lundi 14 avril 2008

WINTER (chapitre 9)


IX



Tandis que les machinistes préparaient le plan suivant, Buster s'est assis devant le piano, sous les yeux envieux de Ben. Les notes fantaisistes qu'égrenaient ses doigts débridés se sont mêlées à la rumeur des techniciens. Au coeur de cette ébullition, Cindy est capable de jongler entre les questions qu'on lui pose, les propositions qu'on lui soumet et les directives qu'elle donne à chacun. Au final, c'est toujours elle qui a le dernier mot.
Karen nous a rejointes, Lesley et moi. Elle ne tarissait pas d'éloges sur le professionnalisme de notre amie, ayant toujours une anecdote à nous relater concernant sa longue collaboration avec Cindy.
-Et tout le barda que t'as apporté, lui ai-je demandé, à quoi il te sert ?
-Fallait bien que je l'apporte, a-t-elle précisé, j'ai fait un gros travail de recherche sur ce clip. Cindy, elle te donne des explications, mais c'est jamais suffisant. Tu dois décoder ce qu'elle dit pas.
-Dans un entretien accordé au magazine Style, a ajouté Lesley, elle avoue son incapacité à fournir les clés de son art. Elle précise même qu'elle se serait tournée vers le journalisme ou la politique si elle avait été dotée du sens de l'analyse. Moi, ça m'a plu c'qu'elle a dit. Une artiste et ses intuitions, rien d'autre à quoi se raccrocher. On se trompe souvent à son sujet, tu crois pas Karen ? On la range avec toute cette ribambelle d'artistes conceptuels.
-C'est vrai, a confirmé Karen, quand tu prends la peine de t'arrêter un peu sur ses travaux publicitaires, que tu fais l'impasse sur les slogans et le design souvent agressif qu'on lui impose, t'es frappée par la délicatesse de son regard, une forme de naïveté, c'est très touchant... Moi, j'suis incapable d'expliquer sa démarche, mais personne peut m'enlever le rapport intime que j'entretiens avec ses créations.
-La mode, c'est le reflet de notre fragilité. Rien ne dure, tout se périme. Cindy est une vraie bosseuse, mais elle a pas ce travers que j'ai rencontré chez d'autres photographes de mode qui finissent par se repaître de ce monde de futilités et de paillettes.
J'écoutais Lesley avec attention. C'est la première fois qu'elle verbalisait l'intime complicité qui l'attache à notre amie. Elle me confirmait ce que j'avais perçu au fil de mes travaux avec Cindy, à savoir qu'elle n'a jamais succombé aux tentations de ce milieu qui érige la médiocrité au rang de l'art et cultive la dictature de l'apparence. C'est grâce à notre amie photographe que Lesley et Karen ont pu décrocher de ce monde de schizophrènes et trouver le courage de se mettre à leur propre compte, c'est pourquoi leurs commandes depuis n'émanent plus des marques les plus prestigieuses. En dépit d'un niveau de vie diminué comme peau de chagrin, elles ont repris goût à leur champ d'activité respectif, le maquillage et le stylisme. Si j'en crois l'enthousiasme qui les caractérise sur les divers tournages où je les ai croisées, l'une et l'autre semblent avoir retrouvé un état que peu d'artistes conservent au cours de leur carrière : leur virginité. Depuis, elles accordent plus d'importance à la qualité des relations qu'elles établissent avec d'autres artistes qu'au nombre de commandes qu'elles sont amenées à honorer dans le mois.
Au cours de notre conversation, c'est le profil de Cindy que j'ai vu se former sous mes yeux. Sa passion des tournages, ses angoisses terribles quand un obstacle technique imprévu rend caduque ce qu'elle a visualisé, la tension qui se retire miraculeusement de son visage toutes les fois que son idée initiale s'est montrée la plus forte dans son combat pour la vérité, autant d'instants volés à son authenticité qui me la rendent si chère.
