus beaux moments du concert, cette façon d'accepter la décision du public qui avait applaudi même si c'était par erreur.

L'apparition de Lisa restera aussi un moment gravé dans mes souvenirs les plus magiques : Klaus jouait depuis quelques minutes son second morceau. La scène était embrumée par des jets de fumée qui jaillissaient d'un tuyau, et qui, mêlés aux divers spots de multiples couleurs, conféraient à la musique un onirisme dont elle n'a aucun mal à user toute seule. Et, au coeur de cette fumée dense et volatile (il y avait du vent qui la faisait tournoyer avant de se dissiper), apparut Lisa, debout face au micro pendant que Schulze, à sa gauche, continuait à jouer devant ses machines. La découvrir là, dressée comme une sibylle, alors que l'instant d'avant sa place était vide, alors que personne ne l'avait vu entrer sur la scène, quelle émotion ! Indescriptible ! Et sa voix à nulle autre pareille, une voix de contralto d'une profondeur abyssale et pourtant d'une souplesse inouïe, modulable à l'infini, ce chant caractéristique de notre prêtresse admirée qui lui fait retrouver le langage des origines de l'humanité, celui du nouveau né, un langage spontané et libre, proche des onomatopées. C'était la première fois que je la voyais. Dans la réalité, elle est encore plus belle que sur n'importe quelle image ou vidéo.
Elle était drapée dans une robe droite, de soie bleue, serrée à la taille, aux manches longues, au décolleté en forme de balconnet surmonté d'une collerette à paillettes argentées. Derrière sa nuque, un chignon en boule ramassait une partie de sa longue chevelure blonde. Quand Lisa chante, son jeu de scène est ahurissant, ou plutôt son absence de jeu de scène, pourraient dire certaines mauvaises langues. Elle ne bouge pas d'un pouce, droite, austère, les yeux clos dans une concentration extrême, pendant que sa voix s'élève au-dessus des horreurs terrestres pour viser l'essence de toute félicité humaine, une voix pure et céleste, mais qui sait aussi se faire organique, tellurique.

Le plus bouleversant pour moi fut d'observer Klaus Schulze pendant que Lisa chantait. Concentré sur ses claviers, à l'écoute de tout ce que sa partenaire pouvait lui proposer, prêt à lui répondre de manière idéale, soulignant ses silences au moment adéquat, accompagnant les inflexions de son chant par un écrin sonore dont il lui faisait cadeau. Le plus fascinant pour moi fut de noter le lien infiniment subtil établi entre les deux artistes. Entre eux, s'est instauré un dialogue subliminal. Klaus avait dû sampler la voix de Lisa avant de la mixer à l'aide de ses machines, de sorte qu'à chaque fin de phrase musicale de la chanteuse australienne, il lui renvoyait son écho, sa résonnance ; non pas vraiment son écho mais sa mémoire céleste. La musique que faisaient naître ses doigts délicats tissait un écrin de toute beauté à la voix de Lisa. Comment traduire en mots la délicatesse, la douceur, la profondeur de cette musique tout entière dévouée à la cause de cette voix admirable ? C'était un dialogue entre les deux artistes, respectueux de la respiration de l'autre... une preuve d'amour.
Un autre moment sublime : Klaus sort avec Lisa. Le public applaudit. Premier rappel. Klaus revient seul et nous joue un très beau morceau, pulsé et planant à la fois. Il se retire. Deuxième rappel. C'est au tour de Lisa de revenir seule sur la scène et de chanter a cappella. C'est alors que Klaus, le dos voûté tel un gosse facétieux, entre derrière Lisa dont les yeux sont fermés et, nous engageant d'un signe à ne surtout pas réagir à son arrivée, se glisse à pas de velours vers ses machines, alors que la chanteuse continue son solo sans musique. Et lorsque la musique s'introduit en douceur, dans le silence entre deux vocalises, Lisa ne réagit pas. Les yeux fermés, comme si cela coulait de source, elle continue son chant, les deux artistes de nouveau réunis pour nous offrir un dernier rappel extatique.
Des gens parmi le public ont pleuré de bonheur parce que cette musique, cette voix, et l'alchimie qu'elles créent ensemble, nous renvoient à notre nudité originelle, notre humanité, avec tout ce que cela implique d'expériences douloureuses, de doutes, de joie, d'espoir, d'amour. J'ai eu aussi l'oeil humide à la fin d'un concert gorgé d'amour... L'espoir de vivre dans un monde harmonieux qui rapprocherait les êtres, les nationalités, les cultures et les styles, au lieu de les opposer.
Je garderai longtemps auprès du coeur les notes apaisantes de ce concert magique. Indicible.