Lesley a rejoint son fils qui pleurait parce que Buster refusait de le laisser jouer avec lui au piano. J'observais Karen qui suivait la scène en silence. Son regard me transmettait à son insu tout ce qu'elle avait appris à dissimuler en société. Au-delà de la Karen délurée, feuille d'automne un peu fofolle qui voyage au gré de sa fantaisie, se faufile un farfadet blessé. Elle avait perdu la conscience de son entourage, comme cela peut nous arriver de rares fois, obnubilée qu'elle était par la situation qui se jouait entre Lesley, Buster et Ben. Notre amie restait attentive aux jérémiades de son fils, qu'elle s'efforçait de calmer par la voix de la raison. Mais allez faire entendre raison à des enfants qui vivent uniquement dans la satisfaction de l'instant présent et ressentent comme une tragédie quand on les en prive. Buster refusait de laisser sa place à son camarade, il ne levait même pas son regard du clavier, faisait la sourde oreille quand Lesley lui préconisait de partager le piano avec Ben. La maquilleuse a dû capituler devant la force d'inertie et la résistance du garnement qui ne supportait pas qu'on lui conteste son droit exclusif à jouer du piano. Son fils s'est mis à pleurer, alors elle s'est penchée sur ses épaules, a enserré de ses deux bras l'enfant qui gémissait et lui a murmuré des mots doux et affectueux. Surgissant brutalement de sa prostration, Karen s'est tournée vers moi. Ses yeux brillaient, ses lèvres tremblaient. Dans l'esquisse de sourire qu'elle m'a adressé, j'ai senti vibrer l'expérience douloureuse qu'elle était en train d'affronter. Ses larmes me la livraient totalement désarmée.
Cindy, absorbée dans une discussion avec son chef opérateur, ne se rendait pas compte du temps qui s'écoulait. Seule la préoccupait le plan suivant qui, à en croire sa façon de tourner autour de l'instrument, concernait le piano. Karen et moi nous sommes retirées dans la pièce d'à côté, derrière la cloison, empruntant dans le sens inverse le passage franchi ce tantôt par la caméra. Chaque frémissement de son visage me renvoyait aux réveils nocturnes de mon enfance quand la tendresse enveloppante de maman luttait contre l'horreur du cauchemar auquel elle essayait de me soustraire. Sa main dans ma main silencieuse, elle m'a confié qu'elle n'aurait jamais d'enfant. Qui, connaissant son passé, aurait pu le lui reprocher ? Pas moi en tout cas.
-Tu sais, j'admire Lesley et 'dy, comment l'une et l'autre ont fait face à la situation, leur détermination à accueillir l'enfant qu'elles ont mis au monde.
Lesley avait eu recours à une insémination artificielle, choix qu'elle avait farouchement défendu contre certaines voix de son entourage, indépendamment de ses orientations sexuelles. Son désir d'enfant reste totalement indépendant de la notion de couple. L'absence d'une partenaire stable ne constitue en rien un handicap selon sa conception de la vie. Et, ma foi, force m'est de constater qu'elle assume pleinement ses rôles de mère et de père.
Cindy n'a pas choisi d'élever seule son fils, mais la fuite du père biologique de Buster l'a confortée dans ses résolutions. Rien ne pourrait détruire son bonheur de mère, et surtout pas son métier. En se mettant à son propre compte, comme plus tard Lesley et Karen, en dépit du besoin d'assumer la charge d'un enfant, elle a fait preuve d'un vrai courage. Buster, en dehors des périodes scolaires, la suit partout. Au contact de cet univers créatif, il a développé une sensibilité très complète, tant à la musique qu'aux arts plastiques. Cindy m'a raconté qu'elle l'avait surpris une fois en train de retoucher les clichés de sa mère à l'aide du logiciel infographique dont il semblait maîtriser les fonctions avec l'aisance d'un spécialiste. Or, elle ne savait pas comment il était parvenu à une telle connaissance de l'outil.
-J'me fiche de ce qu'on peut dire. C'est mon choix, après tout. Je suis choquée par la légèreté des gens lorsqu'il s'agit de pondre des gosses, l'absence totale de conscience de la responsabilité que cela exige de nous. Ne pas en avoir, c'est un acte d'exigence vis-à-vis de soi-même, ça n'est pas plus facile d'adopter ce choix que de décider d'élever des enfants.
Moi-même, à trente-trois ans, j'appartiens à cette génération de femmes, qu'on n'appelle plus vraiment des “jeunes femmes” et qui deviennent suspectes au fur et à mesure qu'elles repoussent l'échéance d'une grossesse présentée comme seul choix possible en dehors duquel tout n'est que folie, d'après ce qu'on voudrait nous faire croire.

(à suivre)

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